(A l'occasion de notre cycle un Rohmer par semaine avec Anne, Julien, Vanessa, Elise, Jean-Rémi.)

Espérer que la femme aimée en secret entre dans le bar et vous reconnaisse. « Tiens, vous êtes là ? – Mais vous aussi ! – Je ne faisais que passer. – Restez et célébrons ce beau hasard au champagne, je vous invite. – Le champagne, l’après-midi ? – Le champagne à toute heure ! - Pourquoi pas après tout ? - Tout l'honneur est pour moi. - Moi, je ne sais pas. On me dit beaucoup de mal de vous. - Et on m'en dit encore plus de vous. - Oh ! Racontez-moi ! - Avec plaisir, mais dans ce cas... à la nôtre. - A la nôtre. » Et ils furent heureux et eurent beaucoup d'instants.
Les dés sont jetés
Ou mieux, se balader dans la rue, et grâce à un talisman que vous portez autour du cou, attirer les femmes à soi, toutes les femmes, indifférentes, pressées, hésitantes, occupées, accompagnées, solitaires (extrait proprement dit à partir de 05'45'') , épouses, adolescentes, professionnelles, toutes acceptant de vous suivre, de vous aimer, de réaliser vos désirs les plus inavouables - la professionnelle (incarnée un instant par… Aurora Cornu !) proposant même de payer pour vous suivre. C’est le rêve de Frédéric (Bernard Verley) dans L’amour l’après-midi et de bien d'hommes et de femmes. Attendre un signe du destin, un coup de dés qui abolirait notre hasard, un miracle, une heure bleue, un rayon vert. Attendre que quelque chose se passe et illumine notre existence. Attendre, surtout, que le destin choisisse à notre place. Car choisir de nous-mêmes, c’est ce que nous ne voulons pas. Décider nous ennuie, agir nous fait horreur, vouloir n’est pas notre fait. Quel Père de l’Eglise disait de la décision qu’elle était la sainteté par excellence ? Mieux vaut l’oublier ce Père à pénible et son credo contrariant. Non, prendre notre vie en charge, assurer notre bonheur de façon mature, et préférer l’amour conjugal à l’amour l’après-midi, comme finalement Frédéric le fera, nous sommes trop immatures pour cela, trop paresseux aussi – et nous savons que la paresse n’est qu’un orgueil passif, le pire. La paresse attend la grâce sans lever le petit doigt. La paresse est janséniste en quelque sorte. Dans Conte d’été, Gaspard (Melvil Poupaud), apprenti chanteur en vacances à Dinard, autour duquel tournent trois filles, attend que le hasard choisisse pour lui et que le vent (de Bretagne) lui envoie dans les bras celle qui sera la plus disposée à s'occuper de lui sans que lui y mette une once de volonté. Sauf que le voilà, à la toute fin du film, crucifié entre deux rendez-vous qu'il a donné aux deux qui lui "restent" (la troisième étant passée du stade d'amoureuse à celui de confidente) et obligé pour la première fois de sa vie à "choisir", ce qu'il est ontologiquement incapable de faire. Mais un coup de fil impromptu le fait in extremis revenir à Paris pour des raisons professionnelles, et, par conséquent, le libère du choix qu’il aurait dû faire. Loin de le punir en le forçant à choisir ou en lui faisant subir les conséquences de son non-choix, le destin semble avoir encouragé Gaspard dans son attentisme existentiel, accordant à l'irresponsable qu'il est un simulacre de responsabilité (« rentrer à Paris pour la musique et elles savent que la musique passe avant tout. ») Mais en le confortant dans son aboulie, ce destin, si apparemment bienveillant, n'aura-t-il pas été le fait du diable ? Quelle sera la vie de Gaspard après cet été ? Ne deviendra-t-il pas justement cet « ectoplasme » qu’il craignait déjà d’être ? Ce roseau de plus en plus passif, simple jouet du hasard et des autres ? Herbe folle perpétuellement balayée par le vent ? Ce vent qui un jour lui permit un timide baiser avec Margot (Amanda Langlet) et qui peut-être ne lui permettra plus rien ? Nous nous avançons sans doute un peu, mais c’est le jeu.

En revanche, dans Conte d’hiver, le film le plus extrême de son auteur, Félicie (Charlotte Very) parie sur le fait très improbable qu’elle retrouvera un jour Charles, l’homme de sa vie, accessoirement le père de son enfant. Dans son cas, sa croyance est plus forte que sa passivité. Contrairement à Gaspard qui, au fond, ne voulait rien, elle veut vraiment quelque chose et organise sa vie autour de ce seul désir – retomber un jour sur Charles, dans la rue, le métro ou l’autobus - , mais comme Gaspard, elle gage tout sur le hasard. Lui attendait qu'on le délivre de ses amantes, elle attend qu'on lui livre son aimé. Lui voulait échapper continuellement à son destin, elle veut le réaliser à tout prix. « Il n’y a pas de bon et de mauvais choix, explique-t-elle à sa mère. Ce qu’il faut, c’est que la question du choix ne se pose pas ». Prête à traverser le désert mais non à s’y installer. Prête à gâcher sa vie au nom d’une vie idéale mais non au nom d’un néant tranquillisant. Prête à n’avoir jamais une vie heureuse mais au profit d’une espérance qui donne de toutes façons un sens souverain à cette vie. Il est quasiment impossible que Félicie retrouve un jour Charles, mais si cela se fait, elle aura gagné… la félicité absolue - félicité qu’elle porte d’ailleurs dans son prénom. Au fond, et comme le lui fait remarquer Loïc (Hervé Furic), son copain philosophe, elle applique le pari de Pascal aux choses de l’amour – l’idée que l’infinité du gain compense largement la faiblesse de la probabilité. Ce pari impossible, Félicie l’assume avec une volonté splendide : « Vivre avec l’espoir, c’est une vie qui en vaut bien d’autres ». Et là, nous (nous) signons. Oui, mieux vaut être frustré que déçu. Mieux vaut attendre quelque chose qui n’arrivera jamais que s’installer dans quelque chose qui ne convient pas absolument. Entre le désespoir du vide à la Gaspard et le désespoir du plein tel qu’un « beau mariage » le signifierait avec n’importe qui (et qui sera le fait de l'héroïne dans Le beau mariage), Félicie a choisi l’espérance de l’absolu. Comme la marquise d’O… avec son ange géniteur. Comme Perceval avec le Graal. Que nous importe de vivre virtuellement, c’est-à-dire dans la seule espérance, si le médiocre concret que l’on nous propose ne nous convient pas ? Non, ce sera le miracle ou rien. Et le miracle, ou plutôt la croyance dans le miracle, pourra être largement plus opératoire qu'une petite vie accomplie mais non aboutie. Et donc à la fin de Conte d'hiver, Félicité.... Mais n'en disons pas plus.
