Saint Luc dessinant la Vierge, par Roger Van der Weyden
Avec Le Royaume, Emmanuel Carrère croit tenir son chef-d’œuvre. A voir...
Tout va bien, Emmanuel Carrère va mal. On est en 2005, et il déprime sec. La crise existentielle la plus sévère de sa vie. Il a l’impression de ne pas être à la hauteur de son destin d’homme et d’écrivain, de mal aimer tout le monde, de se perdre dans le ricanement parisien et de n’être qu’un méchant raté doublé d’un horrible malchanceux à la Pete Best, le batteur oublié des Beatles. Il manque même de se suicider pour de bon – et c’est à ce moment-là, en retombant sur d’anciens carnets consacrés à l’Evangile, qu’il se rappelle avoir eu la foi. De 1990 à 1993, il se la joua en effet ultra catho avec tout le ridicule possible mais aussi avec toute avec la profondeur dont lui, fils à maman, écrivain bientôt en vue et bobo douloureux, était alors capable. De ses anciennes notes, mélanges de commentaires théologiques et de prières personnelles est tirée la première partie, et disons-le tout de suite, la meilleure de ce gros livre, à la fois passionnant et indigeste, sincère au risque d’en être décevant, mais qui fait, ou veut faire, précisément, de la déception son enjeu ontologique : celui de quelqu’un qui s’est cru croyant. Entrons-y pas à pas.
De l’avantage mondain de se proclamer chrétien.
A l’auteur de L’Adversaire, la redécouverte de l’Evangile permet d’abord, et avec cette délectation masochiste dont de livre en livre il a fait sa spécialité, de « rabattre son caquet d’intellectuel porté à tout juger de haut ». Car la foi sert d’abord à ça – à mater son intelligence, et notamment la sienne qualifiée ironiquement par lui-même de « redoutable » et qui lui a permis jusqu’ici d’avoir le désespoir avantageux et de mettre en échec toutes ses tentatives psy ; à dépasser son inconscient par la grâce ; à redevenir, au moins pour quelque temps, humble et heureux. Et à se rendre compte que Dieu est peut-être plus présent dans « la plus tarte des saintes vierges en plâtre » vendues à Lourdes que dans une toile de Rembrandt ou de Piera della Francesca« qui sont à la portée du premier esthète venu ». C’est que Dieu ne nous demande ni de l’esthétiser ou de l’intellectualiser mais bien de se rendre à Lui. Croire, c’est d’abord prendre conscience que le Christ est toujours avec nous, qu’il nous suit à la trace, et qu’il est d’autant plus proche que nous sommes désespérés. Il suffit de baisser la tête rien qu’un instant, d’apercevoir notre ombre et de se rendre compte que cette ombre, c’est Lui. L’Evangile, dit Kierkegaard quelque part, est fait pour ceux qui n’en peuvent plus, et c’est pourquoi tous les lieux de douleurs, prisons, hôpitaux, camps de concentration ou d’otages, et sans même parler des communautés persécutés, ont toujours été des lieux de conversion et d’espérance - qui n’est pas la même chose que l’espoir. L’athéisme, au contraire, c’est pour ceux qui n’ont pas assez vécu ou qui n’ont jamais été en danger[1]. Et Carrère, très courageusement, de se coltiner tout le catéchisme des familles même, et nous sommes bien d’accord avec lui, s’il est toujours un peu ridicule d’aimer et de nommer ce Jésus « avec cette bouche en cul-de-poule qu’on est obligé de faire pour émettre la seconde syllabe (essayez de dire « zu » autrement) et qui, même au temps de [sa] plus grande dévotion, [lui] a toujours rendu ce nom vaguement obscène à prononcer. »
Entre Jacqueline, sa marraine plus avancée en âme et en connexion spirituelle qu’il ne le sera jamais, et son ami Hervé qui « fait partie de cette famille de gens pour qui être ne va pas de soi », il va parfaire sa connaissance de la théologie, comprendre ce qu’est un chrétien, tenter de l’être lui-même – et cela en évitant si possible l’inévitable vanité qu’il y a toujours à s’affirmer croyant dans un monde athée ou agnostique et à laquelle, confessons-le, nous avons tous, nous les lettreux cathos, cédé un jour ou l’autre. Car être chrétien, c’est aussi se trouver très intéressant à soi-même. C’est se dire qu’on a des « relations » que d’autres non pas. C’est aussi avoir sa phrase préférée du Christ, celle qui nous est particulièrement adressée, qui nous comprend mieux que nous, qui fait la synthèse de notre être (nous en avons tous une, assure-t-il[2]). Pour autant, l’autoglorification