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Grand Renversement, par Sarah Vajda

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Ne savais rien de  Serge Bozon. Absolument rien,  jamais vu  aucun de ses films.  Désormais, j'irai.  Je louerai. Je loue. Hurrah ! Hurrah !  Plutôt deux fois qu'une. 

En l'absence donc de toute idée préconçue, la surprise fut totale. Bonne-fille, enfin commerçante scrupuleuse, la bande-annonce promettait une  heure trente d'honnête divertissement national, en compagnie de deux des meilleurs acteurs du moment : Isabelle Huppert, qu'on ne  présente plus et François Damiens en expansion. La pâle Sandrine Kiberlain, ses airs de grande fille simple et de godiche inspirée, complétait le tableau. En sortant de la séance, le cinéma avait cessé d'être simple distraction, élégant badinage, découvert ce qu'il est convenu en jargon journalistique d'appeler un ovni : un film idiosyncrasique, couillu et contondant, à la limite de la génialité.

Couillu. Si Bozon  ne s'était donné pour seule tâche que  de laver l'offense faite au septième art, au bon sens et à l'intelligence, par les Chtis, représentation éhontément  mensongère du Nord, il avait réussi. S'il avait désiré dénuder les conditions de possibilité de ce que Renaud Camus nomme non sans quelque violence  « Grand Remplacement », il atteignait  son but. Là où Renaud Camus en sa volonté militante se fait un peu prophète et juge,  en artiste,  plus modeste Bozon prend acte de l'incident. Sans colère et sans haine, le  « Grand Remplacement » est un fait, qui à certaines conditions, eût pu ne pas se muer en tragédie. Comment l'est-il devenu ?  Pour conter ce mystère,  Bozon, homme de raison et de goût, en revient aux maîtres incontestés du réalisme : Kraus, Courteline et  Carroll dont la parole seule a validité en temps déraisonnables. Nous y sommes.

Génial ? J'espère le prouver tout à l'heure.  Contondant ? Qui blesse la raison et déchire plus avant l'âme éminemment souffrante du voyageur ou du résident de ce qui fut « le cher vieux pays », devenu, Tip top, un des quadrants de la Galaxie Europe, allègrement en route vers Nulle-Part. To the darkness in the absence of  Captain. Amarres lâchées, la France file en Absurdie, le cinéma l'accompagne, aux frontières du document.

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Courteline. Nous subissons de bien courtelinesques assauts verbaux,  en ces jours nôtres, où personne ne paraît plus parler afin d'être entendu, encore moins compris, aimé ou haï. Émotions proscrites en temps de Grand Marché. La vendeuse jacte le fashionato,  la coiffeuse le red carpet  et l'épicière se rengorge du jargon du Maréchal. Jusqu'à Monsieur Leclerc, ses semblables et ses frères, il n'est pas un B.O.F., cher Jean Dutourd, qui n'omette d'entonner le chant des provinces pré-révolutionnaires pour fourguer sa camelote. Même ma très admirable fille ne pérore que « fraicheur, swag et style » (Prononcez à l'américaine,  s'il vous plaît).  La cour du roi Pétaud du cher Corneille sous le masque de Molière  :Tartuffe, I, 1, ( v. 161-162) revient nous chanter la balade des peuples malheureux : 


«  C'est véritablement le tour de Babylone,

    car chacun y babille et tout au long de l'aune... » 

 

Pétaudière vraiment que cette  France, devenue le pays où les voyagistes citent Chateaubriand et Racine pour vendre l'Orient désert ou la sauvage Amérique et où il n'est pas un marchand qui  ne se proclame  situationniste ou  suppôt de la beat generation ! On the road again,  again. Jusqu'aux marchands de biens qui vous cèdent  pour mille ans, des palais qui ne passeront pas l'hiver. Le grand N'importe Quoi est Grand Mamamouchi, quand cherchant l'âme sœur, sans avoir au préalable ressenti le moindre frisson de chair ou d'âme, vous placez l'objet élu dans son panier meetic. La litanie des dérives ou délires verbaux serait fastidieuse. Pas un de vous, lecteurs, qui n'ayez constaté entière similitude entre serveur vocal et intermédiaires humains sur lesquels nous tombons, quand notre ordinateur, notre free box, d'aventure, souffrent panne. Pire, s'il vous est arrivé de devoir téléphoner aux caisses maladie, à la Cotorep ou aux Assedic, le sketch cesse de paraître charmant et l'aimable Courteline, à l'instant, cède le pas au terrible Franz Kafka. Pas Ferdinand. Que l'usager n'entrave miette au discours institutionnel et que lassé, il cesse sur le champ, d’importuner le maître, lui laissant toute licence de régner en silence, seul importe.  Diafoirus est redevenu ce qu'il avait feint – heureuses années 1970 ! – de cesser d'être ; jusqu'aux professeurs de lycée, pas un prestataire de service ou un interlocuteur, qui ne vous récite d'une voix atone circulaires ou modes d'emploi. En un tel monde, il  devenait  naturel que les flics constituassent un territoire privilégié pour Tati-Bozon.

 

Tati ?  L'ovni avait un modèle, la tournée du facteur de Jour de fête. « Et hop ! À l'américaine »  devenu « tip-top ». – Prêts à entrer dans l'Europe ? Prêts  à faire son job ?  Ron Hubbard über alles. –  Tous au top : après moi : Tip-top ! ( Ter) .

Et nos Français comme un seul homme d'entonner la ola !  Moins les mots ont sens et plus les corps exultent !

 

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L'autre face du film, j'y viens.

 

Protocole/protocole, jugulaire/ jugulaire, Esther, la fliquesse la mieux notée du département, n'est pas de celles qui font les délices des séries américaines dont nous nous repaissons aux heures pâles de la nuit pour oublier notre cauchemar quotidien. Ici nous ne sommes pas dans Hill street blues ou dans Homicide où le monde est semblable à un vaste hôpital et où les flics parlent la langue de Bernanos et de Beckett, terrifiés par la transmutation des âmes humaines en néant pur et des vivants en ectoplasmes. Non,la nouvelle  Muse du département jouit d’épeler la langue des circulaires administratives et se gargarise jusqu'à l'orgasme du mot « protocole ». Kafkaïenne, vous dis-je.

 

Bardée de certitudes, forte de ses quatre ou cinq années d'études, Madame Bœuf/Carottes soliloque. Comique de situation oblige, faute d'entraver que pouic, aucun de ses interlocuteurs ne dialogue avec l'enquêtrice. À quoi bon le terrain si les circulaires à l'avance enseignent la chose arrivée ? À ce stade, nous ne sommes qu'au Grand Guignol. Ne serait l'état du pays, la chose porterait à sourire. Bozon frôle la génialité ?  Par la grâce d'une intrigue réduite à son squelette et sans cesser jamais de nous donner à rire, ce rare cinéaste fait sourdre un délicieux sentiment de terreur, au spectacle d'une administration bête à manger du foin, rencontrant l'éminente douleur d'une communauté émigrée : une communauté à qui, par définition, manquent les mots pour dire sa souffrance, ses attentes. Le tragique de sa situation.

 

Ici,à Villeneuve,  ne flottent que  des drapeaux algériens, ceux qui fleurirent les soirs de match, quand triomphaient le Roi-Zidane ou quel qu’autre de ses compatriotes, ces fanions, que nous vîmes prendre d'assaut la Bastille, la nuit entre les nuits où Flamby le magnifique fut élu sans unanimité Président du pays perdu. D'autres jours, d'autres nuits. On ne regarde, ici, à Villeneuve-qui êtes-en-France dans le Nord-Pas-de-Calais – merci le câble ! – que des télévisions algériennes. Ni d'ici ni de là-bas, les exilés souffrent mille morts. Ils se meurent d'impuissance et de honte de n'être pas auprès des leurs quand leur police et leur armée les massacrent. En ce rude pays dont Bruno Dumont dans son édifiante  Vie de Jésus  a dressé la très exacte  topographie, nos migrants crèvent de solitude ;  tchatche et art de la conversation, détruits par l'ordre marchand et la politique d'espaces publics. En lieu de place de toute sociabilité ou convivialité, un galimatias de spécialistes – psychologues, sociologues, médialogues et j'en passe – ,  frauduleusement nommé discours,  s'est imposé, saturant le silence.

 

Tératologue, Bozon travaille la matière filmique à partir d'un événement insigne. La mort d'un indic. La mort de quelqu'un, unanimisme oblige. Un pourri ? Ceci reste à prouver.  Au pays de Guignol, le gendarme toujours a mauvaise presse. Les trafiquants – en français dealers  –  n'ont  pourtant rien d'aimable ou d'admirable. Foin de la mythologie de Robin des bois ou de Mandrin ! Tautologie. La drogue porte mort.

Quelque chose de pourri au royaume du Nord, Madame la digne Présidente de l'Amicale France-Algérie a le visage de Madame Badaoui, la mégère d'Outreau, de surcroît, l'âme de son emploi. Chef mafieuse, la virago arrose les commissaires et quand besoin se fait pressant, les fait abattre, comme elle se débarrasse des indics. Seul, Mendès, simple flic, beauf hétérosexuel de base et homme de bonne volonté,  méconnaît la coupable.  On lui tue ses indics à la chaîne. Quelle figure que celle de Younés, l’arabe qui fait mentir son stéréotype[1]! En Israël aussi, il serait assassiné. Collabo ! Ce type adore les chiens, contraire au habitudes maghrébines. Aggrave son cas. Ce con se rêve Fred Astaire et imite les les patineurs pour conquérir les dames ! La tehon ! Rien de racaille en lui.  Au contraire, un être de lait et de miel. Un vrai prince sorti de chez Jacques Demy ! Une hétéro-fiote! Buveur aussi. Tout pour déplaire. L'assimilé,  celui par qui le scandale arrive.Se refuser à vivre en France à l'heure algérienne le rend d'emblée suspect, proscrit et fait de lui la cible de ses congénères. Le travelling chez Bozon est un acte moral. Pas de ceux qui prétendent, homme pour homme, qu'assassins ou dealers valent pères de famille et bons voisin.

Dans la seconde partie du film, le ton change, se durcit. Menaces à enfants, compromission des politiques, dénonciation des  urbanistes,  attachés à la seule destruction du territoire. Quoi qu'on chante, l'architecture et l'urbanisme, depuis 1960, sont activités criminelles – et pas seulement criminogènes. Plus criminelle,  encore la négation du crime en ces infectes brochures pour touristes et usagers, vantant, inlassables, la modernisation du territoire. Au pays, l'air s'avère irrespirable. En ville, la faute au coût de la vie, en périphéries, la responsabilité  en revient  à l'habitat, à la patiente destruction du paysage. Le processus de désensibilisation de tous par tous et pour tous, real humans, est en marche contre lequel Bozon, avec son petit film sans prétention apparente, s'insurge comme Tati jadis... Trafic, Mon Oncle. Aucun changement notable. Une altération  mineure : l'afflux de migrants en terre malade. Le problème ne tient pas à la nature des habitants mais à l'invivabilité programmée du pays. Auto-contradiction. Le pouvoir clame vouloir le bien qui mal agit. Rien de nouveau sous le soleil. Que vaut l'honnêteté d'un flic qui oublie de compatir ? Nib. Rien du tout. Comme celle d'un médecin, d'un professeur. Le capitalisme exigeait que le cœur se durcît et que l'âme fît schisme. Opération réussie. 

 

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Incarnation parfaite  du « narcissisme contemporain »,  la folle Esther  demeure rivée aux Passages du désir – le nom d'une chaîne de jouets à usage pornographique, destinés à tous.  Ses  pratiques sexuelles S.M.  sont plus qu'un simple élément de comique, le coup de poing, qui acheva de me mettre KO d'admiration.

 

Bozon filme notre désastre, accoté au bagage conceptuel de Christopher Lasch, Paradis pour tous. Puisqu'il est consubstantiellement devenu impossible de vivre dans un tel monde, l'accent, par compensation, doit être mis sur « le développement personnel ». Du temps de Madame Bovary, la petite bourgeoisie en expansion se plaisait à bâfrer et à se bien vêtir, posait au philanthrope, les femmes honorables récitaient  des Ave et des Pater les soirs où Bel ami, l'époux, délaissait le bordel et à cœur joie, en choeur parfait,  ces nobles  dames détruisaient la réputation de la  fille mal mariée, qui pour seul vice avait eu celui d'avoir lu  trop de romans.  Aujourd'hui, au contraire baiser et de préférence baiser déviant est devenu l’apanage des mêmes petits-bourgeois, conduite calée sur les présupposés vices aristocratiques. Le Marché ouvre boutiques et prend soin de choisir ses  vendeurs parmi les  lecteurs de Wilhelm Reich.  Éros, passant à tort ou à raison, pour facteur de bonheur, il convient de promouvoir la déviance généralisée. À cœur joie, la chorale revient. La bienséance se fait pornographie.  Pour  les déshérités, ce sera Thanatos... La belle cité marseillaise, ô bonne mère, en témoigne. Les tares d'Esther et de sa consoeur signent l'effacement de toute scène publique. Contrairement à ce que le discours libertaire ou gauchiste tend à nous faire croire, la libération sexuelle ne saurait résider dans l'élargissement à tous du marché de la pornographie.  Cet élargissement apparent ne constitue qu'une des ruses du Capital pour rouvrir au citoyen « la chambre au lit défait et aux vases brisés »  du violent Narcisse que fut Lautréamont[2], chambre que ma génération crut fermée pour jamais. La collectivité doit disparaître, Substance mort, Total Recall. Aussi pour adoucir ce temps de transition, tout dévergondage sera bienvenu. Il n'importe que de séparer le travail de la vie. Comme la modernité sépare l'élève de l'école. Ma fille toujours, se plaignant de son emploi du temps surchargé : « Je n'ai pas de vie. »  Et sa mère de répondre :  «  Ta vie pour le moment, c'est d'aller au lycée. » Dissoudre le collectif, le laisser aux spécialistes – syndicats, sociologues, journalistes –  devient chose aisée, quand le travailleur se persuade, à l'instar de ma fille, « avoir une vraie vie ailleurs. »   


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Tel paraît le Grand Renversement. Toutes les vies se résumeront au quart d'heure warholien étendu de dévoilement de soi et toute action en vue du bien commun se verra punie de mort sociale.    


Jamais un cinéaste n'avait si élégamment et si drôlement mis en relation ce fichu narcissisme, commandé par le Marché et frauduleusement grimé en « volonté de jouir sans entraves », avec l'échec des combats. Chose faite. Chapeau bas. Maximum respect. Donner à Naceri, le plus célèbre boxeur du cinéma français, le rôle du gros Tape-dur, ensanglantant le doux visage d'Isabelle Huppert, à cette heure, la plus parfaite incarnation de l'élégance française, est proprement une idée de génie,  comme  celle de montrer la fragile Sandrine Kimberlain  obsédée d'un monstre ou réduite, tellement jolie,  à tenir le rôle de voyeur dans la tragédie de sa vie. 


À Mendès,   (François Damiens, parfait dans ce rôle de costaud  au grand cœur) et  au fragile Younès ( délicieux Ayem Saïdi),  les donzelles préfèrent deux barbares. Tip top s'impose comme un conte moral dont le rhizome des narrations et les significations  augmentent au fur et à mesure que nous nous en souvenons. Sa force réside en ce fait très simple de n'être pas un film réactionnaire mais un chef-d'oeuvre d'absurde, entièrement congruent à l'état d'être du pays réel. Le genre de cinéaste à qui on aimerait serrer la main. Ce film comme une Conversation chez les Aziz et les Dupont au sujet de Dame France absente[3]. 