Hommes / femmes, mode d’emploi
L’important, c’est de ne pas se tromper de pari. Dans l’œuvre de Rohmer, seules deux héroïnes parient mal et sont « punies » en conséquence. Il s’agit de la Sabine (Béatrice Romand) du Beau mariage et de la Louise (Pascale Ogier) des Nuits de la pleine lune. L’une, parce qu’elle en marre de son travail, de sa vie, peut-être aussi parce qu’elle n’en peut plus de se prendre en charge, a décidé de se « marier » - mais de se marier pour se marier, de se marier au mode intransitif, sans complément d’objet direct (le personnage d’André Dussolier jouant plutôt le supplément d’objet indirect !), de se marier pour ne plus être "pas mariée". L’autre, prise entre l’amour qu’elle porte certainement à son compagnon (Tchecky Karyo, brutal sensible comme on ne le fait plus) et l’envie toute contemporaine d’une indépendance, décide, tout en continuant « d’aimer » celui-ci, d’aller habiter une partie de la semaine dans son ancien studio parisien, seule. Deux femmes, donc, qui veulent changer d’état et qui remettent en question leur existence actuelle moins au nom d’un désir prédominant ou surdéterminé (comme Félicie avec Charles) qu’au nom d’un désir abstrait (se marier parce que c’est beau de se marier) ou contradictoire (rester avec lui mais sans vivre avec lui). Or, un pari existentiel ne saurait être ni conceptuel ni antinomique. Et nos deux évaporées en seront pour leurs frais - la première pour avoir cru que le mariage était une fin en soi (et qu’un homme normalement constitué pouvait vouloir se marier avec une femme ayant fait du mariage l’unique but de sa vie !), la seconde pour n’avoir pas vu l’incompatibilité qu’il y avait entre vouloir un homme (et surtout celui-là) et ne pas se vouloir à côté de lui. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le succès « générationnel » de ce dernier film reposa sur un malentendu. Que Louise incarne les désirs post-modernes des années 80 est indéniable, mais que Rohmer complaise à ceux-ci est une erreur d’interprétation. La vérité est que Les nuits de la pleine lune sont le film le plus « antipathique » et le plus « punitif » de son auteur, celui-ci s’acharnant comme jamais sur sa cruche d’héroïne, et à travers elle, sur l'individualisme contemporain et sa propension à vouloir une liberté sans conséquence, et qui, à force d'inconséquence, finit par échouer sur tous les plans.

Le pire dans cette affaire, nous allions dire : son injustice flagrante (et qui est paradoxale pour un cinéaste prétendant faire des « contes moraux » et des « proverbes ») est que ces deux héroïnes sont sans doute les deux plus volontaristes de son cinéma. Elles vont de l’avant, organisent des choses, forcent des rencontres, ne s’arrêtent jamais. Elles semblent surtout ne pas douter de leur liberté d’action – et c’est ça qui fait qu’elles finissent par aller dans le mur. Hélas pour elles ! Qui se croit totalement libre ne fait que se ramasser. Qui sait que sa liberté est infime est déjà beaucoup plus libre. Ce sont les héroïnes les plus passives, en fait les plus patientes, qui, chez Rohmer, s’en sortent le mieux. A la lettre, on peut dire que celles qui veulent, comme Sabine, échouent, et que celles qui croient, comme Félicie, réussissent. La foi contre la volonté. Le pari contre l’intention. Nous y tenons.
Dans Le rayon vert, Delphine (Marie Rivière) erre de région en région à la recherche de l’âme sœur, mais cette recherche est moins une chasse à l’homme qu’une attente, une espérance qu’on lui envoie celui-ci. Surtout ne jamais exiger quoi que ce soit du destin. On ne gagne rien à forcer sa liberté. On y perd même tout. Non, la seule chose que nous pouvons faire, c’est être attentif aux signes et espérer que quelque chose arrive. "Attendre et espérer", comme le comte de Monte-Cristo. L’extase suivra. Au fond, et comme l’aura exprimé Simone Weil : « En toutes choses, seul ce qui nous vient du dehors, gratuitement par surprise, comme un don du sort, sans que nous l’ayons cherché, est joie pure. » Dieu, ou l’amour, ne se donne qu’à celle qui est attentive, non à celle qui est volontariste. Dans L’amie de mon amie, c’est parce que Blanche (Emmanuelle Chaulet) a manqué d’attention et a cru qu’elle pouvait être attirée par Alexandre, l’imbuvable cadre dynamique et beau gosse de Pontoise (impayable François-Eric Gendron !), qu’elle a risqué la déconfiture totale. Mais secouée par Adrienne (Anne-Laure Meury) et conduite par un doux destin, elle sera amenée peu à peu à tomber sous le charme de Fabien (Eric Viellard) et comprendre que c’était ce dernier qui lui convenait.
Dans le cinéma de Rohmer, moins les femmes prennent les devants, plus elles l’emportent dans la guerre hommes / femmes. Le secret est qu’il faut laisser les hommes à leurs vanités. Ne surtout ni les contrarier ni les contrer, encore moins les comprendre malgré eux (ce qu’ils détestent au plus haut point, car « compris », les voilà « pris », et c’est précisément ce qu’ils cherchent à éviter). Tant pis s’ils finissent gros jean comme devant, tel le Bertrand (Philippe Beuzen) de La carrière de Suzanne qui, parce qu’il aime sans espoir Sophie qui lui préfère le beau Frank, se lie avec Suzanne (Catherine Sée), la petite amie de son ami Guillaume que celui-ci traite en mufle parfait. Tour à tour humiliée, exploitée, ruinée et même fessée, Suzanne semble être la victime idéale et drolatique des hommes, ce qui semble consoler le malheureux Bertrand de son propre échec amoureux. Hélas pour lui ! Quelque temps après, le voilà qui retrouvera Suzanne, cette fois-ci fiancée pour de bon avec son ancien rival Frank, aimée et respectée, remise de toutes ses humiliations (mais fut-elle vraiment humiliée ?), heureuse en un mot, et ce faisant, privant Bertrand de la plaindre comme il en avait pris le (mauvais) goût jusque là.