catholique n’a qu’un temps car très vite, il s’agit de saisir ce qu’il peut y avoir d’insoutenable et de très peu « mondain » dans l’enseignement du Christ. Là-dessus, reconnaissons que l’auteur de Limonov fait un merveilleux commentateur des paraboles les plus difficiles de Luc, celles du gérant avisé[3], des talents[4], de l’ouvrier de la onzième heure[5], autant d’histoires scandaleuses et immorales au vu de nos valeurs « chrétiennes » et qu’il a l’intelligence (encore elle !), de lire moins comme des contes lourdement édifiants que comme des fables de La Fontaines plus cruelles que jamais. Sa plus belle interprétation concerne celle du Fils Prodigue dont on ne dira jamais assez que le personnage principal, celui en lequel chacun de nous devrait se reconnaître s’il en avait l’honnêteté, n’est pas tant le fils lui-même (trop facile) ni le père (trop difficile) mais bien le frère – ce laborieux normatif, méritant et hargneux qui ne comprend vraiment pas pourquoi on fait gras pour son voyou de frère et jamais pour lui. Mais parce que lui est sauvé depuis longtemps, qu’il ne s’est jamais perdu, qu’il n’a jamais eu et n’aura jamais aucun problème dans la vie - et c’est ce qu’il devrait comprendre, ce merdeux égalitaire, au lieu de s’indigner. N’empêche, cette histoire jure avec notre sens de la justice et de l’équité, prend à rebrousse-poil nos sentiments les plus élémentaires. Ce sur quoi insiste Carrère, c’est l’aspect insupportable du christianisme, sa préférence accordée aux victimes autant qu’aux bourreaux, aux gentils autant qu’aux salauds - tous ceux que nous avons de bonnes raisons de haïr et de mépriser mais qui, somme toute, ont bien plus besoin de Dieu que nous : « percepteurs, collabos, psychopathes, pédophiles, chauffards qui prennent la fuite, types qui parlent tout seuls dans la rue, alcooliques, clochards, skinheads capables de foutre le feu à un clochard, bourreaux d’enfants, enfants martyrs qui devenus adultes martyrisent leurs enfants à leur tour… » - sans oublier Alicia Durand, cette adolescente de Nancy qui, avec ses copines, ont récemment agressé une jeune trisomique, filmant et diffusant cette agression sur Youtube, et est devenue dans les réseaux sociaux la fille la plus détestée de France[6]. Il est sans doute là le sens profond et scandaleux de la fameuse formule des premiers qui seront les derniers : le Christ est venu chercher non le meilleur mais le pire d’entre nous (et dont sans doute Jean-Claude Romand fait partie[7]). Mais cette attention au « pire » ne signifie-t-elle que nous serons tous sauvés, pharisiens compris ? Et Carrère de regretter qu’on ne trouve nulle part dans l’Evangile la parabole d’un « bon pharisien » comme existe celui du « bon samaritain » et qui serait la preuve d’une réconciliation totale non seulement entre Dieu et l’homme mais également entre tous les hommes ?
Certes, à force de donner sa chance au méchant, Carrère a tendance à « bouddhifier » quelque peu l’Evangile, n’hésitant pas à écrire que les lois de Dieu sont finalement moins morales que karmiques : c’est comme ça que ça passe, point barre (mais alors à quoi bon être sauvé si tout réside dans le « c’est comme ça ? »). C’est pour cette raison que les filous sont plus avisés que les vertueux et que les enfants en savent plus long sur la vraie vie que les sages.
L'Arche, fondée par Jean Vanier
Eloge des phénomènes
Les enfants, justement. C’est entre deux tragédies d’enfants que s’enchâsse le parcours spirituel de l’auteur. D’abord l’histoire de ce petit garçon resté paralysé, aveugle, sourd et muet à vie après que son anesthésie, lors d’une opération bénigne, ait mal tournée, et qui déclenche chez l’auteur de La classe de Neige, lorsqu’il l’apprend dans un article de Libération, rien moins qu’un effondrement spirituel (page admirable) et le début de sa sortie de la religion. Ensuite, la rencontre avec Elodie, une adolescente trisomique, recueillie à « l’Arche », cette communauté catholique fondée par Jean Vannier qui s’occupe de malades mentaux, et avec laquelle, lors d’un cantique de kermesse, il finit par danser tant bien que mal, dépassant malgré lui le « kitsch religieux » de cette farandole de simples d’esprits (de « phénomènes », dirait Bruno Deniel-Laurent), « entrevoyant un instant ce que peut être le Royaume ».