Le mot de la fin ?  « Que Dieu vous garde !  » murmure une veuve française à un misérable maghrébin,  qui peine à obtenir des nouvelles du pays. « Que Dieu garde la France ! »  Ce cri de Jeanne dans un royaume où  les enfants sont retenus en otages. La terreur dans les yeux de Mohamed, le désarroi du môme du divorce, regardant, impuissant, son père journaliste se faire enlever sous ses yeux et ce  cri : « Rentre chez ta mère. ». Les Enfants humiliés se font  enfants d'Outreau : toujours  la détresse de Mouchette,  contée cette fois ci sur le mode burlesque !

Karl Valentin a un héritier, il s'appelle Serge Bozon !

 

Sarah Vajda



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[1]Merci au Docteur House pour l'expression.

[2]Cf. Paul Zweig, Lautréamont, le Narcisse violent, Archives Lettres, 74. 1967. 

[3]Cf. Conversation chez les Stein au sujet  de Monsieur Goethe absent. Peter Hacks ( 1928-2003). 


L'échec (la reprise IV)

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Sous la férule de la plus belle femme du monde, reprenons.

Donc,

Abraham a forcé Dieu à intervenir.

Job a forcé Dieu à lui parler. 

D'une certaine manière, ils ont piégé Dieu.

C'est qu'ils croyaient tous deux en la liberté absolue de Dieu. Une liberté qui excède l'ordre institué par Dieu lui-même. Une liberté qui fait que les lois de la grâce ne suivent pas forcément les lois de la nature. 

Bespaloff, toujours :

"Chez le héros de la foi, (....)  l'adhésion au réel s'allie au refus d'assujettir Dieu aux conditions et aux limites de l'existence : l'acceptation laisse subsister intégralement l'éventualité, inadmissible pour la raison, d'une défaite de la nécessité."

Kierkegaard anti-cartésien absolu.

Kierkegaard, nouveau Tertullien qui croit parce que c'est absurde. Qui puise son désir de croire dans le désespoir. Qui espère un instant - c'est-à-dire une éternité - de félicité dans une vie de souffrances. Mon Dieu, faites que je jouisse de vous un milliardième de seconde sur ma Croix et j'y reste le temps que vous voulez.

Comme la femme aimée, il suffit de revoir une seconde son ombre au coin d'une rue, de lui parler ou lui reparler après deux décennies une fois au téléphone, de recevoir un mail d'elle, même un seul, pour qu'elle soit présente à jamais en nous.

A la femme aimée en secret et à Dieu aimé à découvert, on demande à être repris un instant. Qu'elle et qu'Il fasse le boulot à notre place - tel est le sens de l'appel. Qu'elle et Lui nous disent : "VIENS !" ou mieux : "REVIENS !"

Notre espoir est qu'ils nous attendent, nous qui sommes si longs, si lents, si lourds.

Mais quel bonheur de savoir que l'on est attendu. Et d'ailleurs observé. 

 

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Le péril de cette attente est qu'elle dure plus que prévu et que notre désir vire alors au ressentiment, que notre volonté de conversion devienne volonté de puissance, que notre humilité devant Dieu aille de pair avec un orgueil éhonté devant les hommes. Et c'est dans cette foi "autiste", en fait mauvaise foi, que va progressivement sombrer Kierkegaard. Son "refus d'acquiescer au plus facile de lui-même" le conduit à s'interdire toute faiblesse - et lorsqu'un jour Régine, dans un excès d'humilité, se jette à ses genoux, il la rejette brutalement, et ce faisant, rejette ce qui lui restait d'humanité. Lui si malin, si séducteur, si enivrant se révèle cet être impossible, incapable de sympathie avec quiconque, discréditant avec acharnement le besoin de bonheur que chacun de nous a en soi, lui compris, traquant jusqu'à la nausée  tout ce qui permettrait de trouver la quiétude, bref, immiscer du désespoir partout, et cela bien entendu au nom de la vie authentique devant Dieu. Don Juan s'est mué en Alceste.

La haine du bonheur est mauvaise conseillère. D'autant qu' à l'instar du plaisir qui constituait le stade esthétique et de la félicité qui constituait le stade religieux), le bonheur constitue le stade éthique. Le bonheur fait même partie de la constitution américaine. Le bonheur, en effet, c'est l'engagement de la vie, certes, avec ses charges, ses responsabilités, ses engagements, mais aussi sa joie de participer à l'humanité, "d'en être", de faire l'amour avec sa femme, de voir ses enfants grandir, de servir Dieu par sa joie et son travail, de "consentir au réel" - peut-être même, et n'en déplaise à Kierkegaard, de devenir kantien. La Raison Pratique, stade éthique par excellence ? Lucinde pour Jérôme - et dans un autre film, Ariane pour moi ?

Désormais étranger à la patrie des hommes, à ce qu'il appelle "le général", Kierkegaard s'enfonce dans l'isolement et le mépris qui point. Le pire, c'est qu'en refusant de jouer le jeu du général, Kierkegaard rate le coche du singulier. La grandeur de l'éthique consistait précisément à subir les assauts du religieux et à s'y préparer. Etre homme dans sa vie d'homme en premier lieu et être appelé à Dieu par Dieu en second. L'éthique était la voie royale du religieux. En se privant de l'une, il va se priver de l'autre."Je n'ai jamais vécu qu'intellectuellement", avoue-t-il. Coincé entre les deux stades et ne pouvant en choisir un, comme l'âne de Buridan, il ne lui reste plus qu'à se laisser mourir de faim et de soif, et pire que tout, de désespoir. Or, le désespoir, c'est le péché qui n'est pas remis. Le péché comme contraire non à la vertu mais à la foi. A ce moment-là de son existence, où en est Kierkegaard dans sa foi ? Dans quel silence vit-il ? Celui de Dieu, intime avec Dieu ? Ou celui du démon, "le charme même du démon" ?

"En la solitude de Dieu comme en la solitude du démon l'unique sécurité, c'est ce broiement de l'âme, cette provision de dégoût pour la vie dont a constamment besoin celui qui est destiné à vivre pour l'éternel."

Telle est l'alternative de celui qui s'est coupé de tout, homme du sous-sol avant la lettre. Soit l'enfer sans salut, soit l'enfer du salut. A moins... A moins que l'on retourne au stade esthétique et que l'on fasse de la poésie une sortie de secours. En effet,

"Seule la poésie et ses rites plus anciens que ses chants, rompt le pacte démoniaque qu'il a conclu avec lui-même."

Seulement voilà, Kierkegaard, qui n'est à ce moment-là, plus que polémique outrancière (et l'on sait que la polémique finit par dessécher l'esprit), est-il encore capable capable de poésie ? De musique ? De lien avec le fondamental ? De foi dans la joie ?

En vérité, il est foutu. Depuis sa rupture avec Régine,"il a beau tendre tous les ressorts de son être disjoint, il ne parvient plus à recouvrer la paix au sein de l'unité."Et revenant sans cesse sur cette rupture, sa dialectique si aiguë n'est plus que rabâchage, ruminations et surtout accusations. Car quoiqu'il dise contre lui-même, c'est surtout contre Régine, et avec elle, le reste du général, qu'il lance ses flèches. Et c'est là que lui qui se voyait chevalier de foi sombre dans la plus infecte mauvaise foi.

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La mauvaise foi, c'est se trouver des excuses alors qu'on a agi comme un salaud.

Kierkegaard a agi comme un salaud avec Régine. Non pas de l'avoir abandonné, ça arrive à des gens très biens, mais d'avoir tenté de lui faire croire, et pire, de se faire croire, qu'il avait fait ça au nom de Dieu. S'il était rentré dans les ordres, à la limite, on aurait pu le comprendre. Mais il n'est pas rentré dans les ordres, il est rentré chez lui, la queue entre les jambes et il s'est perdu en tergiversations, "s'accusant" de tout sauf de l'essentiel, à savoir qu'il n'avait pas eu le courage de s'engager dans un rapport conjugal. Au nom du stade religieux, il a renoncé au stade éthique sans s'avouer qu'il en était encore au stade esthétique et qu'il n'en sortirait jamais. Ou pire qu'il en sortirait pour rien. Kierkegaard s'est condamné aux limbes. Parfois, on se demande s'il croit en Dieu.

Son problème est qu'il est incapable de reprise. Alors que Régine, si. Dans l'histoire, c'est elle qui se reprend, qui sort du désespoir dans lequel il l'avait mise, et qui se marie avec un autre, le laissant, lui, à sa rage et son mépris méprisable. Car non content de l'avoir abandonnée, Kierkegaard ne se remet pas de son mariage. "Je ne peux pas vivre avec toi mais j'exige que tu ne vives avec personne." Le moment où il apparaît comme un pauvre type.

Encore une fois, le salaud n'est pas le faible. Non, le salaud, c'est le faible qui se croit fort.

Là-dessus, Rachel Bespaloff est bien plus impitoyable que moi. A ses yeux, Kierkegaard fut autant cet immense penseur qui a creusé comme personne d'autre les chemins de l'existence que cet impuissant malheureux qui tout fait pour rater sa vie d'homme et est apparu au finale comme la figure même de l'homme du ressentiment, tel que l'a décrit Nietzsche.

"Kierkegaard,écrit-elle, prétend exiger des hommes l'abandon de ce qu'ils ont de plus cher, le courage inouï d'aimer Dieu dans la foi", avant de rajouter aussitôt :"Comment légitimer cet abus d'autorité sans recourir à des sophismes ?", et de constater que dans le texte Coupable ou non ? il y a bien ce  "glissement insidieux que la volonté de puissance imprime au sentiment et à la pensée dont elle s'empare." Kierkegaard passe de l'impuissance de sa conversion à l'exigence de la conversion des autres, sans se rendre compte que l'exigence est la plus mauvaise catégorie mentale qui soit. Dès que l'on exige, l'on se fout le doigt dans l'oeil et l'on est sûr que notre exigence sera huée et contrariée. Comme disait Rémi Brague, Dieu n'exige rien de nous. Dieu ne nous demande rien. Dieu attend simplement que l'on s'aime et qu'éventuellement on L'aime. Aime et fais ce que tu veux. 

Kierkegaard voit pas qu'il se prend les pieds dedans quand il écrit :

"Jusqu'ici, c'était ma consolation  dans la vie, ma victoire sur la vie, que l'on pût exiger le sentiment religieux de chaque individu."

Exiger le sentiment religieux d'autrui - il n'y a pas pire dans le contresens et l'instinct de torture. Qui es-tu pour exiger ? 

Et Rachel de commenter : "En ces lignes orgueilleuses percent l'appétit de domination absolue, le ressentiment contre la vie, le désir de lui faire expier l'humiliation qu'elle inflige - et pour tout dire, l'impuissance du coeur. (...) Si nul homme n'est exclu du miracle de la foi, il ne s'ensuit pas que l'on doive exiger de chaque individu le don total qu'Abraham, impérieusement appelé, avait consenti dans le secret de son être, ou alors la foi n'est pas miracle. L'intrusion du général en ce domaine interdit, Kierkegaard est d'autant moins fondé à l'admettre qu'elle est la négation même de sa pensée religieuse. (...) Le ressentiment est pour lui la plus dangereuse des tentations : dès lors qu'il y cède sous le couvert de la prédication, il trahit la solitude, et l'Unique. "

Dans le ressentiment, l'homme n'est plus l'Unique, mais tout le monde. Kierkegaard a trahi son credo. Le penseur jamais au niveau de sa pensée - la banalité absolue.

A force de souffrir, de vouloir souffrir, de se fermer une à une les portes du bonheur au nom du salut, d'abolir en soi toute légèreté, l'ancien Séducteur ne peut que sombrer dans le dépit. "L'extrême attention de tout l'être à soi dans le malheur, se fatigue en vain à chercher une issue, et manque son but."Comme l'a dit Bernanos pour l'éternité, DIEU NE SE DONNE QU'A L'AMOUR. Et Kierkegaard n'est pas l'amour.

Kierkegaard, qui a été Séduction, est devenu mortification.

Lui qui connaissait si bien le comique est devenu comique. L'inadéquation entre soi et soi est en effet du plus haut comique. "Plus on souffre, dit-il, plus le sens du comique augmente." Alors de deux choses l'une : soit l'on arrive à rire de soi et de sa souffrance et l'on retrouve la sagesse et le salut. Soit l'on est incapable de rire de soi, même pas de sourire,  et dès lors les portes de l'enfer prévaudront. Personne ne rit en enfer.

La reprise comme rire. Le rire comme clarté. Comme instant. Comme félicité. Comme ce qui sauve l'être de lui-même. Keaton, Etaix, Woody Allen et tant d'autres. Kierkegaard aura-t-il pu re-rire ?

Il semble que oui. Au plus fort de la polémique que Kierkegaard menait contre l'Eglise et qui faisait de lui un démon polémique à bout de nerfs, Régine (qui devait partir avec son mari pour les Indes le lendemain) s'arrangea pour le rencontrer une dernière fois dans la rue. Quand ils se croisèrent, elle passa tout près de lui et lui murmura :"que Dieu te bénisse, puisse tout aller bien pour toi." D'après Bespaloff, "il recula légèrement et, en silence, la remercia d'un salut. Plus tard, il dit combien il était heureux de l'avoir revue." Il avait, au moins un instant, retrouvé le sourire, le bonheur, la paix du Christ accordée par cette femme. Il avait été repris par cette femme. Réaccouché par elle. Il pouvait mourir.

 

 

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A REPRENDRE

Miettes sur la Reprise (V)

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- Kierkegaard // Leibniz : "La foi est au-dessus de la raison", dit ce dernier dans sa Théodicée et que reprend à son compte le premier. Les lois de la grâce plus grandes que celles de la nature. La foi plus grande que la nécessité. Que dit Descartes là-dessus ? Demander à Mathieu G.

- Les instants "pleurs de joie" de Sören : le 19 mai 1838 à 10 h 30 du matin ; la seconde, le 19 avril 1848.

- Qu'est-ce que le temps ?

Pour Platon : des atomes abstraits et insonores, instants vides, points mathématiques, sans existence réelle.

Pour Bergson : un flot continu qui emporte tout dans son élan vital et qu'on appelle "durée".

Pour Kierkegaard, une suite (musicale) ou une succession infinie d'instants, une discontinuité permanente. L'instant lui-même étant ce contact entre temps et éternité. Par exemple, un coup de foudre. Dès que j'ai vu Marie Fontanez, je suis tombé amoureux d'elle pour le reste de ma vie. C'était en Seconde, à Saint-Exupéry, en cours d'anglais que nous avions en tronc commun. Je me rappelle  son profil athénien, sa veste blanc cassé à franges marrons, sa peau diaphane et sa voix de harpe. Je n'osais lui adresser la parole. Plus tard, alors que nous étions passés respectivement en Première, puis en Terminale, quoique dans deux classes différentes, je la croisais de temps en temps dans la cour et les couloirs du lycée, toujours aussi muet. Ce n'est que le premier jour d'hypokhâgne que nous nous sommes enfin parlés.

- Si tout était identique en ce monde, il n'y aurait pas de reprise. Ni d'ailleurs de pli. C'est l'infini dans le fini, l'éternité dans le temps, l'instant dans la durée, le motif dans la portée, la rupture dans le flux, le retour après la rupture, la variation dans le mouvement, en un mot, la reprise, qui font la vie.