Les deux compères qui veulent éprouver leur « virilité supérieure » sur la même femme, et qui y échouent lamentablement, c’est encore le sujet de La col-
lectionneuse, le grand film comique de Rohmer. Soit Haydée (Haydée Politoff), une jeune fille en vacances dans une villa de Saint Tropez, et obligé de cohabiter avec deux garçons désagréables, Daniel (Daniel Pommereulle) et Adrien, le narrateur (Patrick Bauchau), qui se prennent pour des parangons de vertu et la prennent sans cesse à partie. Alors que ces derniers passent leur temps à se demander ce qu’il est « moral » ou « pas moral » de faire, et selon une suffisance si narcissique et si grotesque qu’elle provoque un rire irrésistible chez le spectateur, Haydée tente de trouver le garçon parfait et est toujours déçue. « Collectionneuse » du point de vue machiste des deux bellâtres (dont les propos arrogants et maniérés constituent le dialogue le plus « à charge » que Rohmer ait jamais écrit), en réalité, femme réellement soucieuse de son bonheur, qui le recherche ardemment, sans jamais se trahir ni d’ailleurs, c’est sa sagesse supérieure, juger trop sévèrement les idiots qui la jugent - tel ce dandy surfait de Daniel qui joue au « barbare » et qui se vante de l'avoir rejetée « parce qu’elle n’était pas une vraie barbare » ; tel surtout Adrien qui n’a cesse de vouloir la rabaisser parce qu’elle n’a pas voulu de lui. En fait, et comme elle essaye de l’expliquer un moment aux deux clowns qui n’y comprennent rien, si elle ne sait pas ce qu’elle veut, elle sait en revanche ce qu’elle ne veut pas. Et si son indulgence la fait surfer sur la méchanceté séductrice d’Adrien, son instinct l’incite à l’abandonner (car c’est elle qui l’abandonne d’abord dans sa voiture même si c’est lui qui décide ensuite de repartir tout seul). Remis à sa très solitaire et très déprimante place, n’ayant plus aucune possibilité d’action, c'est-à-dire d'humiliation sur autrui, et en proie à une crise d’angoisse inattendue, Adrien, à l’instar du Gaspard de Conte d’été (quoique ce dernier angoissait parce qu’il en avait trop, de possibilités !), se voit obligé de fuir son lieu de vacances et retourner à Londres, auprès de sa copine qu’il n’aura même pas réussi à tromper - la queue entre les jambes.
Grâce soit rendue au hasard !
Des femmes trompées, abandonnées, ridiculisées – mais aussi abandonneuses, ridiculeuses. Des hommes manipulés (quoique jouant les manipulateurs), piégés par leurs propres perversités, toujours fuyants – quand ils ne se retrouvent pas sur la guillotine, comme Philippe Egalité dans L’Anglaise et le duc, qui, en dépit de toute la complaisance dont il a fait preuve envers le pouvoir révolutionnaire, n’aura convaincu personne. Rohmer serait-il misogyne, misandre et misanthrope - et antirévolutionnaire ? On lui a tant reproché de ne pas aimer ses personnages, d’en faire des pantins déplaisants sanctionnés ou graciés par le sort. Et d’ailleurs comment statuer sur ce sort qui semble aussi capricieux qu’inconséquent ? Difficile d’édifier une « morale » définitive du moraliste Rohmer tant hasard et destin se mélangent et de film en film se contredisent. Sabine et Louise étaient punies, l’une de son incohérence, l’autre de son inconséquence, mais Gaspard ne se sortait pas si mal des siennes. La Marquise d’O…, toute hystérique qu’elle était, finissait par retrouver son amant-géniteur, alors que Maud, malgré sa sagesse et sa connaissance de l’amour, était toujours seule à fin du film qui porte son nom. Et si Marion reste la trompée perpétuelle de Pauline à la plage, la dite Pauline, qui a elle-même souffert d’être trompée, se retrouve du côté des trompeurs. Bref, s’il est tentant de faire de Rohmer un cinéaste religieux tendance janséniste, « à la Bresson », tenant d’une morale classique qui l’emporterait toujours sur une morale moderne, ou postmoderne, force est de constater que le miracle ou la rédemption s’imposent dans son œuvre autant que d’autres formes de déterminations beaucoup moins orthodoxes et beaucoup moins morales. En vérité, la théologie le dispute à l’astrologie et le zodiaque préside au destin autant que la grâce, comme dans Le signe du Lion, le premier long métrage de l’auteur et son seul film social, s’il en est. Soit Pierre (Jess Hahn), un musicien germanopratin non dénué de talent mais tellement paresseux et dépensier qu’il gâche sa vie dans la fête et la bohème, et doit compter sur la générosité de ses amis pour payer son loyer. Un jour de plein été, il apprend qu’une parente éloignée vient de mourir et qu’il hérite de la moitié de sa fortune, l’autre moitié allant à un cousin inconnu. Mais voilà que ce cousin, sans doute affreux procédurier, exclut Pierre de l’héritage, et fait que celui-ci se retrouve à la rue et devient clochard. Après un mois de misère totale, Pierre est récupéré par ses amis qui lui apprennent que son cousin est mort dans un accident de voiture, et que c’est lui désormais le seul héritier de la fortune. Et tout cela, ce revirement incroyable de situation, cette chance inimaginable, ce triomphe impromptu, parce que nous étions en août, le mois du signe du Lion ! Et le dernier plan du film sera un plan des étoiles ! Rohmer aurait-il fait là un film plaidant pour l’astrologie ? Evidemment que non ! pas plus qu’il ne fait l’apologie du mariage dans Ma nuit chez Maud ou sa mise en question dans Le beau mariage. Si l’on prenait chacun de ses films comme une proposition morale, on s’apercevrait bien vite que pris ensemble ils se contredisent tous – et que parfois la contradiction a lieu à l’intérieur du même film, comme dans L’arbre, le maire et la médiathèque, où les personnages conversent du pour et du contre de la campagne avec un art de la rhétorique si convaincante que le spectateur peut changer lui-même d’avis à chaque réplique. A ce jeu du qui a raison ou tort, et qui fait que les films de Rohmer sont à chaque vision plus plaisants, personne au fond ne l’emporte, sinon le réel lui-même. La complexité du réel qui ne se laisse jamais enfermer dans une croyance, une morale, une situation, un mot d’esprit, si brillant soit-il. A ce propos, Pascal Bonitzer a raison de faire remarquer qu’autant le dialogue de Rohmer est étincelant d’invention et de justesse, autant il est dénué de « mots d’auteurs » (comme, par exemple, chez Guitry). Aucune phrase d’un personnage que l’on pourrait citer comme une pensée de l’auteur. Non, ce qui intéresse avant tout Rohmer, c’est l’infini des possibilités que présente la réalité. A la fois, donc, des déterminations ou bien des indéterminations, du destin ou bien du hasard, de la grâce ou bien de la chance. Comme pourrait l’écrire un Clément Rosset, la cruauté du réel réside dans son incertitude même – cruauté comique malgré tout puisqu’hors les déboires sentimentaux des personnages, ceux-ci ne sont jamais menacés dans leur structure sociale ou leur intégrité physique (exception faite de ce Signe du lion où le personnage laisse vraiment des plumes, ainsi que des films historiques qui se terminent par la liquidation réelle de leurs héros : L’Anglaise et le duc ou Triple agent).