Entre le petit garçon emmuré et la jeune fille handicapée, nous aura été racontée par le menu la conscience d’un homme de bonne volonté qui a voulu chercher de toute son âme, mais pas forcément de tout son cœur, la chaleur, voire la brûlure, de Dieu, qui a cru la trouver un moment, mais qui, tiède malgré lui, malgré toutes ses lectures et ses gestes religieux, effectués par lui ad nauseam, a fini par s’en détacher (et de fait donnant tort à Pascal) et à retrouver ce scepticisme de bon aloi qui fut au fond toujours le sien. Au sens propre, la quête spirituelle a bien été une révolution, c’est-à-dire un tour sur soi-même, un retour à zéro ; une tentative de conversion où le « presque », un mot que l’auteur n’en peut plus d’écrire mais qu’il est bien obligé d’employer à son endroit, finit par l’emporter ; une entrée qui n’a jamais dépassé son seuil. Le Royaume aurait pu s’appeler Le château.
Il est vrai que Dieu envoie parfois des signes bizarres, très irritants pour le bon sens, surtout quand il s’agit de protéger ses propres enfants. Ainsi de l’épisode savoureux de la nounou beatnick que sa femme et lui, surtout lui, se croient obligés d’engager pour s’occuper de leurs enfants et pour la seule et bonne raison, outre le fait qu’elle est lectrice de Philip K. Dick dont Carrère est un zélote, qu’être chrétien signifie aussi forcer sa charité et porter secours à quelqu’un dont on devrait a priori se méfier, en l’occurrence une nurse incapable et dangereuse et qui se révèle en outre une horripilante squatteuse, impossible à aimer et à renvoyer. Accepter le Christ en des personnes aussi détestables que cette Jamie, se rendre compte que les misérables ne sont pas toujours hugoliens et qu’ils peuvent au contraire se révéler plus arrogants et plus caractériels que n’importe qui, « emmerdant le monde avec leur exigence et leur misère », c’est là l’épreuve d’Emmanuel - et qui me rappelle ma propre et très ridicule propension à ne donner l’aumône dans le métro qu’aux gens qui me dégoûtent le plus. Dur dur d’être un chrétien. Et le voilà, plus mortifié que jamais, à expliquer à son fils qu’il faut se méfier de cette fausse Super Nanny :
« “Mais pourquoi ? demande-t-il. Elle est méchante ? – Non, elle n’est pas méchante, pas vraiment, mais tu comprends, elle est très malheureuse, et quelquefois les gens très malheureux font des choses… comment dire ?.... des choses qu’il ne faut pas faire… - Quel genre de choses ? – Je ne sais pas, moi… Des choses qui te feraient du mal. – Alors, il ne faut pas parler aux gens très malheureux ? Il ne faut rien accepter d’eux ?“ Je voulais élever notre fils dans la confiance et l’ouverture aux autres : chaque mot de cette conversation m’est un supplice. »
En vérité, s’il est relativement facile d’admettre que le Christ nous suit, il est bien difficile de le suivre, Lui. Bien difficile de ne pas tourner la foi à son avantage ou d’appréhender l’Espérance comme autre chose qu’un petit espoir existentiel ou littéraire du genre « merci Seigneur de me faire écrire un si beau livre ou un si bel article ». Tu parles ! Dieu n’attend pas que nous réussissions dans la vie mais que nous sacrifiions celle-ci, la profane, à celle-là, la sainte. Et ici, force est de constater que nous risquons tous de réagir devant le Christ comme le jeune homme riche auquel Carrère finit par se comparer, désolé de ne pas avoir la force ni l’envie de renoncer à ses biens les plus précieux et qui ne sont pas seulement l’argent et le bien-être, mais le sexe, la santé et, pire que tout, le talent. Combien de chrétiens, plus sincères que véridiques, oseront cracher le morceau et avouer avec l’auteur que « la rencontre avec Dieu a changé [leur] esprit et [leurs] opinions, mais n’a pas changé [leur] cœur » ? Si le christianisme est là pour inquiéter les âmes,alors Le Royaume est un grand livre chrétien qui fait mal et mouche.