- " Tout ce qui est chrétien est ambiguïté". Ca, tout le monde est d'accord.

- Le comique est contradiction consciente de soi avec soi. Conscience du singulier par le général, ou conscience de la distance qui existe entre les deux. Je souffre, et pourtant d'un certain point de vue, ma souffrance est rigolote. Ne pas être conscient de cela, c'est périr.

- "Immortel Mozart ! Toi à qui je dois tout !"

- Hegel, Eléate des temps modernes, nie à sa manière le mouvement réel de la vie. Pour lui, tout est "historique", comme pour Marx, tout sera "social". Pour eux, seul le processus (toujours plus ou moins désindividualisant) compte. Alors que pour Kierkegaard, tout est affectif, individuel, singulier. La reprise comme subsistance, persistance et résistance de la vie face au concept. La reprise comme rupture de la vie dans le concept. La reprise comme ce qui ne passe pas outre. La reprise comme retour des problèmes.

 

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- La mauvaise reprise du rêveur qui en fait ne reprend rien du tout et surtout pas la femme qui attend désespérément qu'on la reprenne et même qu'on la prenne (Augustin Meaulnes, Adolphe, moi.)

- Les saloperies affectives et dialectiques de Kierkegaard face à Régine. Lui faire croire qu'il l'avait trompée, et qu'il ne l'aimait pas, afin qu'elle se détache de lui. Au fou !

- L'intéressant, catégorie esthétique qui prépare à l'éthique (Socrate). Ainsi la jeune fille pour se rendre intéressante fait la coquette. Mais qu'est-ce que la coquetterie sinon un effort vers l'autre ?

- La farce, supérieure à la tragédie, à la comédie, et au vaudeville, car la seule à provoquer l'immédiateté du spectateur, sans le filtre et les codes de la culture. Exemples ?

- La reprise comme rituel : "Ici, à Berlin, je vis avec une extraordinaire précision... Je vais à mon café - le meilleur que j'ai trouvé à Berlin. Un café qui a un meilleur café que celui que l'on donne à Copenhague." (18 novembre 1841) // Moi à Nice.

- Kierkegaard dans la lignée de Hégésias, un philosophe cyrénaïque qui niait la jouissance de la vie et parlait avec tant d'éloquence de la mort que ses auditeurs se suicidaient.

 

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- "Il en allait de lui comme si souvent avec des hommes mélancoliques qui sont captifs d'eux-mêmes : il avait idéalisé la jeune fille, après quoi il avait cru que c'était elle." Plus tard, il avouera que si elle mourrait, il se sentirait soulagé, tellement ce contraste entre l'idée et la femme réelle le faisait souffrir !

- Etranger suis-je à ces jeunes filles kierkegaardiennes qui me semblent toutes plus ou moins anémiées, sans force, manipulables, niaises (un peu comme la Clélia de La Chartreuse), même si dans la réalité, Régine s'est révélée bien plus forte que son misérable séducteur abandonneur. Encore plus étranger suis-je à ce séducteur qui se perd en stratégie démoniaque.... au nom de Dieu. Encore une fois, ce qu'il y a de détestable en l'homme Kierkegaard, c'est d'avoir reproché à Régine de s'être donné à un autre homme alors que lui n'avait pas voulu la prendre. Même abandonnée par lui, il aurait voulu qu'elle soit encore suspendue en lui, pour lui et par lui. Ce qui est inadmissible. Et ensuite, il demande à un de ses amis de la suivre dans la rue pour savoir où elle va, ce qu'elle fait, pauvre nul.

- Constantin, sorte de Monsieur Teste, pur indifférent, intellectuel, blasé, que rien n'étonne, Don Alfonso impuissant et démoniaque.

- La mauvaise foi comme le démoniaque par excellence.

- Si le jeune homme se sentait coupable, il aurait une chance de retrouver son innocence, mais plus il se veut innocent, plus il est coupable. Encore une fois non pas d'avoir abandonné sa fiancé, mais d'avoir soutenu qu'il le faisait pour son bien à elle et pour son appel de Dieu à lui. Connard.

- Le jeune homme n'est pas Job. Introjection fallacieuse et vaniteuse.

- Pour ses amis, Job ne peut être que coupable. Et non pas tant parce qu'ils veulent l'enfoncer que parce qu'ils veulent au contraire le libérer. Tel est le"coup tordu de l'éthique" : on peut envisager que Dieu a puni Job parce qu'il le méritait, mais on ne peut envisager que le malheur de Job soit "gratuit". Car dans ce cas-là, Dieu est un sadique et ça ne va plus du tout. La punition, c'est ce qui légitime tout, Dieu et la misère du monde, c'est ce qui donne de la dette, donc de la valeur, à tout. Non, il faut que pour son salut, Job ait tort. Or, le scandale de Job, c'est qu'il hurle la gratuité de ce qui lui arrive, il hurle son innocence. Aux yeux de tous, il passe donc pour un fou. Sauf aux yeux de Dieu qui finit par sortir de son silence. Dieu a fait en sorte que Job l'appelle et qu'ils se parlent enfin. Job devient réellement Den Enkenlte (L'Unique) devant Dieu. Plus tard (ou plus exactement, plus avant), ce sera (ç'aura été) Abraham.

- Dans la première version de La Reprise, le jeune homme, n'arrivant à se reprendre, trompé jusqu'au bout par son mentor, se suicidait. Comment finira Jasmine ?

 

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- Kierkegaard croyait-il en Dieu ? Parfois, il nous fait penser à Pierre Palmade - un homo qui voudrait être hétéro, un incroyant qui voudrait croire.

- Kierkegaard, homme de ressentiment et de mauvaise foi. Ce qui fait écrire à Nelly Viallaneix : "A vrai dire, l'exposé de Kierkegaard ne va pas sans artifice. Il cherche, semble-t-il, à camoufler son dépit en présentant l'échec qu'il subit comme une victoire depuis longtemps désirée, afin de tromper son entourage."

- Comment Mathieu G. peut-il être kierkegaardien, lui qui est incapable de tenir plusieurs forces ensemble et qui a un mal fou à comprendre que la pensée est multiple et que, comme le dit d'ailleurs son auteur préféré, la liberté est dans la contradiction ? Tout Kierkegaard tient dans cette dialectique entre les opposés tenus ensemble et mis en musique. Comme Nietzsche, il faut écouter Kierkegaard.

- Etapes sur le chemin de la vie : l'éthique reprend l'esthétique comme le religieux reprend l'éthique - ce qui ne va pas sans provoquer angoisse (concept) et désespoir (traité), crainte et tremblements (bientôt).

- Encore faut-il le comprendre. Or, Kierkegaard, de son propre aveu, écrit de manière à ce que"les hérétiques ne puissent le comprendre", ce qui ne va pas sans complications.

- "... mais en dehors du ciel et de l'histoire du monde, il y a encore une histoire, qu'on appelle histoire de l'individu. Vous ne vous semblez pas beaucoup vous en inquiéter. (...) Embrasser d'un coup d'oeil l'histoire tout entière du monde et dire que chaque nouvelle génération commence où finit l'ancienne, c'est grand, c'est grandiose et surprenant ; réfléchir sur ce dont je parle est bien petit et insignifiant. (...) Lorsqu'il s'agit de savoir si chaque individu peut commencer ; ou s'il est perdu par son premier commencement."

- Maintenant, il peut y a voir des reprises esthétiques pures et même fantasmagoriques, comme dans Minuit à Paris, un merveilleux Woody Allen.

- "... beaucoup de choses agréables font une impression bien plus faible la seconde fois que la première ; c'est généralement reconnu dans ce dicton : quand on a été une fois à un endroit, on ne doit pas y revenir..."Je pense (car je sens) exactement le contraire. Quand une chose est agréable une première fois, elle est jouissive la deuxième fois et extatique la troisième. La reprise (même esthétique) est puissance ou jouissance toujours plus grande. J'aime de plus en plus ce film, ce livre, cette ville, cette femme, ce souvenir. J'aime la vie de plus en plus. Et sans doute grâce à Dieu. Même si je ne suis qu'un piteux croyant, à mille lieux des déchirures kierkegaardiennes. C'est que je suis beaucoup plus vulgaire et beaucoup moins sadique que lui : je refuse de fuir le bonheur (catégorie éthique et général) au nom de l'Unique et de me détourner du bien-être au nom de l'être.

- La liberté, chez les Grecs, est en arrière, alors que chez les Chrétiens et les Existentialistes, elle est en avant. Chez les Anciens, on se souvient, chez les Modernes, on se dépasse. Chez les uns, on rend grâce, chez les autres, on conteste. La liberté est soit abnégation soit perturbation.


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Pour finir, qu'est-ce que l'existentialisme ?

L'affirmation d'une liberté totale et maudite qui implique une responsabilité absolue, sans aucune justification possible, que l'on soit face à Dieu (Kierkegaard) ou face aux hommes et à l'Histoire (Sartre). L'affirmation de l'existence comme singularité anhistorique et subjectivité absolue contre l'hégélianisme qui pose le processus historique comme totalité objective absolue. La subjectivité conçue comme vérité de l'être devant Dieu - . Dieu comme personne et non comme étape philosophique (Hegel). Cette subjectivité peut s'appeler foi et cette foi est scandale et folie. C'est par la foi, la subjectivité, que l'on choisit d'être un homme. Or, l'on ne connaît jamais réellement les conséquences ultimes d'un choix. Choisir, c'est risquer tout son être dans quelque chose qui peut nous broyer - et les positivistes ont beau jeu de faire fi de cette possibilité. L'erreur moderne est de se croire libre mais de PASSER OUTRE les risques de cette liberté (on en reparlera avec Abraham). En vérité, il faut toujours douter. La foi précède du doute, contient le doute, suppose le doute. La foi est une dialectique du doute comme le doute est une dialectique de la foi. CROIRE EN DIEU SANS AVOIR DOUTER DE LUI OU SANS CONTINUER DE DOUTER DE LUI EST UNE PREUVE DE MAUVAISE FOI. Le vrai croyant est celui qui prend le risque que Dieu n'existe pas - ou que son enfant sera un Richard III ou un Isaac. De ce point de vue, la foi est un pari - ou un saut (exactement comme le saut de la foi dans Indiana Jones et la dernière croisade), quelque chose d'absurde. Le contraire d'une certitude et d'une vraisemblance. Le contraire de la fameuse foi du charbonnier. Comme Pascal et Simone Weil, Kierkegaard nous invite à raisonner comme si Dieu n'existait pas... et qu'Il existait au bout du compte. La foi comme un saut dans l'absurde mais qui abolirait le néant.

En ce sens, Kierkegaard est à mille lieu du thomisme catholique. Et que du point de vue du thomiste (ou du charbonnier), sa foi a quelque chose de démoniaque.

Ce qu'il faut comprendre est que tout est tonalité affective chez lui (comme chez Nietzsche) et que l'être est moins pictural que musical.

D'où l'angoisse de notre présence au monde. L'angoisse comme attestation de notre liberté avec ses motifs, ses variations, ses reprises, mais aussi ses ruptures, ses imprévus, ses surprises. Le choix est affaire de liberté mais la liberté met aussi en branle le hasard. La liberté met en branle notre volonté et le hasard. Il n'est jamais sûr que l'on aboutisse à ce que l'on a voulu librement et pour lequel on a agi ainsi. Nous ne pouvons pas tout prévoir, tout responsables et sages et avisés et sérieux que nous somme. L'existence a cette aspect imprévisible et contingente qui fait qu'un méchant peut échapper à  la justice et un bon être puni injustement. Le moralisant, c'est celui qui croit qu'il y a obligatoirement adéquation entre la faute et la sanction et l'acte bon et la rétribution.

La liberté est donc double : elle est ce qui me fait agir sur le monde et dans le hasard mais elle est aussi ce qui fait que le monde et le hasard peuvent agir sur moi. De mon point de vue, la liberté est ma volonté. Du point de vue autre, elle est le hasard.

Mais ma volonté ne serait-elle pas le fruit du hasard ?

L'homme, synthèse de fini et d'infini, de désespoir et de béatitude, de souffrance et d'amour, de désir mortifère et vital.

Kierkegaard, comme Nietzsche, est un perspectiviste. D'où l'emploi des pseudonymes au service de la communication indirecte, hors littéralité, hors signe, et anonyme. Car si le nom au service de lui-même, le pseudonyme (ou l'anonyme) est au service de la vérité. Et la vérité est un mode de l'amour.

 

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A REPRENDRE UN JOUR

 

 

 

 

L'instinct de mort (sur Utoya, de Laurent Obertone)

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Sur Atlantico,

 

 

 

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AVONS-NOUS TOUS QUELQUE CHOSE D'ANDERS BREIVIK ?

Analyse du livre-choc de la rentrée, Utoya de Laurent Obertone.

 

Il est inquiétant, ce Laurent Obertone. On ne sait pas d’où il vient ni pour qui il roule et encore moins jusqu’où il ira. Un défi pour les situationnistes et un cas d’école pour les inquisiteurs de la rive gauche – le pauvre Aymeric Caron d’On n’est pas couché qui avait tout fait pour confondre Obertone  lors de son passage dans l’émission s’en souvient encore. Malgré ces exhortations (« Avouez ! Avouez que vous êtes xénophobe, malsain, innommable ! Avouez ! »), il n’avait rien pu tirer de cet homme affable, presqu’anonyme, sans position idéologique particulière, et ayant l’intelligence de laisser parler son livre plus que lui. C’est queLa France Orange mécanique en avait défrisé plus d’un, osant raconter le réel sans ambages ni mesure de précaution, autant dire une horreur pour les sociologues officiels – et d’autant plus horrible que son auteur ne disait pas autre chose qu’eux, se référant à leurs travaux et leurs chiffres,  sauf que lui le disait de manière lisible, dramatique, humaine, et pire que tout, compassionnelle, mais d’une compassion allant moins dans le sens des voyous, ces gens que Renaud Camus appelle non sans malice les « Sensibles » (des quartiers du même nom) que dans celui des victimes dont le danger est d’abord, et qu’elles aient été violées, meurtries ou assassinées, de « faire le jeu du Front National ». Las ! Aucune instance morale ni juridique ne condamna ni même n’inquiéta le brûlot obertonien qui se vendit comme des petits pains auprès d’un public heureux de pouvoir enfin se référer à un travail sérieux et compréhensible sur la délinquance hexagonale.

Huit mois plus tard, revoilà le cauchemar de Aymeric Caron (« Avouez ! ») avec Utoya, un récit hallucinant sur l’affaire Breivik, car écrit du point de vue de celui-ci, à la première personne, et comme dans une tragédie classique, respectant l’unité de lieu, de temps et d’action. Certes, on serait en droit de se demander s’il n’est pas un peu tôt pour transformer en œuvre littéraire un événement aussi traumatisant que celui-là. Ce serait oublier qu’aujourd’hui, à tort ou à raison, la représentation s’est accélérée, l’actualité tweete, et que l’on ne compte plus les films ou les livres qui ont fait leur matière à partir de l’actualité la plus récente – tel en son temps Emmanuel Carrère dans L’adversaire, tirée de l’affaire Romand, ou tel Abel Ferrara dans son prochain film sur DSK avec Depardieu. En ce sens, Obertone est bien un post-moderne en phase avec son époque et qui dans ce livre suit un criminel exceptionnel un peu comme Gus van Sant suivait les tueurs d’Elephant, les filmant de dos, comme si on était derrière eux, qu’on écoutait ce qui se passe dans leur tête et qu’on tirait avec eux, à l’instar d’un jeu vidéo.