Rien de moins sûr et de plus certain que le réel. Rien de moins sûr que ce qui va arriver et de plus certain que ce qui arrive - telle "l’heure bleue", ce bref moment de la fin de la nuit durant lequel la nature est absolument silencieuse, les animaux de nuit s'étant endormis et les animaux de jour n’étant pas encore réveillés - et que la fille des champs, Reinette (Joëlle Miquel), veut à tous prix faire connaître à la fille des villes, Mirabelle (Jessica Forde), dans l'irrésistible Quatre aventures de Reinette et Mirabelle. Hélas ! Il suffit qu’un camion passe alentour pour que cet instant soit gâché. Il suffit d’une réalité prosaïque, humaine, pour que la réalité idéale, naturelle, ne soit pas. D’où le suspense comique de ces situations typiquement « rohmériennes » où les personnages parient sur le réel, investissent toute leur vie sur une seconde de réalité naturelle, comme la Delphine déjà citée du Rayon vert qui attend que le dernier rayon de soleil, vert donc, légitime son amour pour l’inconnu qu’elle vient de rencontrer. Et quand le flash vert apparaît et qu’elle a un spasme de contentement, nous aussi sommes heureux pour elle. Hasard objectif ou nature gracieuse, peu importe ! Quelque chose nous a fait signe, le destin est apparu sous son jour le plus sympa, récompensant nos attentes et nos espoirs, réalisant notre pari. Finalement, il y a des réalités respectables.
Acta fabula
Encore faut-il savoir se laisser faire. Or, si l’on est toujours prêt à accepter certaine déter-mination « destinale » (qu’elle relève des astres, des anges ou des cartes), l’on a plus de mal à le faire quand c’est un individu, qui plus est un proche, qui en est la cause. C’est tout l’enjeu du merveilleux Conte d’automne dans lequel Isabelle (Marie Rivière) « teste » Gérald (sublime Alain Libolt – à coup sûr, la plus belle interprétation masculine d’un film de Rohmer !) pour savoir s’il conviendrait à Magali (Béatrice Romand), et pour cela, en se faisant d’abord passer pour elle, au risque qu’il tombe amoureux d’elle, Isabelle, ce qui ne manque pas d’arriver. Rohmer ayant voulu une happy end complète à ce conte, la réconciliation entre vieilles copines et nouveaux amoureux a lieu, mais la catastrophe relationnelle a été frôlée. C’est que faire le bonheur des gens dans leur dos est toujours problématique. L’on n’est pas impunément l’agent d’autrui, même plein de bonnes intentions. L’entremise, une passion rohmérienne. De la romancière du Genou de Claireà l’Isabelle de ce Conte d’automne, en passant par la Natacha (Florence Darel) de Conte de printemps qui veut mettre Jeanne (Anne Teyssèdre) dans les bras de son père (Hughes Quester) afin d’y chasser Eve (Eloïse Bennett), sinon par l'héroïne de La Marquise d’O… qui met un article dans les journaux pour savoir qui est celui qui l’a mise enceinte, les entremetteuses sont légion dans le cinéma de Rohmer. Encore qu’entremetteuse n’est pas le mot juste. En fait, il s’agit pour ces héroïnes non pas simplement d’assurer leurs intérêts en substituant une histoire à une autre (comme Natacha avec Jeanne et son père et contre Eve), mais de créer des histoires au sens wellesien du terme, des « histoires immortelles ». Pour Aurora Cornu, la romancière du Genou de Claire, il faut "produire du réel" comme on produit un roman - en l'occurrence amener Jérôme à toucher le genou de Claire, le persuader que dès qu’il aura réalisé ce fantasme, il en sera débarrassé. Comment il faudrait que ce geste érotique passe pour un geste amical, c'est tout le problème d'Aurora avec Jérôme et de Jérôme avec Claire. Nécessairement, il faut en manipuler quelques-uns et quelques-unes pour que la forme prenne.
La manipulation de la parole, c’est, quoique sur un mode journalistique et non plus littéraire, ce qui arrive au maire du village de Saint-Juire (Pascal Greggory) quand celui-ci se rend compte, dans L’arbre, le maire et la médiathèque, que l’interview qu’il a accordé à la journaliste Blandine Lenoir (Clémentine Amoroux qui aurait aussi pu faire partie de nos préférences) à propos de la médiathèque qu’il veut faire construire dans la région, a été élimée au profit des déclarations de l’instituteur (Fabrice Luchini) qui lui est contre le projet. Il est vrai que la parole de ce dernier était autrement plus drôle, plus dramatique, soit plus performative que la parole un peu compassée du premier.