Mulholland Drive
De la quête à l’enquête en passant par la quéquette.
Mais cette louange que nous faisons ne concerne-t-elle finalement que le tiers de ce livre de 638 pages (ce qui somme toute ne serait pas si mal) ? Quid du reste ? Car entre cette crise des trente-trois ans qui l’amène à se croire chrétien et son épilogue glorieux d’écrivain consacré, Carrère a l’ambition de nous donner, et ce sur quatre cent pages, sa propre version des Actes des Apôtres. Si l’on ne doute ni de sa sincérité, ni de son érudition, ni surtout de sa proximité avec le Verbe (car à cet écrivain du « tu », plus encore plus que du « moi », et qui n’aime tant que passer de ses personnages à lui et de lui à ses lecteurs, il ne manquait que la légitimité évangélique pour accomplir sa littérature vocative), l’on risque en revanche, et pour la première fois dans un de ses ouvrages, de voir d’un peu trop près les ficelles narratives qui lui ont si bien servi jusque-là, et dès lors de commencer à douter non pas tant de son histoire (il ne manquerait plus que ça !) que de son traitement grossier.
Car à la longue, ses atermoiements font long feu. Son scepticisme bon teint finit par lasser. Ses « j’y crois/j’y crois pas/ je voudrais y croire/j’y crois presque/j’en ai marre de dire presque/finalement non/encore que/peut-être/peut-être pas/qu’est-ce que je suis malin quand même avec mes incertitudes/comme on va encore dire que je suis un mec super honnête » agissent comme des jingles usés. Son style d’ordinaire si attachant devient progressivement irritant à force de se légitimer sans cesse. Bientôt la vulgarisation tourne à la vulgarité.« Jésus, il faut l’avouer, ne semblait pas très porté ni sur les ventres ni sur les seins. » Ce n’est pas comme toi, dis, Manu, qui va se palucher tous les soirs sur les sites pornos à la recherche de lesbiennes qui se masturbent, épisode qui surgit en pleine méditation mariale et qui va en bluffer plus d’un (page 390, pour les pressés). La profanation sexuelle de la Mère, et nous n’avons a priori rien contre, est le petit secret de Carrère. Rappelez-vous, la nouvelle érotique qui s’insérait en plein milieu d’Un roman russe, récit d’ailleurs admirable consacré et dédié à sa mère. Mais ce qui marchait dans ce livre trébuche quelque peu dans celui-ci tant on sent l’intention transparente : parler de cul en plein sacré. Quête, enquête, quéquette. Et attrape gogo.
De l'inconvénient du mélange des genres.
Moins spectaculaire mais plus déplaisant – les comparaisons déplacées et insistantes entre Jésus et Marx, Paul et Lénine (voire Staline !), Jean et Ben Laden. Non que nous en ayons contre les transpositions (au contraire, celles-ci faisaient merveille dans Limonov), mais la soviétologie appliquée au Nouveau Testament, en plus d’être éculée, finit par faire douter du sérieux de l’auteur à qui l’on a un peu honte de rappeler que non, même si cela épate les intellos, le christianisme primitif n’a rien à voir avec le bolchévisme, ceux qui l’ont fondé ont été des martyrs et non des bourreaux – la croix ayant été par ailleurs et à l’époque moderne le premier symbole liquidé sans pitié par la faucille et le marteau.
Mais c’est surtout dans le récit des Actes des Apôtres que la machine Carrère s’enraye - et cela malgré les efforts de l’auteur qui avoue par deux fois qu’il « se donne un mal de chien » pour mettre cette histoire en ordre. Pourtant, la division en trois grosses parties distinctes, « Paul », « L’enquête », « Luc » parait bien aléatoire. Lui d’ordinaire si à l’aise dans le présent peine avec le passé, avouant d’ailleurs que dès que l’on plante dans un livre un décor « antique », comme dans Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar qu’il n’a jamais pu finir, il a l’impression immédiate d’être dans Astérix. Alors, au lieu de décrire, il énonce, au lieu de raconter, il explique, tuant peu à peu sa propre narration dans le flot de faits rapportés, plus juxtaposés que reliés. Certes, tout est factuellement intéressant mais tout n’est pas toujours lisible. Surtout, à force de mélanger les genres, et qui plus est, en précisant à tout bout de champ qu’on les mélange, l’on ne sait plus si l’on a affaire à des notes vaguement retravaillées, à un scénario en cours ou à un essai qui veut se faire passer pour un roman. Le « work in progress », que l’auteur ne cache jamais au lecteur et qu’il exhibe au contraire comme garant de sa lisibilité, finit par se retourner contre lui. Ce livre qu’il se représente comme son « chef-d’œuvre » et à propos duquel il rêve d’ « un succès planétaire » apparaît plutôt comme un chef-d’œuvre d’intention, un chef-d’œuvre culturel, encyclopédique, mais hélas plombé par sa propre structure et qui ne vaut alors que par ses détours et ses digressions. Ainsi, lorsqu’il déclare que tout dans la vie se joue entre le dogmatisme et le pyrrhonisme – ce qui nous vaut l’anecdote la plus drôle et la plus (involontairement ?) vacharde de son texte : évoquant avec son ami Luc Ferry le destin et ses incertitudes, ce dernier ne trouve rien de mieux à lui répondre, et avec l’assurance inébranlable du kantien psychorigide qui ne doute de rien et surtout pas de son appartenance au bien, que lui est au moins sûr d’une chose dans sa vie, c’est « de ne jamais devenir membre du Front National ». Oh la belle âme.