 

 

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Culture et monstruosité

Depuis le Richard III de Shakespeare qui s’ouvrait par la célèbre tirade du prince meurtrier s’adressant aux spectateurs et les prenant tout au long de la pièce comme témoins et complices de ses forfaits (et je ne compare pas du tout Obertone à Shakespeare, je dis simplement que le procédé est le même),  jusqu’à la confession hallucinante de Max Haue, le nazi des Bienveillantes de Jonathan Littell qui faisait du lecteur son confident, l’appelant d’ailleurs son « frère humain », en passant par le monologue fabuleux du rat des Mémoires d’un rat, de Andrzej Zaniewski, qui mettait en scène un rongeur racontant son existence de prédateur et de proie, métaphore de l’humanité la plus bestiale, le « je » du méchant est une vieille histoire littéraire. Et c’est d’ailleurs à ce dernier livre  que fait le plus penser Utoya tant son héros s’impose comme une sorte de  bête humaine pensante, barbare rationnel, idéologue au cerveau reptilien, dégénéré pourtant nourri des références les plus incontournables de la culture européenne. Car enfin, ce type qui a lu Hobbes, Orwell et La Boétie (certes de manière bassement littérale – mais le littéralisme n’est-il pas la plaie de notre époque ?), qui se prend pour Achille, Lancelot et même Winston Churchill, qui annonce sans rire qu’il profitera de la prison pour apprendre le latin, le grec, allant jusqu’à citer Goethe qui disait que plus on connait de langues étrangères, mieux on connaît la sienne, qui se targue même d’un QI de 135 ( !!!!), et qui regarde la série Rome (la série préférée de l’auteur de ces lignes !) est une illustration vivante des théories de George Steiner sur la défaite de la culture, son impossibilité à anoblir les âmes, sinon sa propension à accoucher de monstres froids. Comment fonctionne un fasciste, c’est-à-dire comment fonctionne quelqu’un qui ne raisonne que selon le sol, le sang et le sperme, et dont le vitalisme mortifère, le génétisme dégénéré (et désespéré), l’obsession de la pureté (c’est-à-dire de la mort) constituent la seule Weltanschaung - tel est le premier intérêt de ce livre renversant.

Le paradoxe est que si Breivik est un fasciste au sens mental, « philosophique » du terme, il n’a pourtant pas agi comme un skin head ou comme un raciste furieux aurait pu le faire, en allant massacrer des gens issus de l’immigration et supposés « envahisseurs », mais au contraire comme un « intellectuel » bien décidé à liquider d’autres intellectuels supposés collabos. Le massacre d’Utoya n’est pas une ratonnade mais une sorte d’expédition punitive chez les « Terra Nova » de son pays,  destinée à réveiller les consciences « autochtones » - et avec le « souci » médiatique (et donc narcissique) de ne passer ni pour un nazi ni pour un antisémite. Contre ses frères d’arme qu’on supposerait être les antisémites, il explique en effet (ou si l’on préfère, Obertone explique à sa place, mais ce dernier ayant lu les mille cinq cent pages du pensum de Breivic ne se propose que d’en faire la synthèse) : « les Juifs sont une diversion pour les nationalistes qui n’ont pas le courage d’admettre que nos ennemis sont d’abord nos frères » et que « l’effondrement de notre nation [n’] existe [que] parce que nous le décidons». Un constat qui, indéniablement, sera partagé par un certain nombre de lecteurs conservateurs qui ne vont pas prendre les armes pour autant. Mais Breivik ne serait-il pas dans leur corps ?

De même, lorsque celui-ci s’en prend à cette tendance tellement occidentale de l’autoflagellation permanente, et que, rappelant un souvenir d’école où pour le sensibiliser, lui et ses petits camarades, au racisme, on leur avait fait passer un film sur l’esclavage dans lequel seuls les Européens étaient dénoncés, il note : « Pas des Noirs par les Noirs, pas des Noirs par les Arabes, pas des Blancs par les Arabes, pas des Blancs par des Blancs. Uniquement des Noirs par des Blancs »,  force est de constater que ce propos, qui aurait d’ailleurs pu être signé Pascal Bruckner dans son fameux Sanglot de l’homme blanc, risque d’avoir un écho favorable auprès d’un public qui n’en peut plus de la culpabilisation permanente dans laquelle les professionnels de l’indignation veulent le tenir jusqu’à la lie.  


 

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Morale et idéologie

On voit dès lors le « problème moral » que ce livre va poser. Jusqu’à quel point Obertone, et son lecteur « réactionnaire », partagent, même en le taisant, surtout en le taisant, les avis de Breivik sur le monde  - et ce faisant, participent,  au moins symboliquement, à la tuerie d’Utoya ? C’était le piège dans lequel était d’ailleurs tombé Richard Millet dans son fameux et très maladroit Eloge littéraire d’Anders Breivik et qui lui avait valu d’être banni du comité de lecture de Gallimard. Serions-nous tous, nous, « les gens de droite », des Breivik en puissance, lui-même se définissant comme un homme de droite classique (quoiqu’actif) ?

Pour aggraver notre cas, il faut bien avouer que l’on sourit de temps en temps aux provocations de celui-ci, quand il dit par exemple que « ces gauchistes qui estiment que la réalité n’est qu’une construction intellectuelle semblent tout à coup prendre mes balles très au sérieux » ; ou quand, tout à ses considérations vitalistes, il fait remarquer que l’on va beaucoup baiser grâce à lui et son carnage, parce que « les enterrements stimulent l’activité sexuelle, c’est prouvé » ; ou encore lorsqu’il fait le joli cœur avec les femmes, arguant que la spécialité de celles-ci est de« se passionner » pour une cause, un être, aussi terrifiant soit-il, et « de ne jamais juger » - la preuve, ces lettres d’amour que des criminels notoires reçoivent en prison de la part d’énamourées romantiques. Et sans parler de sa connaissance exacte des média et leur art d’héroïser le bourreau ou la victime d’un jour. Ainsi quand il refuse de tirer sur un gars trop jeune, et parce que ce dernier lui ressemble un peu, et qu’il conclut :« il deviendra une star ».  Célèbre juste pour ne pas avoir été abattu comme les autres - mais quel médiologue, ce Breivik ! Il est vrai que l’humour du salaud, toujours plus fort que les moraux, et dans le cas de Breivik, plus fort même que son avocat dont il dit un moment : « Je lis dans ses yeux le doute qu’ils ne voient pas dans les miens », a toujours fait mouche,  Un vrai Joker, ce gars du Nord !

Alors, sommes-nous coupables de complaire à l’auteur de la plus fameuse tuerie de ces dernières années ? Devons-nous aussi passer au tribunal pour complicité passive ? Mais bien entendu, et comme tout le monde dès qu’il s’agit d’idéologie. Car il ne faut pas se leurrer : à chaque acte de terrorisme, le premier réflexe que nous avons est d’espérer que le coupable fasse partie du camp d’en face et que la victime nous appartienne. Pourvu que cela ne soit pas un islamiste de gauche mais un extrémiste de droite, a-t-on pensé tout de suite à gauche quand on a appris le carnage de Mohamed Merah. Pourvu que cela soit un islamiste de gauche et pas un petit gars bien de chez nous, a-t-on réagi à droite quand les premières informations sur Utoya nous sont parvenues. Et dans l’affaire Méric, toute la bataille médiatique consista à savoir, minute par minute, qui avait donné les premiers coups entre Clément Méric, l’internationaliste au patronyme si frenchie et Esteban Murillo, l’identitaire au nom si hispanique. Dans l’actualité récente comme dans l’Histoire, les morts ne sont là que pour accuser les gens avec qui on n’est pas d’accord politiquement.

 

 

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Miodrag Dado Djuric, Expulsion à Montrouge,
technique : peinture à l’huile ; toile
dimensions : H :146cm; L : 114cm
date de création : 1968


Littéralisme et perversion

Et c’est un fait que Breivik va rameuter beaucoup de monde autour de lui, et pas seulement des néoconservateurs hypocrites bien contents d’avoir un salaud utile qui a fait le sale boulot à leur place.  Car Breivik, et c’est là que le livre d’Obertone devient dévastateur, a dans ses cartons de quoi réjouir autant les nationalistes que les écologistes, les familialistes que les obsédés sexuels, les hygiénistes que les situationnistes (on ne compte plus les réflexions « debordiennes » qu’il n’arrête pas de faire entre deux fusillades), les chrétiens que les pagano-celtiques,  les partisans de la peine de mort comme les partisans de l’action directe, rouge, brune ou les deux. La « réflexion » breivikienne sur le monde est si infinie qu’elle se dissout au fur à mesure qu’elle se développe – et que c’est à ce moment-là que le livre prend toute son ampleur non idéologique comme on le croyait mais bien anti-idéologique. Plus on avance dans le récit, plus on se rend compte qu’on a affaire à un dingue qui nous a fait passer pour des idiots, et qui pire a rendu notre credo impossible.   Breivik, c’est l’instinct de mort + la rhétorique, le pan pan suivi du blabla. Un Narcisse sans cause qui s’en est trouvée une et qui l’a dévoyée. A l’instar de Bernanos qui disait qu’Hitler avait « déshonoré l’antisémitisme », on peut dire que Breivik a déshonoré le souci identitaire, si tant est qu'il qu’il en avait un. Sa transparence idéologique, trop nette pour être honnête, mélangée à son délire mégalomaniaque et sa prodigieuse inhumanité finissent par rendre gerbant ce que l'on avait cru vaguement partager avec lui. Au beau milieu de la lecture, on se rend compte de ce qu’on avait oublié et qui est simplement qu’un tueur n’est qu’un tueur. La tautologie a fait voler en éclat la théorie.

Lui-même l’avoue : « Tout ce que j’ai préparé, tout ce que j’ai lu, tout ce que j’ai compris, pensé, décidé, affirmé, construit, haï, tout ça est devenu insignifiant depuis que j’ai laissé trois cadavres derrière moi.  (…) Après les années d’écriture et de haine, les mois de préparation mentale et d’assimilation doctrinaire, les semaines d’entraînement et de planification opérationnelle, les journées de mise au point : en une seconde je viens de de basculer du côté des tueurs »

Ce que nous apprend ce livre, et qui du coup se révèle celui d’un moraliste impitoyable,  est celle que quelle que soit notre propension pavlovienne à dissoudre le réel, même le plus atroce, derrière l’idéologie qui est toujours vengeresse, est que le crime annule la cause, le sang versé vide l’esprit de sa substance, et comme l’a dit Obertone lui-même dans une interview, « l’acte balaye les idées ». En vérité, seuls ceux qui idolâtrent les idées, les idéologues, continueront de boycotter ce livre et de faire passer son auteur pour un propagateur de la pire espèce. Utoya est un pavé jeté dans la mare de l’idéologie, qui fut toujours le mal de tous les temps, et du littéralisme - à notre avis, celui spécifique à notre temps.  

C’est pourquoi il faut toutes séances tenantes se plonger dans ce grand livre cathartique, accepter d’être traîné comme dans un train fantôme dans les méandres de cette âme malade et si terriblement mise en scène par son auteur, faire l’expérience de l’introjection puis de la prise de conscience, revenir à la raison, et finir par voir en ce type qui s’est pris pour un créateur de civilisation ce qu’il est vraiment - un psychopathe total, manipulateur King Size,  symptôme affolant de notre monde, et dont l'horizon psychique, que l’on ne révèlera pas, fait froid dans le dos. Froid comme l’enfer auquel il s’est condamné.

 

Utoya, Laurent Obertone, Editions du Ring, août 2013, 430 pages, 20 euros.


 

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Anders Breivik. Crédit Reuters 1 2 3 4 Page suivante Il est inquiétant, ce Laurent Obertone. On ne sait pas d’où il vient ni pour qui il roule et encore moins jusqu’où il ira. Un défi pour les situationnistes et un cas d’école pour les inquisiteurs de la rive gauche – le pauvre Aymeric Caron d’On n’est pas couché qui avait tout fait pour confondre Obertone lors de son passage dans l’émission s’en souvient encore. Malgré ces exhortations (« Avouez ! Avouez que vous êtes xénophobe, malsain, innommable ! Avouez ! »), il n’avait rien pu tirer de cet homme affable, presque anonyme, sans position idéologique particulière, et ayant l’intelligence de laisser parler son livre plus que lui. C’est que La France Orange mécanique en avait défrisé plus d’un, osant raconter le réel sans ambages ni mesure de précaution, autant dire une horreur pour les sociologues officiels – et d’autant plus horrible que son auteur ne disait pas autre chose qu’eux, se référant à leurs travaux et leurs chiffres, sauf que lui le disait de manière lisible, dramatique, humaine, et pire que tout, compassionnelle, mais d’une compassion allant moins dans le sens des voyous, ces gens que Renaud Camus appelle non sans malice les « Sensibles » (des quartiers du même nom) que dans celui des victimes dont le danger est d’abord, et qu’elles aient été violées, meurtries ou assassinées, de « faire le jeu du Front National ». Las ! Aucune instance morale ni juridique ne condamna ni même n’inquiéta le brûlot obertonien qui se vendit comme des petits pains auprès d’un public heureux de pouvoir enfin se référer à un travail sérieux et compréhensible sur la délinquance hexagonale. Huit mois plus tard, revoilà le cauchemar de Aymeric Caron (« Avouez ! ») avec Utoya, un récit hallucinant sur l’affaire Breivik, car écrit du point de vue de celui-ci, à la première personne, et comme dans une tragédie classique, respectant l’unité de lieu, de temps et d’action. Certes, on serait en droit de se demander s’il n’est pas un peu tôt pour transformer en œuvre littéraire un événement aussi traumatisant que celui-là. Ce serait oublier qu’aujourd’hui, à tort ou à raison, la représentation s’est accélérée, l’actualité twitte, et que l’on ne compte plus les films ou les livres qui ont fait leur matière à partir de l’actualité la plus récente – tel en son temps Emmanuel Carrère dans L’adversaire, tirée de l’affaire Romand, ou tel Abel Ferrara dans son prochain film sur DSK avec Depardieu. En ce sens, Obertone est bien un post-moderne en phase avec son époque et qui dans ce livre suit un criminel exceptionnel un peu comme Gus van Sant suivait les tueurs d’Elephant, les filmant de dos, comme si on était derrière eux, qu’on écoutait ce qui se passe dans leur tête et qu’on tirait avec eux, à l’instar d’un jeu vidéo. Culture et monstruosité Depuis le Richard III de Shakespeare qui s’ouvrait par la célèbre tirade du prince meurtrier s’adressant aux spectateurs et les prenant tout au long de la pièce comme témoins et complices de ses forfaits (et je ne compare pas du tout Obertone à Shakespeare, je dis simplement que le procédé est le même), jusqu’à la confession hallucinante de Max Haue, le nazi des Bienveillantes de Jonathan Littell qui faisait du lecteur son confident, l’appelant d’ailleurs son « frère humain », en passant par le monologue fabuleux du rat des Mémoires d’un rat, de Andrzej Zaniewski, qui mettait en scène un rongeur racontant son existence de prédateur et de proie, métaphore de l’humanité la plus bestiale, le « je » du méchant est une vieille histoire littéraire. Et c’est d’ailleurs à ce dernier livre que fait le plus penser Utoya tant son héros s’impose comme une sorte de bête humaine pensante, barbare rationnel, idéologue au cerveau reptilien, dégénéré pourtant nourri des références les plus incontournables de la culture européenne. Car enfin, ce type qui a lu Hobbes, Orwell et La Boétie (certes de manière bassement littérale – mais le littéralisme n’est-il pas la plaie de notre époque ?), qui se prend pour Achille, Lancelot et même Winston Churchill, qui annonce sans rire qu’il profitera de la prison pour apprendre le latin, le grec, allant jusqu’à citer Goethe qui disait que plus on connait de langues étrangères, mieux on connaît la sienne, qui se targue même d’un QI de 135 (!!!!), et qui regarde la série Rome (la série préférée de l’auteur de ces lignes !) est une illustration vivante des théories de George Steiner sur la défaite de la culture, son impossibilité à anoblir les âmes, sinon sa propension à accoucher de monstres froids. Comment fonctionne un fasciste, c’est-à-dire comment fonctionne quelqu’un qui ne raisonne que selon le sol, le sang et le sperme, et dont le vitalisme mortifère, le génétisme dégénéré (et désespéré), l’obsession de la pureté (c’est-à-dire de la mort) constituent la seule Weltanschaung - tel est le premier intérêt de ce livre renversant.
Read more at http://www.atlantico.fr/decryptage/avons-tous-quelque-chose-anders-breivik-lecture-utoya-livre-choc-rentree-pierre-cormary-842542.html#m8kkrHLu3jdW3JaX.99

 LAURENT OBERTONE SUR ARTE - http://www.arte.tv/guide/fr/049880-002/28-minutes?autoplay=1

 

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Son credo, donc le nôtre

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Bonne nouvelle, Dieu n'est plus un tentateur.