Pourquoi la parole est passionnante ? Parce qu’elle est opératoire ou se croit telle. Mieux : parce qu’elle est la seule réalité du personnage. Comme chez Guitry ou chez Pagnol, les deux autres grands cinéastes de la parole du cinéma français, il n’y a en effet pas chez Rohmer d’ « inconscient », sinon même de « non-dit ». Tout est exprimé par le personnage sous un mode immanent. Non pas que ces hommes et ces femmes ne se cachent des choses entre eux ou aient des arrière-pensées, au contraire, ils ne cessent, on l’a vu, de se manipuler, de se tromper, mais ce qu’ils (se) disent est toujours en adéquation parfaite, trop parfaite diront certains, avec leur conscience. En eux, l’esprit ne dépasse jamais la lettre. Inutile donc de les scruter de près par de gros plans à la Bergman censés pénétrer leur intériorité, ils n’en ont pas - comme ils n’ont d’ailleurs pas de secrets (même s’ils font des mystères). Gaspard peut raconter, dans Conte d’été, tout ce qu’il veut à Margot lors de leurs ballades sur la plage – qu’il est vide, qu'on ne le remarque jamais, que les filles lui préfèrent les moches, et qu’il y a en lui beaucoup d’ « inavouable » (de sexuel ?) - l'essentiel est moins son « mystère » que la façon dont il a d’exprimer celui-ci dans le but de rendre intéressante sa petite quoique précieuse personne. Pour lui, comme pour beaucoup d'entre nous, dire qu'on a un secret est d'abord une façon de se définir, d'être, de se donner de la profondeur, de se mettre en avant - surtout en tentant de se faire plaindre comme le garçon le fait ici. Croyant se rendre mystérieux, donc profond, en accumulant les non-dits de son être, il ne fait surtout qu'accumuler les dits de ces non-dits - intarissable sur son vide comme tant de gens, et ne sachant pas, si nous osons cette mise en abîme un peu facile, que dans les films de Rohmer, il n'y a jamais de non-dits même quand on veut le faire croire. Cette petite, quoique très glorificatrice, autoflagellation, n'échappe pas à Margot qui le remet alors rapidement en place par une élégante correction verbale - ce qui du reste n'est pas pour déplaire au garçon, le léger masochisme du personnage pointant ici et là. S'il a un secret, c'est sa paresse existentielle ; s’il a un mystère, c'est son aboulie ; et s’il est impuissant (comme tant d’hommes rohmériens en donnent l’impression), c’est surtout de se taire. Mais se taire, c’est mourir. Mieux vaut parler de son vide que de ne pas en parler. La parole est tout. La parole veut tout. La parole se déploie avec une facilité et une subtilité déconcertantes. Et c’est ce qui produit chez le spectateur ce plaisir si particulier et si intense. Car l’on a vraiment l’impression d’assister à une manifestation totale et parfaite, une « épiphanie » allions-nous dire, de ces consciences en parole que sont les héros et les héroïnes de Rohmer. A contrario, les tenants d’un cinéma réaliste et psychologique seront profondément agacés devant ce qui leur apparaitra comme un artificialisme total et qui l’est assurément. Dans la « vraie vie », il faut bien avouer que l’on ne parle jamais comme ça. Chez Rohmer, personne n’hésite, personne ne bafouille, tout coule de source, et c’est pour cette raison que ses personnages apparaissent si « guindés ».
A l’instar du cinéma de Bresson où l’on a l’impression que le dialogue est traité comme s’il était rapporté par quelqu’un d’autre, dans le cinéma de Rohmer, et selon les déclarations de celui-ci, le dialogue provient d’abord et toujours d’un texte écrit au style indirect - comme si avant d’écrire « je », on avait écrit « il ». Et en effet, si c’est « il » qui parle à travers « je », on comprend que le personnage parle sans que ni blancs ni trous de conscience ne contrarient jamais le flux de ses « dits et gestes », nous allions dire : sa chanson de gestes. Perceval le Gallois sera en ce sens le film emblématique du cinéaste dans lequel les personnages, en plus d’évoluer dans un décor volontairement factice, parlent d’eux à la troisième personne (« elle pleure », chante Blanchefleur en pleurs, « il passe », dit Perceval qui passe), l’effet recherché étant moins la distanciation dramatique que la mise en place de ce que Gilles Deleuze appelait un discours indirect libre, c’est-à-dire : « une énonciation faisant partie d’un énoncé qui dépend d’un autre sujet d’énonciation ». En clair, ce qui est dit devient indépendant par rapport à celui ou celle qui dit. Ce qui est dit a une valeur en soi, quelque soient les intentions cachées du locuteur. A partir de ce niveau-là, on se fout des intentions comme on se fout des secrets comme à la limite on se fout du locuteur. Seul le dire compte.
L’intérêt artistique de tout ça ? Faire de la parole une composante essentielle de l’image. Mieux : faire de la parole une image sonore à part entière. Rendre autonome le parlant. Et par là-même, redistribuer les relations entre énonciation et vérité. Dès lors que la parole est filmée comme un acte en soi, déconnecté de celui qui parle, on comprend que l’on puisse discourir avec une clarté parfaite sur les jugements synthétiques a priori (Conte de printemps), le pari de Pascal (Ma nuit chez Maud) ou l’art de peindre (Les rendez-vous de Paris). Mieux : on commence à admettre que les problèmes philosophiques que soulèvent les personnages apparaissent comme leurs problèmes intimes. Le problème n’est donc plus de savoir si Reinette et Mirabelle pourraient entretenir une relation lesbienne latente, le problème est de savoir ce que Reinette et Mirabelle disent, donc pensent, de la justice, de la légalité et de la morale. La parole n’exprime plus la subjectivité intime de l’être, comme dans le cinéma traditionnel, la parole exprime la vérité sociale, juridique ou morale à quoi se réfère l’être. La parole est créatrice de valeurs, productrice de réalité, ou comme dit Deleuze, « affabulation réalisante ». La parole comme acta fabula. C’est cela que ne supportent pas les contempteurs du cinéma de Rohmer – que l’on ne parle plus directement de soi mais indirectement du monde, que la parole ne nous soit plus assujettie mais que cela soit nous qui soyons assujettis à elle, au fond, que nous exprimions des vérités malgré nous.

Dans le discours direct psychologique, nous ne sommes que nous (et cela suffit largement, diront les antirohmériens), dans le discours indirect libre, nous sommes ce que nous disons – et ces dire ont valeurs de vérités, sinon d’événements. Comme le disait Chesterton, on ne parle jamais au nom de soi mais toujours au nom de son église - au nom de sa vérité. La « vraie » parole n’est pas psychologique, mais politique. Et le cinéma de Rohmer est un cinéma politique. Non parce qu’il traite de politique générale et partisane (sauf dans L’arbre, le maire et la médiathèque et dans les deux films historiques précités) mais parce qu’il traite de l’amour et des relations humaines comme des problèmes politiques. Politique de Suzanne, de Maud, de la Marquise d’O… Politique de Sabine, de Pauline, de Louise, de Delphine. Politique de Gaspard, de Natacha, de Félicie. Politique de Reinette, de Mirabelle. Politique de la collectionneuse. En même temps, ces politiques sont les témoignages, souvent critiques, d’une époque. Les nuits de la pleine lune, film générationnel si l’on veut, film en tous cas d’une génération en crise. L’arbre, le maire et la médiathèque, film sur le triomphe (mitterrandien) du tout-culturel (même si dans l’histoire du film, le projet de la médiathèque échoue). L’Anglaise et le duc, film sur la terreur révolutionnaire. Toute la série des « Comédies et proverbes » comme états des lieux des années 80, comme la série des « Contes moraux » était, selon le mot de Deleuze, « une collection archéologique » des années 60. La parole archéenne. La parole, principe premier de l’être. La parole, commandement de l’être. Il faut aimer la parole pour aimer le cinéma de Rohmer.