Avec sa femme Hélène Devynck.
Amour VS charité.
Tant pis. Contre toute attente, le romancier aura raté sa partie romanesque alors qu’il aura excellé, et c’est ce qui le « sauve » in extremis, dans la théorie littéraire et théologique : celle par exemple qui lui fait dire que Luc a été le nègre de Jacques ; ou que lorsqu’une chose est embarrassante à dire, c’est qu’elle doit être vraie, ce qu’il appelle le « critère d’embarras » ; ou que reprocher à l’Eglise d’avoir trahi le message primitif, comme les imbéciles le font si souvent, c’est comme lui reprocher d’avoir vécu, car « l’enfant qui reste un enfant est un enfant mort »[8] ; ou encore que la vraie question du christianisme est celle de la foi contre la charité (en gros, Paul contre Luc[9]), sinon celle de l’amour contre la charité – position brutale, mais ô combien compréhensible, inspirée par sa propre femme, Hélène. Nul n’aime par charité, nul ne fait la charité par amour. Et peut-être, en effet, peut-on dire du Christ lui-même « qu’il n’aimait personne, au sens où aimer quelqu’un c’est le préférer et donc être injuste avec les autres. »
Voilà donc le livre le plus ambitieux de Carrère : stupéfiant, comme on pouvait s’y attendre, dans la confession, toujours au poil dans la tergiversation (et dont il a fait son art), très au point dans l’interprétation des textes, mais aussi très et trop malin dans son intention, se cherchant les faveurs des croyants et des non-croyants et visiblement les trouvant, du reste rassurant les uns et les autres par son côté « curé de gauche » un rien affecté - comme à la très irritante page 463 dans laquelle il y va de son petit couplet niais et normatif façon Jacques Duquesne, expliquant que « le vrai Jésus » est plus celui de Jacques, humble, doux, gentiment banal, proche des gens, que celui de Paul et Jean, beaucoup trop glorieux et apocalyptique pour être honnête. Ah l’honnêteté ! C’est elle qui aura finalement tué son inspiration et fait de ce livre un livre d’ennuyé et donc partiellement ennuyeux, incapable qu’il est de rendre le souffle de cette épopée, finissant d’ailleurs par en convenir lui-même : « Stop là-dessus. J’ai beau dire qu’il y a un roman à faire, ça ne m’inspire pas » et croyant qu’il suffit d’en faire l’aveu pour en être dédouané. Un livre désespérément horizontal - borgne.
C’est cela, au fond, que nous reprochons à Carrère, d’avoir scruté Dieu, reniflé Dieu, flirté avec Dieu, et, au bout du compte, de l’avoir abandonné – de ne plus avoir été avec lui alors qu’il le portait dans son nom (Emmanuel = « Dieu avec nous »), de n’avoir été à l’aise, et qui plus est pas toujours avec bonheur, dans la seule métaphore et jamais dans la métamorphose. Sera-ce le péché qui ne lui sera pas remis ? Espérons que non. Après tout, si Carrère n’est pas dans la foi ni l’espérance, il est au moins, toute son œuvre l’atteste, dans la charité. Mais est-ce suffisant ? Peut-être, comme Hélène, aurait-on souhaité un peu moins de charité et un peu plus d’amour, de feu, de vie.
Le royaume, Emmanuel Carrère, POL, septembre 2014, 638 pages, 23, 90 euros.