Parce qu'il faut bien avouer que :"Ne nous soumets pas à la tentation", ça laissait dire que Dieu était à la fois déterministe et tentateur, donc sadique, ce qui était un peu fort de café. "Ne nous laisse pas entrer en tentation", ça innocente Dieu et ça induit l'idée très belle qu'au contraire Dieu pourrait nous aider à ne pas y entrer. "Ne nous laisse pas entrer" = "fais quelque chose pour nous". Non seulement, nous sommes plus libres, mais Dieu aussi est plus libre.

Le problème de la liberté de Dieu. C'est tout le sujet de Crainte et tremblements de Kierkegaard. On y reviendra dans les semaines à venir.

A ceux qui voient dans ce changement de parole une indulgence coupable faite à l'esprit moderne, il faut rappeler qu'au contraire, ce "ne nous laisse pas entrer en tentation" est un retour aux sources puisqu' avant l'on disait : "ne nous laissez pas succomber à la tentation." Par ailleurs, Benoît XVI souhaitait, lui aussi, et depuis longtemps, changer ce verset fondamental du credo. François l'a fait et c'est fort bien ainsi.

François, la Charité.  Benoît, la Foi. Jean-Paul, l'Espérance. Tempérament différent, même ligne, même credo (au cas où on l'aurait oublié), trois papes exceptionnels.

Et maintenant, l'entretien.

Celui-ci a été conduit par le Père Antonio Spadaro, directeur de la revue jésuite italienne La Civiltà Cattolica, en trois rencontres échelonnées du 19 au 29 août derniers, et publié dans la revue Etudes le 19 septembre dernier et que l'on peut lire entièrement ici.

Ce post ne se veut qu'un débroussaillage d'un dialogue passionnant, chaleureux et ô combien profond avec le chef de la chrétienté. On applaudira (se signera plutôt) à son sens de la formule, sa pédagogie, son humour, sa façon tellement jésuite de mettre la parole moderne au service de l'éternité.

Déjà, sa façon de mettre à l'aise son interlocuteur : "À ma sortie, le pape est déjà là à m’attendre. J’ai l’agréable impression de n’avoir franchi aucun seuil."

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Visage
       
"La spiritualité de Bergoglio n’est pas faite d’« énergies harmonisées », selon son expression, mais de visages humains : le Christ, saint François, saint Joseph, Marie."

On pense à Levinas, aux icônes, mais aussi à Bergman.

Individu

"« J’arrive à regarder les personnes individuellement, me dit-il, à entrer en contact de manière personnelle avec celles qui me font face. Je ne suis pas coutumier des masses. » Je lui dis qu’effectivement cela se voit et que cela frappe tout le monde. Lorsqu’il est au milieu des foules, ses yeux se posent sur les personnes."

Visage, regard, individu. Jésus aussi maudissait les masses, "ceux-là iront dans la géhenne" mais bénissait les individus. L'individu seul est sauvé - ou peut l'être.

 

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Péché (identité)

"« Qui est Jorge Mario Bergoglio ? » Le pape me fixe en silence. Je lui demande si c’est une question que je suis en droit de lui poser… Il acquiesce et me dit : « Je ne sais pas quelle est la définition la plus juste… Je suis un pécheur. C’est la définition la plus juste… Ce n’est pas une manière de parler, un genre littéraire. Je suis un pécheur. » (...) Si, je peux peut-être dire que je suis un peu rusé (un po’ furbo), que je sais manœuvrer (muoversi), mais il est vrai que je suis aussi un peu ingénu. Oui, mais la meilleure synthèse, celle qui est la plus intérieure et que je ressens comme étant la plus vraie est bien celle-ci : Je suis un pécheur sur lequel le Seigneur a posé son regard. » Il poursuit : « Je suis un homme qui est regardé par le Seigneur. (...) « Ce doigt de Jésus… vers Matthieu. C’est comme cela que je suis, moi. C’est ainsi que je me sens, comme Matthieu ». Soudain, le pape semble avoir trouvé l’image de lui-même qu’il recherchait : « C’est le geste de Matthieu qui me frappe : il attrape son argent comme pour dire : “Non, pas moi ! Non, ces sous m’appartiennent !” Voilà, c’est cela que je suis : un pécheur sur lequel le Seigneur a posé les yeux.»"

Rappelons qu'être pécheur ne signifie pas être coupable. Bien au contraire, c'est en se définissant pécheur, c'est-à-dire personne qui a la chute en soi, qui a chuté comme Adam, que Dieu seul peut non seulement nous pardonner mais encore nous appréhender. Dieu, comme disait Rémi Brague, ne voit pas nos fautes mais nos péchés - et si l'on le veut, Il nous en délivre. Dieu est à notre service. Croire en Lui, c'est vouloir ce service qu'Il peut nous rendre, qu'Il nous rend.

Mais pourquoi aurions-nous "chutés", demande l'esprit fort. Pourquoi devrions-nous nous définir selon un "péché originel" ? Mais parce que l'Histoire le prouve. Le péché originel n'est que l'autre nom de la tragédie du monde ou du drame de l'existence. En ce sens, le péché originel est bien le dogme le plus vérifiable, c'est-à-dire le plus infaillible, qui soit.

Quelqu'un qui dirait qu'il ne croit pas à cette "fadaise" du péché originel serait comme quelqu'un qui dirait qu'il ne croit pas à cette fadaise du nazisme, ou à cette fadaise de l'Histoire qu'on appelle aussi "vallée de larmes", ou encore à cette fadaise du mal. Car que Dieu existe ou non, le mal, lui, existe bel et bien. Et que nous y participons tous, de loin ou de près. Autant donc l'assumer, l'intégrer à notre être et espérer que l'on puisse alors le réguler. Et c'est dans cette espérance que Dieu intervient. Se dire "pécheur" n'est rien d'autre que se dire conscient du péché, du mal, de la douleur ontologique et de se donner la possibilité d'en être délivré.

Le péché, c'est la faute spiritualisée, la faute visible pour Dieu. Quelqu'un qui a tué et qui reconnaît que son acte était péché a plus de chance d'être repris par Dieu, et pardonné, que quelqu'un qui a volé mais qui refuse de voir en son vol un péché. Le péché, ce n'est donc pas l'acte en soi, c'est l'acte transformé en une chose que Dieu peut reconnaître. Et dès que Dieu reconnaît cette chose, Il la pardonne.

- Trop facile !

- Trop facile de quoi ? De reconnaître qu'on est pécheur.

- Ben oui... Alors, je fais tout le mal que je veux, et après je dis que je suis pécheur, et comme ça, Dieu me pardonne ?

- Pourquoi pas ?

- L'arnaque !

- Vous exhorter à être vrai avec vous, c'est de l'arnaque ?

- Quoi, vrai avec moi ?Vla autre chose !

- C'est la même chose à vrai dire.

- De quoi ?

- Dieu en effet peut vous pardonner, mais à une seule condition...

- J'en étais sûr... Le calcul !

- Ah non, pas de calcul.

- Alors, quoi ?

- Dieu vous pardonne, mais vous, vous pardonnerez-vous ?

- Pas vos oignons.

- Justement, ce sont les vôtres.

- Les miens ?

- Oui. Dieu vous pardonne mais si seulement vous, vous vous pardonnez. Et ça, croyez-moi, ce n'est pas facile. C'est même impossible. Et c'est quand vous reconnaissez cette impossibilité, et qui n'est rien d'autre que votre désespoir, que Dieu peut venir à vous, et vous aider à vous pardonner.

- Pas évident !!!

- Mais si.

- Messie ????

 

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Discernement I

"Quel point de la spiritualité ignatienne vous aide le mieux à vivre votre ministère ?  « Le discernement », me répond le pape François. « C’est l’une des choses qui a le plus travaillé intérieurement Saint Ignace. Pour lui c’est une arme (instrumento di lotta) pour mieux connaître le Seigneur et le suivre de plus près. J’ai toujours été frappé par la maxime décrivant la vision d’Ignace :Non coerceri a maximo, sed contineri a minimo divinum est (ne pas être enfermé par le plus grand, mais être contenu par le plus petit, c’est cela qui est divin). J’ai beaucoup réfléchi sur cette phrase pour l’exercice du gouvernement en tant que supérieur : ne pas être limité par l’espace le plus grand, mais être en mesure de demeurer dans l’espace le plus limité. Cette vertu du grand et du petit, c’est ce que j’appelle la magnanimité. C’est faire les petites choses de tous les jours avec un cœur grand ouvert à Dieu et aux autres. C’est valoriser les petites choses à l’intérieur de grands horizons.»"

Chesterton n'aurait pas dit mieux.

Maxi / mini

"Jean XXIII, à sa manière, gouvernait avec une telle disposition intérieure, répétant la maxime Omnia videre, multa dissimulare, pauca corrigere (tout voir, passer sur beaucoup des choses, en corriger quelques unes) parce que, tout en voyant omnia (tout), l’horizon le plus grand, il choisissait d’agir sur pauca, sur les choses les plus petites. On peut avoir de grands projets et les réaliser en agissant sur des choses minimes"

TOUT VOIR, PASSER SUR BEAUCOUP DE CHOSES, EN CORRIGER QUELQUES UNES. Non pas surveiller et punir, comme dit l'autre, mais voir et corriger.

Jésuite     

"Le jésuite est un homme décentré (...) le jésuite doit « manifester sa conscience », c’est-à-dire la situation intérieure qu’il est en train de vivre, de telle manière que le supérieur puisse être plus conscient et plus prudent dans son envoi en mission."

Le moi est peut-être haïssable, mais il compte. On ne peut en faire fi, comme on ne peut faire fi de l'individu, de son statut, de son intériorité (et c'est pour cette seule raison que le marxisme, qui nie l'individu et le moi, est à rejeter). Le moi, l'unique et sa propriété, est sacré. Ce que Marx, dans sa folie, a voulu dénier. La transindividualité conduit au goulag. Mais je m'égare...

Récit et narration VS philosophie et théologie

"La Compagnie peut se dire seulement sous une forme narrative. Nous pouvons discerner seulement dans la trame d’un récit et pas dans une explication philosophique ou théologique, lesquelles, en revanche, peuvent être discutées."

L'Evangile comme récit. La Création comme narration. Le Christ comme Personne.


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Incomplétude & féminité

" Le jésuite doit être une personne à la pensée incomplète, à la pensée ouverte."

Et je crois que dans la haine qu'ont suscité les Jésuites il y a cette résistance à l'incomplétude, cette haine de la fêlure, ce dégoût de ce qui peut permet les liens entre les uns et les autres. L'hérésie véritable des religieux, et d'ailleurs des intellectuels, se situe dans la certitude absolue (qui n'est pas la foi), le dogmatique pur (qui n'est pas le dogme), la radicalité (qui n'est pas l'infaillibilité), en vérité, l'impossibilité de reconnaître la féminité des idées, celles-ci sachant s'adapter à toutes les situations. La vérité est variation mais la variation est répétition du même sur tous les modes - ce que ne comprennent pas toujours les esprits trop mâles. C'est d'ailleurs ce que le judaïsme et l'islam reprochent au christianisme - d'être trop féminin.

Bonapartisme

"Ma manière autoritaire et rapide de prendre des décisions m’a conduit à avoir de sérieux problèmes et à être accusé d’ultra-conservatisme. (...) mais je n’ai jamais été conservateur. C’est ma manière autoritaire de prendre les décisions qui a créé des problèmes."

"Je n'ai jamais été droite", avait traduit à tort Le Figaro. Evidemment, pour les progressistes, il le sera. Ne confondons pas la gauche sociale (et qui s'est appeler il y a bien longtemps "gauche chrétienne") et la gauche marxiste pour qui la religion est l'opium du peuple. Social mais... bonapartiste. Il est formidable, ce François. 

- Pourtant, vous êtes de droite, Cormary ?

- Heu... oui. Souvent.

- Alors comment vous vous arrangez avec la gauche chrétienne, la charité, tout ça ?

- Je ne sais pas trop. Disons que je me laisse influencer par mon pape. Et s'il me gauchise un peu, c'est bon signe.

- En fait, on fait de vous ce que l'on veut.

- Mais ce n'est pas mal, non, de suivre un modèle ? Surtout celui-là. S'il peut infirmer un peu mes petits calculs, mes petits intérêts, mes petites hypocrisies qui constituent ma petite et très faillible vision du monde, je ne vois pas pourquoi je résisterais. Un peu d'infaillibilité, ça fait toujours du bien.

- En gros, aucun socialiste ne vous convaincra mais si le pape est socialiste, alors là, vous suivez comme un mouton ??

- On peut dire ça.

- Et vous ne rougissez pas de l'énormité que vous venez d'énoncer ?

- Non, pourquoi rougirais-je ?

- Et l'esprit critique là-dedans ?

- Oh l'esprit critique, je déteste ça. Je suis catholique, vous savez.

- La vie est belle, quoi ? C'est son credo, donc c'est le vôtre. Et quand il y en aura un autre, de credo, et ben pousse mamie dans les orties, cela sera encore le vôtre ? Parce que voilà, le pape l'a dit !!!

- Oui.

Identité

"Il n’y a pas d’identité pleine et entière sans appartenance à un peuple. Personne ne se sauve tout seul, en individu isolé..."

PERSONNE NE SE SAUVE TOUT SEUL -------> Nous irons tous au paradis.

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Marie

"C’est comme avec Marie : si nous voulons savoir qui elle est, nous nous adressons aux théologiens ; si nous voulons savoir comment l’aimer, il faut le demander au peuple. Marie elle-même aima Jésus avec le cœur du peuple, comme nous le lisons dans le Magnificat. Il ne faut donc pas penser que la compréhension du sentir avec l’Église ne soit référée qu’à sa dimension hiérarchique."    