Car le Snark était un boujeum
Et pourtant, « la parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée », dit le proverbe. Et c’est un fait que nous sommes toujours trompés - non pas tant par la parole qui énonce des vérités en soi que par le locuteur. De la parole, nous sommes sûrs, mais de l’être qui l’énonce, jamais. En vérité, la parole est comme une reine qui commande un sujet défaillant. Il est vrai que cela n’est toujours pas de la faute de ce dernier. Lorsque le hasard et les coïncidences s’y mettent, difficile en effet de s’y retrouver, quelles quel soient les intentions que l’on avait de dire ou de découvrir la vérité. Chez Rohmer, la diégèse met sans cesse des bâtons dans les roues de la mimésis, pourrait-on dire. Ainsi, l’on ne saura jamais qui fut véritablement la « Femme de l’aviateur» (sa maîtresse, son ex, sa sœur ?), ni si c’est finalement Natacha ou Eve, qui a caché ou volé le collier dans Conte de printemps. Si, comme le remarque Pascal Bonitzer, les films de Rohmer sont des enquêtes policières, sinon des « mystères », ces enquêtes ne sont jamais résolues, ces mystères périclitent. La réalité fuit sans cesse ceux qui la recherchent, nous allions dire, qui la chassent, à la manière d’un Snark, qui était, comme chacun sait, un « boujeum ».
Le sens des choses n’est jamais certain. « On n’est jamais absolument sûr de rien, surtout quand il y a des gens qui essaient d’insinuer je sais pas quoi », pleurniche l’adorable Esther (adorable Clara Bellar !) dans Les rendez-vous de Paris. Dans ce « rendez-vous de sept heures », première histoire de ce film qui en comporte trois, l’incertitude atteint son comble : Horace essaye-t-il de tromper Esther avec Aricie ou est-ce Aricie qui s’imagine « je sais pas quoi » ? Et ce garçon sans nom qui a dragué Esther sur le marché, est-ce lui qui lui a volé son portefeuille ? Le voici d’ailleurs qui arrive au rendez-vous donné par sa « victime », sauf que celle-ci vient de partir et que la caméra, c’est le cas de le dire, le laisse « en plan ». Ni les personnages ni les spectateurs ne sauront jamais le fin mot de l’histoire. D’où parfois le sentiment de rester sur sa faim que peut susciter un film de Rohmer. Il aurait pu se passer plus de choses, il y aurait dû avoir plus d’action. On a oublié l’amant dans le placard ou l’on a fait comme si on l’avait oublié. C’est ce « dépôt de sens inutilisé », comme le dit Bonitzer dans son livre, qui constitue pourtant l’hyperréalisme de ces films, le fait que tout ne va pas jusqu’au bout (comme dans une tragédie), que les lignes de fuite prennent le pas sur le point final, que l’on préfère même se protéger derrière le mensonge d’autrui plutôt que de le dévoiler, ce qui provoquerait un désastre conjugal. A la fin de L’amour l’après-midi, Frédéric (Bernard Verley) prend sa femme dans les bras et lui annonce sur un ton hésitant, qui pourrait être celui de l’aveu, qu’il va lui dire « quelque chose » (qu’il a failli la tromper avec Chloé mais que rien ne s’est passé ?). Mais à la surprise générale (celle du spectateur, mais aussi, on va le voir, celle de sa femme – sinon la sienne, Frédéric, tant on a l’impression qu’il improvise), il déclare qu’elle, Hélène, sa femme, n’a jamais été aussi belle et qu’il ne l’a jamais autant aimé. Et voici cette dernière (Françoise Verley) qui fond en larmes comme si elle était soulagée que son mari lui dise autre chose que ce que tout le monde attendait, à savoir qu’il a failli la quitter pour Chloé. Pire : comme si elle, Hélène, craignait que Frédéric ne soupçonne d’elle quelque chose qu’elle lui aurait caché, comme un instant du film a pu le faire supposer – que c’était elle et non lui qui avait failli avoir une aventure ! Pourtant, pas plus que les personnages, nous n’en saurons plus. Que le mensonge par omission de l’homme ait pu révéler le mensonge par omission de la femme n’est qu’une interprétation que Rohmer laisse à notre discrétion, celle-ci renvoyant à notre sagesse ou à notre paranoïa. Dans le film, mari et femme se retrouvent et décident, au lieu de « s’expliquer », d’aller baiser dans la chambre d’à côté, à l’instar de ce que propose la femme à son mari à la toute fin de Eyes wide shut, le grand film rohmérien de Stanley Kubrick.
Bref, voici des gens obsédés par la vérité et auxquels la vérité, c’est-à-dire la totalité du réel, échappe toujours. Les indices se multiplient autant que les fausses pistes. Les malentendus l’emportent sur les explications. L’excès de croyance rivalise avec l’excès de méfiance. L’équivoque règne en maîtresse exigeante. Et à la fin, on aura beau aimer la vérité, on finira par se mentir pour le bien de la cause.

S’il y a une sagesse de l’amour, celle-ci réside en effet dans la volonté de faire croire à l’autre, et pour son bien, qu’on ne l’a pas compris. Le couple de L’amour l’après-midi aura préféré ne rien se dire ; celui de Ma nuit chez Maud aura préfère se mentir. On se rappelle du final de ce film, sans doute le plus beau retournement de situation de toute l’histoire du cinéma. Le narrateur (Jean-Louis Trintignant) et sa femme Françoise (Marie-Christine Barrault) rencontrent sur la plage Maud (Françoise Fabian) avec laquelle le narrateur a failli coucher dans le temps (« ma nuit chez Maud » n’ayant pas été « ma nuit avec Maud »). Ayant toujours craint que sa femme ne devine cette aventure manquée, il présente tant bien que mal Maud à celle-ci et s’aperçoit alors, à son air troublé, qu’elle et Maud se connaissaient de longue date, et non du « fait » que le narrateur et Maud manquèrent d’être ensemble, mais du fait, autrement plus patent, qu’à l’époque, Françoise avait, elle, une aventure bien réelle avec… le mari de Maud !!! Celui qui pensait avoir manqué de tromper sa femme avec Maud s’apercevait que c’est elle qui l’avait trompé tout de bon avec le mari de Maud – et que tout le monde était au courant, elle, le mari, Maud, sans doute même l’ami Vidal, sauf lui. Contraint de sauver les apparences, sinon son mariage, le narrateur ne peut alors que s’inventer une liaison avec Maud, pour être quitte ! D’où la fameuse explication qu’il a avec lui-même via la voix off :
« J’allais dire : il ne s’est rien passé, quand, tout à coup, je compris que la confusion de Françoise ne venait pas de ce qu’elle apprenait de moi, mais de ce qu’elle devinait que j’apprenais d’elle, et que je découvrais, en fait, en ce moment – et seulement en ce moment… Et je dis, tout au contraire : Ce fut ma dernière escapade. »
Ironie du cocu qui, pour ne pas perdre la face, se doit de faire croire à sa femme que si elle couchait avec un tel, eh bien lui couchait avec une telle – l’ironie de la situation présente étant que les deux tels étaient mari et femme, comme dans une situation à la Ionesco ! Mais le pire, c’est que la femme sache que la diversion que lui propose son mari est imaginaire - et qu’un jour, lors d’une dispute, elle la lui ressorte. On imagine le dialogue :
- J’ai couché avec Maud !