[1] Dans le film de Valérie Donzelli, La guerre est déclarée, qui raconte l’histoire vraie du combat médical qu’ont mené la réalisatrice et son compagnon pour sauver leur fils atteint d’une tumeur au cerveau, il y a cette scène magnifique où la mère demande au père de prier Dieu parce que, dit-elle en substance, « même si on n’a pas la foi, là, on n’a pas le choix de ne plus l’avoir. »
[2] Pour moi, ce serait celle du glaive, c’est-à-dire celle de la différence absolue, de la fracture psychique, de la coupure ontologique, de l’écart insurmontable qui peut exister entre les êtres et qui fait que l’intimité totale avec l’aimé, l’ami, la sœur reste toujours cet impossible auquel pourtant nous tendons tous. Mais j’aime aussi beaucoup la célèbre déclaration paulinienne : « je fais ce que je ne veux pas et je ne fais pas ce que je veux » qui me semble vérifiable tous les jours, toutes les heures, toutes les secondes que Dieu fait. Et comme on ne dit jamais deux sans trois, je ne pourrais pas non plus me passer de « Le Seigneur patiente avec nous car il ne veut pas que certains périssent, non, il veut que tous parviennent au repentir », magnifique volonté de salut pour tous énoncé par l’apôtre dont je porte le prénom (Seconde Epître de Pierre, III-9)
[3] La parabole du gérant avisé (Luc, 16) qui, contre toute attente, récompense la filouterie, en fait l’audace, du gérant - en plus de forcer la malhonnêteté à se mettre au service de l’honnêteté : « Faites-vous des amis avec le Mamon de la malhonnêteté, afin que, lorsqu’il viendra à faire défaut, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles. Qui est fidèle en très peu est fidèle aussi en beaucoup (…) Si donc vous ne vous êtes pas montrés fidèles dans le malhonnête Mamon, qui vous confiera le bien véritable ? »
[4]La parabole des talents (Luc, 19-11, mais aussi Matthieu 25-14) qui affirme au mépris de toute rétribution et de toute équité que celui qui n’a pas risqué son talent, au sens propre comme au sens figuré, se le voit confisqué au profit de celui qui a le plus risqué le sien – la mission de chaque être étant de développer au maximum sa puissance existentielle, qu’elle soit charitable… ou non.
[5]La parabole de l’ouvrier de la onzième heure (dans Matthieu 20, mais pas dans Luc, Carrère, enfin !) qui affirme que si chacun est appelé au royaume, cet appel se fait sans méritocratie aucune, sans socialisme aucun - chacun recevant sa part de grâce hors de toute émulation avec le voisin. Acceptons la place que nous propose Dieu auprès de Lui et gardons-nous bien de « vérifier » si notre voisin est plus, ou moins, méritant que nous – péché mortel s’il en est. Car le premier qui fait une comparaison de mérite, de travail et d’efforts entre lui et un autre, c’est lui qui risque exclu d’être du Royaume. Morale paradoxale et scandaleuse mais qui n’est que la reprise du propre credo de Carrère déjà exposé dans Limonov et qu’il reprend ici à la lettre : « L’homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité. » (page 617)
[6] Toute cette ignoble affaire, là : http://welikeit.fr/60048/video-agression-injuste-alicia-durand-laura-soutien-nancy-parc-twitter-recherchee-garde-a-vue
[7] Romand qui devrait sortir de prison en 2015, nous dit-il en passant.
[8]« Ce qui m’étonne le plus, ce n’est pas que l’Eglise se soit à ce point éloignée de ce qu’elle était à l’origine. C’est au contraire que, même si elle n’y parvient pas, elle se fasse à ce point un idéal d’y être fidèle. Jamais ce qui était à l’origine n’a été oublié. Jamais on n’a cessé d’en reconnaître la supériorité, de chercher à y revenir comme si la vérité était là, comme si ce qui demeurait du petit enfant était la meilleure part de l’adulte. » (page 615)
[9] Là où Paul insiste sans cesse sur l’importance de la Résurrection et s’acharne à expliquer que toute la foi réside en l’acceptation de cet événement impossible et sans précédent dans l’histoire de l’humanité, Luc semble admettre celle-ci, mais sans lu accorder de prédominance particulière, l’acceptant avec une certaine désinvolture, en faisant même « une série », tant pour lui l’important n’est pas de revenir des morts que de faire du bien aux vivants (page 281).