Encore une fois, il faut tenir les deux bouts. Le savant comme le populaire. Le hiérarchique comme le terrien. L'Arché comme le bon sens. Je pense donc je suis mais je sens donc j'aime.

Patience & sainteté

"J’associe souvent la sainteté à la patience : pas seulement la patience comme hypomonè (supporter le poids des événements et des circonstances de la vie), mais aussi comme constance dans le fait d’aller de l’avant, jour après jour. C’est cela la sainteté de l’Iglesia militante (Église militante) dont parle aussi Saint Ignace. Cela a été celle de mes parents : de mon père, de ma mère, de ma grand-mère Rosa qui a beaucoup compté pour moi. Dans mon bréviaire j’ai son testament et je le lis souvent : pour moi c’est comme une prière. C’est une sainte qui a tant souffert, moralement aussi, et elle est toujours allée de l’avant avec courage."

Aller lentement et sûrement.

Et parfois, attendre et espérer (Monte-Cristo).

Vieille fille & vieux garçon

"Quand je me rends compte de comportements négatifs des ministres de l’Église, de personnes consacrées, hommes ou femmes, la première chose qui me vient à l’esprit c’est : “voici un célibataire endurci” ou “voici une vieille fille”. Ils ne sont ni père, ni mère. Ils n’ont pas été capables de donner la vie."

Non, mais allo quoi ? C'est le pape.

"... les journalistes ont beaucoup parlé du coup de téléphone que j’ai donné à un jeune homme qui m’avait écrit une lettre. Je l’ai fait parce que sa lettre était si belle, si simple. Lui téléphoner a été pour moi un acte de fécondité. Je me suis rendu compte que c’est un jeune qui est en train de grandir, qui a reconnu un père, et alors je lui ai dit quelque chose de sa vie. Le père ne peut pas dire “je m’en moque”. Cette fécondité me fait tellement de bien !"


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Blessures

"Je vois l’Église comme un hôpital de campagne après une bataille. Il est inutile de demander à un blessé grave s’il a du cholestérol ou si son taux de sucre est trop haut ! Nous devons soigner les blessures. Ensuite nous pourrons aborder le reste. Soigner les blessures, soigner les blessures… Il faut commencer par le bas."

Et c'est là que les problèmes vont commencer. Car qu'est-ce qu'une blessure pour notre monde qui ne croit plus au péché ni à la castration, qui a aboli le négatif dans sa définition de l'homme ? Comment ? L'avortement serait une blessure ? Le divorce, aussi ? L'homosexualité, aussi ? Le fait même d'être en vie puisque nous naissons tous avec votre putain de péché originel ? Vous voyez bien que votre François est comme Benoît XVI - un ennemi de la liberté humaine et du progrès.... A part qu'il est plus souriant, plus jésuite, autrement dit plus hypocrite, plus dangereux, plus salaud, que son sinistre prédécesseur. Ces chrétiens, ils disent qu'ils veulent soigner, alors qu'ils ne font jamais que crucifier, crucifier ! Vous nous avez pourri la vie, les chrétiens !

Là est le malentendu métaphysique fondamental. Pour l'antireligieux, la religion sert et provoque la guerre. Pour le religieux, elle fait en sorte qu'il y en ait moins. Il semble que l'on puisse objectivement donner raison au second, vu l'Histoire du XX ème siècle - premier siècle sans Dieu.

 

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Retour (reprise)

"Parfois celui qui s’en est allé l’a fait pour des raisons qui, bien comprises et évaluées, peuvent le conduire à revenir."


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Homosexualité

".... le fait qu’il y a des chrétiens qui vivent dans des situations irrégulières pour l’Église ou tout au moins des situations complexes, des chrétiens qui d’une manière ou d’une autre, vivent des blessures ouvertes. Je pense aux divorcés remariés, aux couples homosexuels, aux autres situations difficiles. Comment faire alors une pastorale missionnaire ? Le pape me fait signe qu’il a compris ce que j’essaye de dire et répond :

« Nous devons annoncer l’Évangile sur chaque route, prêchant la bonne nouvelle du Règne et soignant, aussi par notre prédication, tous types de maladies et de blessures. À Buenos Aires j’ai reçu des lettres de personnes homosexuelles, qui sont des “blessés sociaux” parce qu’elles se ressentent depuis toujours condamnées par l’Église. Mais ce n’est pas ce que veut l’Église. Lors de mon vol de retour de Rio de Janeiro, j’ai dit que, si une personne homosexuelle est de bonne volonté et qu’elle est en recherche de Dieu, je ne suis personne pour la juger. Disant cela, j’ai dit ce que dit le Catéchisme [de l’Église catholique]. La religion a le droit d’exprimer son opinion au service des personnes mais Dieu dans la création nous a rendu libres : l’ingérence spirituelle dans la vie des personnes n’est pas possible. Un jour quelqu’un m’a demandé d’une manière provocatrice si j’approuvais l’homosexualité. Je lui ai alors répondu avec une autre question : “Dis-moi : Dieu, quand il regarde une personne homosexuelle, en approuve-t-il l’existence avec affection ou la repousse-t-il en la condamnant ?” Il faut toujours considérer la personne. Nous entrons ici dans le mystère de l’homme."

Ras-le-cul du mystère de l'homme !!! Nous, tout ce qu'on veut, c'est être heureux, comme dit la chanson !!! Dans l'égalité des droits !! Dans la reconnaissance de tous par tous pour tous !!! Rien à foutre du credo médiéval du père François et de tout cet existentialisme à la con !

Avortement & divorce

"Le confessionnal n’est pas une salle de torture, mais le lieu de la miséricorde dans lequel le Seigneur nous stimule à faire du mieux que nous pouvons. Je pense à cette femme qui avait subi l’échec de son mariage durant lequel elle avait avorté ; elle s’est ensuite remariée et elle vit à présent sereine avec cinq enfants. L’avortement lui pèse énormément et elle est sincèrement repentie. Elle aimerait aller plus loin dans la vie chrétienne : que fait le confesseur ?

Nous ne pouvons pas insister seulement sur les questions liées à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’utilisation de méthodes contraceptives. Ce n’est pas possible. Je n’ai pas beaucoup parlé de ces choses, et on me l’a reproché. Mais lorsqu’on en parle, il faut le faire dans un contexte précis. La pensée de l’Église, nous la connaissons, et je suis fils de l’Église, mais il n’est pas nécessaire d’en parler en permanence."

IL N'EST PAS NECESSAIRE D'EN PARLER EN PERMANENCE - Bon Dieu ! Le pape prônerait-il... l'indulgence ?  Mais les modernes ne veulent pas d'indulgence, ils veulent du légal. L'indulgence est encore une manière de garder la blessure, de conserver le péché, d'admettre l'inégalité entre les uns et les autres. L'indulgence, c'est dire "tu es coupable mais on t'aime". Le moderne n'en a rien à foutre d'être aimé. Ce qu'il veut, c'est qu'on légalise ce qu'il affirme être son innocence absolue.

Je ne veux être ni aimé ni pardonné ni toléré, je veux être légalisé. Je ne veux plus être défini comme un pécheur mais comme un innocent - ce serait là son credo indépassable, au moderne. Au cathare.

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Génie féminin

"Je demande alors : « Quel doit être le rôle des femmes dans l’Église ? Comment faire pour le rendre aujourd’hui plus visible ? »« Il est nécessaire d’agrandir les espaces pour une présence féminine plus incisive dans l’Église. Je crains la solution du “machisme en jupe” car LA FEMME A UNE STRUCTURE DIFFERENTE DE L'HOMME. Les discours que j’entends sur le rôle des femmes sont souvent inspirés par une idéologie machiste. Les femmes soulèvent des questions que l’on doit affronter. L’Église ne peut pas être elle-même sans les femmes et le rôle qu’elles jouent. Les femmes lui sont indispensables. Marie, une femme, est plus importante que les évêques. Je dis cela parce qu’il ne faut pas confondre la fonction avec la dignité. Il faut travailler davantage pour élaborer une théologie approfondie du féminin. C’est seulement lorsqu’on aura accompli ce passage qu’il sera possible de mieux réfléchir sur le fonctionnement interne de l’Église. Le génie féminin est nécessaire là où se prennent les décisions importantes. Aujourd’hui le défi est celui-ci : réfléchir sur la place précise des femmes, aussi là où s’exerce l’autorité dans les différents domaines de l’Église. »

Mathieu Almaric avait tout dit là-dessus.

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Contre les pleureuses I

"Chercher Dieu dans le passé ou dans le futur est une tentation. Dieu est certainement dans le passé, parce qu’il est dans les traces qu’il a laissées. Et il est aussi dans le futur comme promesse. Mais le Dieu “concret”, pour ainsi dire, est aujourd’hui. C’est pourquoi les lamentations ne nous aideront jamais à trouver Dieu. Les lamentations qui dénoncent un monde “barbare” finissent par faire naître à l’intérieur de l’Église des désirs d’ordre entendu comme pure conservation ou réaction de défense. Non : Dieu se rencontre dans l' aujourd’hui."

Ce que l'on peut dire de plus juste contre les réactionnaires, les déclinistes, les nostalgiques du bon vieux temps.

Et que Dieu se rencontre aujourd'hui, soit notre contemporain est un propos kierkegaardien. Notre foi en Christ est plus solide aujourd'hui qu'à son époque. Celui qui a connu, vu et touché le Christ à son époque croyait moins en lui que les croyants qui l'ont suivi. Heureux ceux qui croient sans voir, etc.

Espace-temps et empirisme

"Dieu se manifeste dans une révélation historique, dans le temps. Le temps initie les processus, l’espace les cristallise. Dieu se trouve dans le temps, dans les processus en cours. Nous devons engager des processus, parfois longs, plutôt qu’occuper des espaces de pouvoir. Dieu se manifeste dans le temps et il est présent dans les processus de l’histoire. Cela conduit à privilégier les actions qui génèrent des dynamiques nouvelles. Cela requiert patience et attente.

Rencontrer Dieu en toutes choses n’est pas un eurêka empirique. Dans le fond, nous désirons constater tout de suite notre rencontre avec Dieu à l’aide d’une méthode empirique. Ce n’est pas ainsi que l’on rencontre Dieu. On le rencontre dans la brise légère ressentie par Élie. Les sens qui perçoivent Dieu sont ceux que saint Ignace appelle les “sens spirituels”.

Ce que l'incroyant qui voudrait croire ne comprend pas chez le croyant est que celui-ci a un rapport qui n'est pas intellectuel, ou pas seulement, avec Dieu. Personnellement, je ne sais pas du tout si Dieu existe, je n'en suis pas convaincu, et il y aurait plus de raisons de croire qu'il n'existe pas. Et pourtant non. Quelque chose s'est passé en moi en mars 96 et il y a eu un avant et un après. Ca ne m'a rendu ni meilleur ni plus mieux (encore que je mens : cela m'a rendu meilleur avec moi, ce qui est déjà énorme). Et si on me dit que c'est une défense psychique que je me suis trouvé en fonction de mon milieu socioculturel, je réponds : et alors ? L'un va avec l'Autre.

 

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Bienheureuse incertitude

"Bien sûr, dans ce chercher et trouver Dieu en toutes choses, il reste toujours une zone d’incertitude. Elle doit exister. Si quelqu’un dit qu’il a rencontré Dieu avec une totale certitude et qu’il n’y a aucune marge d’incertitude, c’est que quelque chose ne va pas. C’est pour moi une clé importante. Si quelqu’un a la réponse à toutes les questions, c’est la preuve que Dieu n’est pas avec lui, que c'est un faux prophète (...) L’incertitude se rencontre dans tout vrai discernement qui est ouvert à la confirmation de la consolation spirituelle. Le risque de chercher et trouver Dieu en toutes choses est donc la volonté de trop expliciter, de dire avec certitude humaine et arrogance : “Dieu est ici”. Nous trouverons seulement un dieu à notre mesure. L’attitude correcte est celle de saint Augustin : chercher Dieu pour le trouver et le trouver pour le chercher toujours."

Contre les pleureuses II

"Si le chrétien est légaliste ou cherche la restauration, s’il veut que tout soit clair et sûr, alors il ne trouvera rien. La tradition et la mémoire du passé doivent nous aider à avoir le courage d’ouvrir de nouveaux espaces à Dieu. Celui qui aujourd’hui ne cherche que des solutions disciplinaires, qui tend de manière exagérée à la “sûreté” doctrinale, qui cherche obstinément à récupérer le passé perdu, celui-là a une vision statique et non évolutive. De cette manière, la foi devient une idéologie parmi d’autres. Pour ma part, j’ai une certitude : Dieu est dans la vie de chaque personne. Dieu est dans la vie de chacun. Même si la vie d’une personne a été un désastre, détruite par les vices, la drogue ou autre chose, Dieu est dans sa vie. On peut et on doit Le chercher dans toute vie humaine."

Au diable, les chrétiens cultureux ! Au purgatoire, plutôt.

Avant d'être une religion du livre, le christianisme est une religion de la personne. Dieu est ce qui en vous peut consoler, soigner, guérir. Pourquoi s'en priver ? "Nier Dieu, c'est se priver du seul intérêt que peut présenter la mort", disait Sacha. Et pourquoi ne feriez-vous pas exister Dieu en vous ? Il ne demande que ça.

Dieu est en vous mais n'est pas vous.

Classique

A propos de l'histoire de Don Quichotte : « “ les enfants l’ont entre les mains, les jeunes gens la lisent, les adultes la comprennent, les vieillards en font l’éloge.” Cela me semble une bonne définition des classiques. »

Borges / Bergolio / Zamor

" Je pense en particulier à Borges parce que Bergoglio, vingt-huit ans professeur de lettres au Collège de l’Immaculée Conception de Santa Fé, le connaissait personnellement."

Et en plus il a été prof de français, et ami de Borges. Tout pour lui, décidément, ce François. C'est ton pape, Pascal Z. !

Wagner

"Puis, à un autre niveau, pas aussi intime, j’aime Wagner. J’aime l’écouter de temps en temps. Le meilleur à mon sens est la Tétralogie dans l’interprétation de Furtwängler à la Scala en 1950. Et le Parsifal dirigé par Knappertsbuch en 1962."

C'en a pas l'air, mais c'est une critique extraordinaire du wagnérisme. Juste avant, il parlait de Bach, l'Erbame mich, musique évidemment fondamentale pour un croyant. Mais en effet, Wagner est "à un autre niveau" - autrement dit, et c'est très important, c'est capital même, il y a des NIVEAUX de sensibilité, de spiritualité, il y a des niveaux de monde. Wagner n'est pas"aussi intime" que Bach, c'est-à-dire théologiquement parlant, pas aussi sacré que Bach. Wagner, c'est la musique profane, avec son folklore excaliburo-graalien, à son plus haut niveau. Du divertissement de haute volée - alors que Bach (le Père) dit autre chose. Mozart (le Saint Esprit) aussi d'ailleurs. Quant à Beethoven (le Fils), François aime qu'on le joue "de manière prométhéenne" un terme assez peu catholique mais qui est ici judicieusement à sa place, car en effet, Beethoven n'est jamais mieux que dans la force et le sacrifice.
Cette intelligence des différents modes de perception, cette conscience que l'on doit appréhender les choses selon non pas un un mais plusieurs registres, ce génie de la polyphonie m'enchante. François ou la complexité sublime des choses - et la complexité, c'est la charité.