- Ce n’est pas vrai !
- Comment le sais-tu ?
- Je le sais parce que moi, j’ai vraiment couché avec le mari de Maud. Et c’est Maud qui lui a dit et lui qui me l’a répété que tu t’étais intéressé à elle - mais que tu n’avais pu ou su coucher avec, espèce de menteur minable !
Mais Rohmer ne va pas jusque là. Voilà bien ce dépôt de sens inutilisé mais o combien signifiant ! Au contraire, il met en scène des personnages qui acceptent l’intérêt de ne pas tout savoir, mieux, qui organisent plus ou moins consciemment le simulacre qui leur permettra de protéger leurs illusions. Que tout le monde accepte d’être dupe, c’est peut-être cela le secret du bonheur ! C’est en tous cas le credo de la morale classique à laquelle appartient certainement Rohmer et qui s’oppose pleinement à la « morale moderne » qui exige la transparence la plus totale en tous lieux et toutes choses (et qui conduit à l’impasse, comme dans Les nuits de la pleine lune).

Tout de même ! Il y a parfois des cas d’illusion volontaire qui tournent au comique – le summum de l’équivoque désiré étant incarné par Marion (Arielle Dombasle) dans Pauline à la plage. On se rappelle le chiasme diabolique. Attention, explication compliquée ! Henri, dont Marion est amoureuse, a couché avec Louisette, mais a fait croire à tout le monde qu’en fait Louisette (qu’on a vu de la fenêtre sauter nue dans sa chambre) était avec Sylvain, l’amoureux de la jeune Pauline. Devant le désarroi de celle-ci, il décide alors de lui avouer la vérité : non, ce n’était pas Sylvain mais bien lui qui était dans la chambre avec Louisette. Mais en procédant ainsi, il la rend complice du mensonge qu’il a monté contre Marion – cette dernière continuant à croire que Louisette était avec Sylvain et non avec lui, Henri. A cela s’ajoute le bon cœur de Marion qui ne veut pas non plus peiner Pauline. Consciente que l’on n’a pas la preuve de la culpabilité de Sylvain ou de celle d’Henri (ce qui, dit-elle, serait « trop horrible »), elle lui propose d’accepter la version qui innocente Sylvain et qui accuse Henri (et signifierait son désastre à elle) alors qu’elle s’en tiendra à la version qui accuse Sylvain et innocente Henri. « Tout à fait d’accord ! », conclut Pauline avec un grand sourire trop franc pour être honnête, et qui déstabilise quelque peu Marion. A-t-elle eu à cet instant le pressentiment douloureux que l’alternative qu’elle énonçait se retournait contre elle, et que « la version paulinienne », qu’elle proposait par amitié pour Pauline, était en fait la bonne, et la sienne, la fausse ? Encore une parole vraie qui échappe à celle qui la pose ! Encore un énoncé qui va contre l’intérêt du sujet d’énonciation ! Mais Rohmer préfère passer outre et mettre le mot « fin » sur l’écran. Marion mourra donc « idiote ».
« En quoi nous sommes encore pieux »
Voici donc un cinéma qui joue avec les apparences, qui montre comment les gens jouent avec la vérité, qui dévoile comment ils se font « leur cinéma », survivant grâce leurs simulacres ou succombant à cause d’eux. A cela s’ajoutent une parole indépendante, un discours indirect libre, un artifice revendiqué. Et pourtant un cinéma du réel qui frôle le documentaire. Des dialogues qui sont parfois des interviews des gens du pays (la scène des vieux sur le banc dans Le rayon vert, les inserts de discussion au café et auprès des villageois dans L’arbre, le maire et la médiathèque, la chanson « la flibustière » dans Conte d’été, etc.) L’artifice va de pair avec l’authentique. La préciosité avec le naturalisme. Le scénique avec le géographique. Personne comme Rohmer pour filmer la réalité urbaine ou campagnarde, parisienne ou régionale, des mondes dans lesquels se déroulent ses histoires. Vallée du Rhône de Conte d’Automne, côtes bretonnes de Conte d’été, Saint Germain des Prés du Signe du Lion, Buttes-Chaumont de La femme de l’aviateur, Val d’Oise de L’amie de mon amie, région d’Annecy du Genou de Claire, arrière-pays tropézien de La collectionneuse, et même Paris de 1793 de L’Anglaise et le duc.
D’un côté les puissance du faux, de l’autre les forces du vrai. Arielle Dombasle aux champs. Fabrice Luchini à la ferme. Mais le décalage n’est pas simplement strati-graphique, il est aussi diégétique. Entre ce que l’on voit et ce que l’on dit, et cela même sans vouloir mentir, il y a un monde. C’est Félix qui dit à Esther qu’il a vu Horace avec une autre fille dans Les rendez-vous de Paris. C’est Jérôme qui révèle à Claire qu’il a vu son copain dans les bras d’une autre dans Le genou de Claire. Certes Félix et Jérôme ont certainement vu quelque chose mais quoi ? Un garçon avec une fille ? Qu’est-ce que cela prouve ? Cela peut-être une amie, une sœur, ou une « amoureuse » dont on ne veut justement pas. Les délateurs se veulent objectifs mais c’est surtout pour coucher avec la fille ou pour lui caresser son genou. Et si dans Pauline à la plage, l’on a vu Louisette dans la chambre d’Henri sauter toute nue par la fenêtre, on ne sait pas si elle était avec ce dernier ou Sylvain. Chez Rohmer, la fameuse « incertitude » du type qui se demande si sa femme qui va à l’hôtel avec un autre homme va coucher avec lui, dans la célèbre blague, reste entière. L’image n’est jamais qu’une image. Juste une image, non une image juste, comme a dit Godard pour l’éternité. Si Eric Rohmer décida finalement de devenir cinéaste plutôt qu’écrivain, c’est parce qu’il trouvait dans le cinéma de quoi exprimer l’équivocité de la vie et des relations humaines mieux que dans l’écriture. Ce que l’on dit n’est pas toujours ce que l’on montre. Ce que le personnage montre de lui n’est pas toujours ce que l’on voit de lui. Tout l’art cinématographique repose sur cette possibilité du décalage entre point de vue du personnage et point de vue de la caméra. Ce n’est pas Chaplin qui est en train de pleurer de dos parce que sa femme l’a quitté, c’est Chaplin qui est en train de préparer un cocktail dans un shaker.