(A noter que Ratzinger, le boche, était un mozartien convaincu, et en jouait même régulièrement au piano, mais ne parlait jamais de Wagner. Et c'est l'Argentin qui arrive avec Le Crépuscule.... des dieux, celui-ci allant de pair avec l'aurore du Dieu vivant, bien sûr.)

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Fellini

"Nous devons aussi parler cinéma. La strada de Fellini est le film que j’ai peut-être le plus aimé. . Je m’identifie volontiers à ce film qui contient une référence implicite à saint François."

Là aussi, bondissement de joie. Après mon compositeur préféré, mon cinéaste préféré (du moins l'un des trois). Mais là aussi, parce qu'il dit encore quelque chose de très important et de manière toute simple (il faut savoir lire les papes dont les dits et écrits contiennent des bombes derrière des mots tous simples) :"Nous DEVONS AUSSI parler de cinéma" - sous-entendu : comme la musique classique, comme la littérature canonique, le cinéma fait partie de l'art et de l'humanité. Banal ? Pas pour un pape - car ce qu'il sous-entend là, et de la manière la plus catholique du monde, si j'ose dire, est qu'il ne faut pas avoir peur des images, il ne faut pas être puritain. Et non seulement, il faut aimer les images mais encore il faut s'identifier à elles : Strada, Gelsomina, François d'Assise. Le cinéma, art de l'identification. C'est un pape qui le dit.

Insertion

"Ce mot d’“insertion” est dangereux parce que certains religieux l’ont pris comme un slogan et des catastrophes sont arrivées par manque de discernement. Mais il est vraiment important."


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Flair (discernement II)

"Quand j’ai eu un problème au poumon à l’hôpital, le médecin m’a donné de la pénicilline et de la streptomycine à une certaine dose. La sœur qui se tenait dans la salle a triplé la dose parce qu’elle avait du flair (aveva fiuto), elle savait quoi faire parce qu’elle se tenait toute la journée auprès des malades. Le médecin, qui était certes compétent, vivait dans son laboratoire, la sœur vivait sur la frontière et dialoguait avec la frontière toute la journée."

Contre les pleureuses III

"[L'homme] croît et se consolide au fur et à mesure du temps qui passe. Ainsi, la compréhension de l’homme change avec le temps et sa conscience s’approfondit aussi. Pensons à l’époque où l’esclavage ou la peine de mort étaient admis sans aucun problème. Les exégètes et les théologiens aident l’Église à faire mûrir son propre jugement. Les autres sciences et leur évolution aident l’Église dans cette croissance en compréhension. Il y a des normes et des préceptes secondaires de l’Église qui ont été efficaces en leur temps, mais qui, aujourd’hui, ont perdu leur valeur ou leur signification. Il est erroné de voir la doctrine de l’Église comme un monolithe qu’il faudrait défendre sans nuance.

Du reste, à chaque époque, l’homme cherche à mieux se comprendre et à mieux s’exprimer. Avec le temps, l’homme change sa manière de se percevoir : une chose est l’homme qui s’exprime en sculptant la Nikè (Victoire) de Samothrace, une autre celui qui s’exprime dans l’œuvre du Caravage, une autre dans celle de Chagall, une autre encore dans celle de Dalí. Les formes dans lesquelles s’exprime la vérité peuvent être variées (multiformi), et cela, en effet, est nécessaire pour transmettre le message évangélique dans sa signification immuable.

L’homme est à la recherche de lui-même. Évidemment, dans cette recherche, il peut aussi se tromper. L’Église a vécu des époques de génie, comme par exemple celle du thomisme. Mais elle a vécu aussi des périodes de décadence de la pensée."


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Jamais Dieu ne m'oublie

"Ce que je préfère vraiment, c’est l’Adoration du soir, même quand je suis distrait, que je pense à autre chose, voire quand je sommeille dans ma prière. Entre sept et huit heures du soir, je me tiens devant le saint sacrement pour une heure d'adoration. Mais je prie aussi mentalement quand j’attends chez ledentiste ou à d’autres moments de la journée. La prière est toujours pour moi une prière “mémorieuse” (memoriosa), pleine de mémoire, de souvenirs, la mémoire de mon histoire ou de ce que le Seigneur a fait dans son Église ou dans une paroisse particulière. C’est la mémoire dont saint Ignace parle dans la Première semaine des Exercices spirituels lors de la rencontre miséricordieuse du Christ cruci€fié. Je me demande : “Qu’ai-je fait pour le Christ ? Qu’est-ce que je fais pour le Christ ? Que dois-je faire pourle Christ ?” C’est la même mémoire dont il parle dans la Contemplatio ad amorem (Contemplation pour obtenir l’amour), lorsqu’il demande de faire revenir à la mémoire les biens reçus. Par-dessus tout, je sais que le Seigneur se souvient de moi. Je peux L’oublier, mais je sais que Lui, jamais. Jamais Il ne m’oublie. (...) C’est la mémoire qui me fait fils mais qui me fait  aussi père. »


Limites

Voilà, j'arrête là. Comme le dit encore François : "il ne faut pas maltraiter les limites".

 

[Outre La Strada de Fellini et Rois et reine d' Arnaud Desplechin, tous les autres gifs sont ceux de films d'Ingmar Bergman : Persona, Le septième sceau, L'Attente des femmes, L'heure du loup.]

 

Post-scriptum, ici.
 

 

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Barjot, ou l'expulsion pour tous.

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Sur Causeur

 

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La loi, rien que la loi, toute la loi, argueront les Javert de circonstance, trop gais d’apprendre la décision du Tribunal d’Instance du 15ème arrondissement d’expulser Frigide Barjot et sa famille de leur logement sous un délai de quatre mois. Nul n’est au-dessus de la loi et surtout pas une agitateuse qui a failli faire vaciller une loi qui fait vaciller l’ordre anthropologique.

Imaginons que les époux Tellenne aient été un peu légers sur le statut de leur logement, ce qui ne semble pas le cas au vu des documents qu’ils ont produits. Mais imaginons : si la loi était si légale que ça, elle aurait dû être appliquée il y a trente ans et non pas aujourd’hui. Jusqu’à présent, on s’en foutait de Jalons, de Frigide, de Basile, et de ce qu’ils pouvaient faire de leur appartement – combien d’auteurs, de monteurs, de photographes ou d’artisans dans leur cas ?

Le truc, c’est que l’on ne s’en fout plus du tout depuis un an. Il est vrai que la Manif pour Tous, avec Barjot à sa tête, était en passe de devenir un réel contre-pouvoir, une étonnante force de pure orthodoxie réunissant des gens de différentes obédiences, religions et ethnies. La Manif pour Tous version Barjot, c’était le surgissement d’une France réelle et plurielle n’en pouvant plus de la France officielle et univoque. Normal qu’on ait voulu faire la peau à celle qui était susceptible de rassembler les énergies, unifier les gens de bonne volonté et cliver les extrêmes, se faisant traiter de “facho” à gauche et de “travelo” à (l’extrême) droite. Bobo de droite si l’on veut, catho branchée comme elle se définissait elle-même, ex-star du Banana Café, Frigide Barjot fut ce météore de la vie publique de l’an dernier, très au fait du fonctionnement médiatique et représentant par là-même un danger certain, car capable de débattre comme il se doit avec les marchands de mode (et de genre) du temple. Cette femme sans haine attisa la leur.

On chercha alors la petite bête, on éplucha les contrats jusqu’à ne plus dormir afin de découvrir à tout prix l’alinéa qui pourrait causer sa chute – et le plus vite possible. De l’aveu même de l’avocat de la Régie immobilière de la ville de Paris (RIVP), c’est la notoriété de Barjot qui conduisit à enquêter sur elle. Anonyme, on l’aurait laissée tranquille. Partisane du Mariage pour Tous, on aurait carrément baissé son loyer. Peu importe qu’elle ait été entre-temps virée de son mouvement qui sans elle ne pouvait que redevenir une secte d’intégristes – et par là-même ne plus représenter aucun danger pour les prêtres de la nouvelle inhumanité.

Il fallait se venger. Il fallait en finir avec celle qui avait osé rappeler que c’est grammaticalement qu’il ne saurait y avoir de mariage entre deux personnes du même sexe. Cette expulsion est donc bien une décision, pour ne pas dire une exécution politique. Ce n’est pas la supposée indélicatesse immobilière de Barjot que l’on sanctionne, c’est son engagement moral, sa tentative de résistance à une aberration sociétale, son courage sacrificiel.

Mais il faut en prendre acte et désormais faire attention à ce que nous pouvons penser et dire. Ne jamais s’attaquer de front à une réforme sociétale imposée par une minorité – telle est la leçon antirépublicaine de cette très gerbante condamnation. Respect, Frigide !

Le "sentir fondamental" (Reprise VI)

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Encore Bespaloff... Cheminements et carrefours...Chestov devant Nietzsche... Histoire de passer cet après-midi médicamenteuse... Le mal de gorge persistant et agaçant... Un peu abruti par le sirop et Facebook... Les bienfaits de l'été sont bien passés et c'est pourquoi j'attends beaucoup de mon séjour breton la semaine prochaine... Pendant six jours, ne vivre plus que d'embruns, d'huîtres et de Muscadet. Et tenter de me réconcilier avec Chateaubriand que je n'ai jamais pu saquer... L'orgueil pas drôle, c'est pas drôle... La vanité tristounette, pire que tout... Il ne faut jamais se tromper quand on mélange ses affects... C'est se tromper de sentir fondamental... On va y venir... Quelques détours...


I - "L'être au supplice" -

Kierkegaard et Nietzsche s'opposaient à Hegel, le premier au nom de l'existence, le second au nom de la vie. Contre le thomisme, soit la théologie arrangée, réconciliée et réconciliatrice, apaisée et apaisante, Chestov pose le cri.

"Lorsque nous sommes affrontés à l'intolérable, traqués jusqu'à la mort au-delà des forces humaines, le cri primitif de faiblesse et de peur qui nous échappe malgré nous a-t-il un rapport quelconque avec le vrai ?"

C'est que le savoir absolu a fait long feu. Le savoir absolu ne nous a jamais consolé. "Au plus profond de nous-mêmes, l'être-voué-aux-supplices, le condamné attaché au poteau, qu'à chaque instant nous sommes ou pouvons devenir, reconnaît profondément pour sienne cette exigence de non-savoir." On ne dialectise pas avec la Croix. "Cela n'est pas, cela ne se peut pas, répète le condamné acculé au miracle."

Dans La guerre est déclarée, le film de Valérie Donzelli, qui racontait la guerre médicale menée par des parents contre la maladie de leur petit garçon condamné, on y voyait la mère interprétée par Donzelli elle-même (et d'ailleurs racontant sa propre histoire de famille) dire un soir à son mari : "bon, on ne ne croit pas en Dieu, mais là on est obligé d'y croire, il faut prier".

Le "sentir fondamental" serait quelque chose comme ça...

"Je perds pied, je suffoque, une lame m'abat, je m'enfonce. De la rive, Chestov m'ordonne : "marche sur les eaux, tu le peux.""

Oui, encore que... Chestov, lui, reste quand même sur la rive. Et de fait rejoint les philosophes qu'il escomptais dépasser. Mais peu importe, il faut oublier le locuteur. Le locuteur n'est là que pour me rappeler que quelqu'un a vraiment marché sur les eaux - et que je pourrais faire peut-être comme lui, en une imitation fondamentale.

Alors qu'imiter Kant et Hegel... 

En vérité, si la connaissance est là pour abolir la croyance et dissoudre l'illusion, l'illusion et la croyance sont là pour entraver la connaissance. Heureusement que nous pouvons croire aussi bien que savoir - ce qui nous permet d'aimer. Heureusement que nous avons des illusions aussi bien que des certitudes - ce qui nous permet de vivre. Car s'il n'y a que du savoir, il n'y a que du déterminisme. La religion du savoir absolu serait alors une forme de prédestination, et la prédestination est quand même la pire forme de croyance qui soit. Un jour, il faudra que je demande à Jean-Yves Pranchère qu'est-ce qui a pu séduire chez Calvin. Son écriture géniale ? Ah bon. Mais encore?

Au savoir mortifère, on opposera la croyance amoureuse et l'illusion vitale. Par exemple que l'amour est possible même pour un type comme moi, ou que je puisse un jour bander par des voies plus orthodoxes que celles qui me brûlent depuis l'époque sadique anale, ou qu'enfin, quoique dans une autre vie, notre bébé ne soit pas forcément un Richard III.

Cette croyance en l'amour absolu fut si forte chez certains croyants qu'elle leur a fait dire des choses qui dépassaient l'orthodoxie. Ainsi, quand Maître Eckhart finit par scinder Dieu entre Lui-même et la "déité", ou mieux quand Dostoïevski parle de rester avec le Christ plutôt qu'avec la Vérité si le Christ n'est pas la Vérité.

Mais le Christ est la Vérité, est Dostoïevski dit là quelque chose de bien hérétique. Et pourtant, on comprend ce qu'il veut dire car on est en plain dans ce "sentir fondamental" (dont d'ailleurs on ne donnera ici aucune définition mais que des exemples. Car le "sentir fondamental" ne se prouve pas mais s'éprouve.)

On aime tant Dieu en soi qu'on le scinde hors de ses catégories afin de retrouver son essence première, sa divinité primitive, sa déité fondamentale. Comme on aime une femme ou un homme jusqu'à arriver à la petite mort. La vérité vraie de vraie n'est pas la vérité objective mais la vérité subjective. Et mieux : la vérité du désir. La vérité de notre désir. Toute félicité qui ne concernerait pas notre désir nous resterait étrangère. Le sentir fondamental est un désir fondamental."Tout ce que nous sommes, souffrance, vide, néant compris - que nous le sachions ou non - travaille à notre foi."

Même la peur participe à notre foi. "La peur propre à toute foi", selon Kafka à Milena. La peur, "sentir fondamental" princeps. Et c'est pourquoi il ne faut pas avoir peur de sa peur. Il faut accepter sa peur.

Il faut donc écouter. "Les mystères de l'être sont soufflés silencieusement à l'oreille de celui qui sait, quand il le faut, devenir tout ouïe", écrivait Chestov dans Le pouvoir des clefs. Sauf que là encore, toutes les ouïes ne sont pas identiques. Même entre synesthésiques, on n'entend jamais pareil. La vérité de Chestov ou de Nietzsche n'est jamais que la leur. Quelles que soit nos inclinaisons, nos attentions ou nos érections les uns envers les autres, nous somme toujours des monades sans porte ni fenêtre, incapables de communiquer vraiment. Et c'est un fait que ce qui est tangible pour l'un sera abstrait pour l'autre, que ce qui est incarné pour moi sera désincarné pour toi, que ce te semble une vérité m'apparaît comme un jugement, bref que nous sommes tous daltoniens devant les êtres et les choses et condamnés, notre seul vrai point commun, à ce daltonisme.

La seule chose que nous avons en commun, c'est l'écart dans le sens commun (la chose finalement la moins bien partagée du monde). Cet écart, c'est chacun de nous. Nous sommes cet écart comme nous sommes notre corps. Sollers avait mille fois raison : nous n'avons pas un corps, nous sommes un corps.