Imbécillité des contempteurs du cinéma qui, de George Duhamel à Stéphane Zagdanski, en passant par Guy Debord, se sont toujours interdits d’apprécier un film sous prétexte que tout film était toujours un faux, un mensonge, une copie tronquée du réel ! Art des simulacre s’il en est, le cinéma est précisément l’art qui révèle les simulacres. Il faut être obtus et puritain comme Stéphane Zagdanski pour confondre pour de bon Chaplin et Hitler et affirmer sans rire que, dans Le dictateur, le premier est au service du second. Il faut avoir de la merde dans les yeux comme l’auteur de La mort dans l’œil pour voir dans ce que Deleuze appelait la puissance du faux du cinéma une puissance effective, réellement nuisible, et qui d’Orson Welles à Godard, de Buñuel à Kubrick, de Murnau à Rohmer, aurait détruit nos rétines et nos intelligences. Bien au contraire, c’est la puissance du faux qui nous initie aux dangers du faux. C’est l’art du montage qui nous affermit contre les montages médiatico-politiques. En ce sens, tout film digne de ce nom, et ceux de Rohmer en premier lieu, s’impose comme une vérité romanesque qui dément et déjoue les mensonges romantiques.
Que le cinéma mente « comme un arracheur de dents », comme le disait Pierre Michon de la littérature dans Le roi vient quand il veut, aucun cinéaste n’en a jamais douté. Mais en rajoutant que c’est une chance, voire un privilège de croire au cinéma. C’est qu’à la manière d’un Nietzsche, le grand cinéaste, comme le grand écrivain, plaide pour les illusions vitales, les illusions qui donnent de la force et du goût pour la vérité. Et « qui sait jouir de la belle falsification trouve parfois un peu de vérité », comme le dit encore Michon. Ensorceler et spiritualiser, c’est la même chose – du moins pour un catholique, c’est-à-dire pour quelqu’un qui n’a pas peur des images, qui aime les images, qui en met partout, afin de séduire et d’édifier. Mystère de la Passion dans Perceval le Gallois. Certes, Nietzsche avait raison : l’image révèle en quoi nous sommes encore pieux, mais cette piété est une grande joie et une occasion unique de vérifier le vrai du faux, le vrai par le faux. Impensable pour un athée conséquent (mais en existe-t-il ?), sinon pour un protestant ou un juif, pour qui l’image (catholique, cinématographique, épiphanique) ne peut être par définition que réversible, donc mauvaise. Mais ce qui sauve l’image, c’est précisément sa réversibilité - son « ambiguïté ontologique», telle que l’avait définie André Bazin. Ce n’est pas parce que l’image n’est pas bonne en soi qu’elle est mauvaise en soi. L’image est une perception que nous permet notre corps, ni plus ni moins. L’image est un don de notre corps autant que l’est la possibilité de ne pas s’y laisser prendre. Mon pouce paraît plus grand que la montagne si je le mets près de mon œil, mais mon intelligence permet de comprendre que mon œil me trompe. Pour autant, je ne vais pas crever mon œil pour faire plaisir à mon intelligence et à Stéphane Zagdanski qui lui a plutôt crever son intelligence. Sacré puritain qui a tellement peur des images qu’il ne voit plus que les images, qui n’arrive plus à se sortir des images. En fait, « l’eunuque raide», comme le surnomma son ex-meilleur ami, raisonne comme un clerc du Moyen Age à propos des gens de théâtre : quand on joue le rôle du diable, c’est qu’on est le diable, point barre, bûcher ! Impossible de comprendre que si Chaplin « renvoie » à Hitler puisqu’il l’incarne, c’est pour revenir à Chaplin - sans Hitler, contre Hitler. Le drame de Zagdanski et de tous ceux qui ne savent pas voir est qu’ils restent dans Hitler, eux ! Ils s’installent dans l’image Hitler – comme s’ils ne voulaient pas sortir de la salle de projection, qu’ils refusaient le retour de la lumière et de la raison, et qu’ils criaient qu’ils étaient enfermés dans le noir ! Hystérie des ennemis du cinéma qui refusent de faire la part des choses ! « La mort dans l’œil », finalement, c’était un aveu !
Et nous, nous avouons que nous l’aimons le cinéma. Le cinéma comme mensonge qui dénonce les mensonges, manipulation qui dévoile les manipulations, séduction qui met en garde contre les séductions. Le cinéma comme illusion vitale, comme rêve qui produit de la vérité, comme nectar qui nous sert d’antidote. Le cinéma comme magie blanche contre la magie noire. Le cinéma comme critique de la raison objective. Aucun art plus illusoire que le cinéma. Aucun art qui n’ait révélé avec autant de force et de vérité les illusions. Alors, oui, nous aimons le cinéma comme nous aimons la magie – en sachant que c’en est. Nous aimons le cinéma comme n’importe quel autre art majeur, c’est-à-dire comme quelque chose qui exprime la vie… mieux que la vie. Et nous aimons le cinéma d’Eric Rohmer avec ses artifices, sa casuistique, sa préciosité, sa bizarrerie, et ces gens qui parlent « et comme ci et comme ça. »
[Cette étude, ici relue et corrigée, est d'abord parue dans Les carnets de la philosophie n°12, au printemps 2010, puis le 29 juin 2010 ici même.]
Piste à suivre (et publiée aujourd'hui, il n'y a donc pas de hasard !) :
http://www.lesinrocks.com/cine/cinema-article/t/46411/date/2010-06-29/article/rohmer-dans-le-marbre/