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Et cet incarnation ne relève pas du tout d'un impératif éthique comme le croit Chestov encore bien coincé mais bien d'un désir plus ancien que toutes les catégories et qui est le désir d'exister, de se dépenser, de jouir, de faire jouir, mais aussi de s'imposer, de se livrer, d'être livré, de se confondre avec la matière dont on est tiré, en un mot, de se prostituer. "La sainte prostitution de l'âme, chère à Baudelaire, qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe."La prostitution qui n'est rien d'autre qu'entrée charnelle dans le monde, participation à celui-ci, création de vérité, mais le tout dans la nécessité vitale. Avant de vivre, il faut survivre, et survivre signifie prendre la meilleure apparence. Faire dans le faux mais dans le faux puissant, séducteur, par lequel on pourra continuer à vivre. Parce que la vérité, c'est la guillotine.

"La vérité, dit Nietzsche, est une sorte d'erreur faute de laquelle une certaine espèce d'êtres vivants ne pourrait vivre."

Et que l'on me pardonne, mais moi, j'aurais dit :

"La véritéL'erreur, dit Nietzsche, est une sorte d'erreur de vérité faute de laquelle une certaine espèce d'êtres vivants ne pourrait vivre."

... Ne pourrait vivre. Je le prends pour moi. Ce qui m'a fait survivre, c'est l'illusion vitale en même temps que l'exigence du vrai. D'un côté les puissances du faux (l'art, l'alcool, la pornographie), de l'autre la force du vrai (le travail, la nage, la femme aimée même de loin.)

C'est quoi être nietzschéen ? C'est vouloir la vie hors de la vérité tout en voulant en même temps la vérité de la vie. Encore une distinction impossible à la Dostoïevski et pourtant nécessaire si l'on ne veut pas exploser sur place.

"Si les catégories ne peuvent aucunement nous fournir un critère de la réalité, elles ont leur raison d'être comme moyen de se tromper intelligemment au sujet du réel. (...) Cette falsification du devenir dans le sens du permanent se trouve légitimée par la réussite vitale qu'elle comporte."

Comment puis-je accéder au vrai sans perdre la vie ? Ce sera l'affaire de mon sentir fondamental. Ce qui en moi désire et saisit le monde. Ma puissance du faux au service du vrai et de ma survie. MON DOUBLET. Ce qui fait que j'ai le beurre, l'argent du beurre et le cul de la crémière. Désolé d'être grossier, je le suis depuis huit ans.

Mais le désespoir aussi n'est-il pas un sentir fondamental ? Certes, mais à condition d'en sortir. Le problème du désespoir est qu'il est aveuglant à force de tautologie et d'abolition de tout ce qui n'est pas lui. Plus d'écart possible avec soi-même = la mort de soi-même. Exactement comme l'étoile dans la nuit. Pour pouvoir la voir il faut regarder à côté. Le désespéré ne peut plus regarder à côté.

Tant que je peux regarder à côté, tant que je peux m'écarter de mon propre être, tant que je peux marcher en biais, tant que je peux faire des courbes, eh bien je survis et je me rapproche de la vérité. Mon salut est dans mon Cancer.

- Mais tout cela, c'est de la croyance ?

- Et même mieux, de la croyance dans la croyance.

- Mais je ne comprends pas. Il faut la détruire ou la garder ?

- Les deux.

- Je ne comprends pas.

- Vous n'êtes pas assez stratège.

- C'est-à-dire ?

- C'est-à-dire qu'il faut toujours avancer vers la lumière tout en apprenant à marcher dans les ténèbres.

- C'est la duplicité que vous prônez !

- Sans doute, mais parce que je ne suis pas aussi fort que vous. Et que je n'ai pas envie de me casser la gueule dans la premier trou.

- Lâche !

- En fait, je suis à la fois plus faible et plus fort. Mon côté dionysiaque. Arracher l'homme aux apparences  et glorifier le monde des apparences. Tout dépend avec qui on parle et dans quelle situation on est.

- Eh bien moi, je préfère prendre les choses telles qu'elles sont !

- Voilà, moi, je les reprends afin de m'y insérer, de les intégrer, et de les tirer à moi. De leur donner un nouveau sens. Un nouveau point de croix.

- Votre philosophie, c'est de la couture, quoi ?

- Oui, de la reprise.

 

 II - "Dieu peut..."

Y compris d'aller contre les lois qu'il a édictées ou faire que le reniement de Pierre n'ait pas eu lieu. Ce pouvoir, absurde pour nous, nous garantit de la prédestination. Car dans la prédestination, Dieu ne peut pas. Ou plutôt n'a pu qu'une fois. Dans la prédestination, Dieu s'est bloqué et nous a bloqués avec lui.

Alors que la véritable volonté, celle de Dieu comme la nôtre, signifie "improviser le possible". La vérité se crée, le réel s'improvise, et le "sentir fondamental" nous guide comme le fil d'Ariane.

Parce qu'au bout du compte, ce n'est pas la vérité que nous cherchons dans le labyrinthe avec notre fil à la con, mais bien notre Ariane.

 

III - "Au terme de cette étude, je m'aperçois qu'à mon tour j'ai éludé l'alternative posée par Chestov. Je n'ai pu ni adopter sa position ni la rejeter absolument. . C'est peut-être que l'existence concrète ne comporte pas pour moi la possibilité d'un tel choix. Dans l'adhésion profonde qu'obtient de nous l'énigmatique banalité, il n'y a ni place pour le oui sans réserve de Nietzsche, ni pour le non sans nuances de Chestov. Il n'est pas si difficile d'avoir raison contre Chestov ; mais impossible d'avoir raison de Chestov."



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Addendum qui n'a rien à voir, mais tant pis - Ayant une rétine (et sans doute un surmoi) beaucoup moins développés que ceux de mon ami Guillaume O., j'ai évidemment beaucoup plus aimé ce film sublime que lui, le trouvant même exceptionnel, notamment grâce à ses scènes de cul, les plus belles et les plus légitimes qu'on ait vues depuis longtemps. Si je peux comprendre que ce film ne filtre pas le regard du spectateur comme c'était le cas avec les précédents, ce qui créait sans doute un conflit des regards face à une image interrogée jusqu'au supplice, n'étant pas puritain, et Kechiche à mon avis non plus (la preuve, ce film), je ne vois pas en revanche où est le problème. Il n'y a pas la distanciation habituelle - et alors ? La distanciation n'est pas le but ultime du cinéma, que je sache. Adèle ne se veut que la chronique naturaliste d'un amour passionnel, la découverte, pas si problématique que ça, de son identité sexuelle, la rencontre, pas si lutte des classes que ça, de deux mondes - les deux étant constitués de gens très sympathiques, presque trop, et avec tout de même l'idée que la culture apaise, concilie et conduit au septième ciel, telle cette scène où la caméra filme une toile de maître avec Mozart en musique d'accompagnement (mon Dieu, Guillaume, et tu as supporté ça ? ;) ) et cela juste avant, me semble-t-il, la première grande scène sexuelle. Il semblerait d'ailleurs que toutes les scènes socialement conflictuelles (hors celle, d'ailleurs un peu facile car caressant de manière trop commode le poil de l'indignation du spectateur, de la copine hystérique qui découvrant qu'Adèle est allée dans une boite gay se met à l'insulter comme une furie de Civitas) aient été supprimées - comme si Kechiche ne voulait s'intéresser qu' à son double portrait de femmes, et montrer pour le coup que sur le plan de l'amour et de la perte, du désir et de l'abandon, les homo sont des hétéros comme les autres, et que le drame vient toujours de l'intérieur, non de l'extérieur. Avec son Allegro barbaro de la première partie et son lento adagio de la seconde, Adèle fait penser à EWS de Kubrick (lui-même cité dans le film) dans sa manière de faire monter les mystères orgasmiques jusqu'au point de non-retour avant de les faire retomber dans la vie banale. Ainsi Adèle passe de l'état d'ado romantique ultra-physique à celui de l'instit courage visiblement abstinente tandis qu'Emma, la fille aux cheveux bleus qui faisait peur aux autres redevient la blonde qui tente de se faire vendre (du moins ses tableaux.) Quand la vie reprend le dessus, tout est foutu et la nuit ne nous appartient plus.

A part ça, les deux actrices sont sublimes, même si l'on a quand même envie de dire que la première, celle dont le prénom coïncide justement avec celui de l'héroïne, est plus sublime que la seconde et qu'il est difficile de ne pas en tomber amoureux et de désirer, comme l'avouait Olivier N., la suivre encore et encore. De ce point de vue, le film pourrait durer six ou huit heures... La version DVD aura, paraît-il, quarante minutes de plus.

Bref, on comprendra que j'ai passionnément aimé ce film, le meilleur de l'année, d'autant plus passionnément qu'après le ratage du Dumont et l'échec du Desplechin, je ne savais plus à quel saint du cinéma français me vouer. Kechiche, "sentir fondamental" du cinéma français.

Mais il faut lire l'intraitable Orignac - http://www.chronicart.com/Accueil/Bienvenue/Categorie/cinema-1.sls#!Article/Entree/Categorie/cinema/Id/la_vie_d’adele-12662.sls

Ainsi que le de plus en plus humain Transhumain - http://findepartie.hautetfort.com/archive/2013/10/30/la-vie-d-adele-d-abdellatif-kechiche-5209384.html

 

 


Comme dirait l'autre

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A Astrid Blablabla...

 

 

 

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Brouillon

 

L’autre. L’opposé – le complément. L’adversaire – le diable. L’ennemi – le frère ennemi. Le traitre. L’étranger – l’alien. L’arabe, le noir – la Vénus noire. Le monstre – Elephant man / Freaks. « Les autres » (Lost)

L’autre – la femme. Dieu.

L’autre - le contraire du Même, mais le contraire est « Même ». Plutôt le non-symétrique. Le non-reflet. Le tiers. L’impair. Le philosophe et non le sophiste - Platon contre Protagoras. Le singulier et non la dialectique – Kierkegaard contre Hegel.

L’autre -  le différent (Deleuze). Le différant (Derrida). Ce qui revient toujours. Ce qui diffère toujours. Le Snark (Lewis Carroll). Artaud et Lewis Carroll : le premier qui reproche au second de faire semblant, de rester dans le Même d’ailleurs, tout « pays des merveilles » qu’il est. C’est Artaud, et non Carroll, qui est passé de l’autre côté du Miroir (encore Deleuze).

L’autre en famille. Les pères et les fils qui ne s’entendent pas (Stendhal et son père, Kafka et le sien). Frères et sœurs qui se tuent. Caïn et Abel. « J’ai tué le fils de ma mère, j’ai tué le fils de mon père », confessera un jour Michael Corleone dans Le Parrain III. La haine dans la ressemblance (consanguinité) / la haine dans la dissemblance(racisme). Le goût et le dégoût des autres.

L’identité - Je est un autre (Rimbaud)

 

 

Prostituée.jpg Amorce

Ecrire, d’accord, mais sur quoi ? Sur moi ? Sur mon monde ? Mais qu’est-ce que je connais de moi sinon une suite d’humeurs d’ailleurs contradictoires ? Et qu’est-ce que je connais du monde sinon qu’il est bruit et fureur, songe et carnaval et tous ces clichés dont on ne sort jamais ? La faute à nos perceptions fausses, obscures, erronées, pleines de préjugés et de croyances, vaguement utiles car il faut bien vivre. Mais vivre ne suffit pas. Vivre, c’est bon pour les chiens et les esclaves. Il faut comprendre la vie (et comprendre, c’est jouir). Il faut écrire la vie. Ecrire pour comprendre la vie. Ecrire pour apercevoir autre chose. Ecrire pour ausculter l’inconnu.. « Comment faire pour écrire autrement que sur ce qu’on ne sait pas, ou ce qu’on sait mal ? », écrit Gilles Deleuze à la page quatre de Différence et répétition qui nous accompagnera tout au long de cette rêverie.Ecrire – c’est-à-dire se faire aveugle et voyant tout à la fois« On n’écrit qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir et notre ignorance, et qui fait passer l’un dans l’autre. C’est seulement dans cette façon qu’on est déterminé à écrire ». On écrit sur nos blancs, nos noirs, nos zéros, sur ce qu’on ne voit pas et qu’on voudrait voir.  On écrit sur la sexualité. Sur le mal (car la sexualité, c'est le mal, maintenant, j'en suis persuadé.) Je voulais écrire Caïn, j’aurais écrit Abel. Je voulais découvrir les Indes, j’aurais découvert l’Amérique. Il faut se laisser aller. En écriture, rien ne vaut l’écoulement, la fuite, la dépense – en fait, ce que nous sommes vraiment. Comment ? Que me dites-vous, Vebret ? Ce que je pense de ce problème de l’Autre ? Je n’en sais rien du tout. Laissez-moi écrire dessus et après je vous dirai . Mais c’est la dernière fois.

 

comptoir-des-cotonniers-collection-hiver-2010-24.jpgOn a échangé nos mamans

Notre monde ? Simulacres et simulations.

Et peut-être aussi stimuli et simultanéités. Codes et vitesses. Social network. Facebook. WikiLeaks. Transparence absolue. Dissolution des identités. Je n’est plus un Autre. Je n’a plus besoin d’un Autre. Je se construit sans Autre. Ipséité VS altérité. L’identité – ce que je veux quand je le veux comment je le veux. L’identité comme avatar. L’identité comme simulation obligatoire.

Qui simule le plus aujourd’hui ? Le croyant ? L’athée ? Le facho ? Le bobo ? L’annonceur ? Le fashion victime ? La mère, la fille, la mode ? Le pédé ? Le métro (sexuel) ? En tous cas, on fait toujours semblant de s’y intéresser, au sexe. Il faut bien se rassurer. Epuisement vital de notre civilisation, donc religion de l’érotisme. Au siècle de Louis XIV où l’appétit de vivre était grand, la culture officielle mettait l’accent sur la négation des plaisirs et de la chair ; rappelait avec insistance que la vie mondaine n’offre que des joies imparfaites, que la seule vraie source de félicité est en Dieu. Un tel discours ne serait plus toléré aujourd’hui. Nous avons besoin d’aventure et d’érotisme car nous avons besoin de nous entendre répéter que la vie est  merveilleuse et excitante ; et c’est bien entendu que nous en doutons un peu. Donc, copier-coller pour tous. Lanzarote pour tous. Croyance cool pour tous. Alors que le sexe, le vrai, nous fait horreur. Normal puisque nous avons évacué le négatif, puisque nous voulons un monde sans négatif, sans différence, sans risque de la différence, sans péché. Nous ne voulons que du même – que du m’aime. Nous ne supportons que du sexe sympa et cool – le contraire du sexe. L’autre, c’est ce qui est trop contrariant, et même dangereux. Evidemment, la belle-âme dit le contraire. Modeste mais digne, la belle-âme croit à la réconciliation de tous avec tous. La belle âme plaide pour une différence complémentaire et amoureuse. Alors que la différence, c’est toujours la haine et le conflit. Voyez les émissions de M6. « On a échangé nos mamans ». La maman spartiate qu’on place dans une famille de beatnicks et la maman beatnick qu’on jette dans la famille spartiate. Une méchante mise en scène que tout cela ? Pas sûr tant les gens sont toujours ce qu’ils sont, même encadrés. Pour la maman A, l’important est que les enfants soient honnêtes. Pour la maman B, qu’ils travaillent bien à l’école. Pour l’une, il ne faut jamais mentir, pour l’autre, il faut toujours se laver les dents. D’abord, obéir à ses parents. Non, d’abord, être le plus fort. Sensibilité contre sensibilité. Weltanschauung contre Weltanschauung. Il est là le tragique de la vie : l’autre, ce n’est pas un rapport du bien au mal. L’autre, c’est un rapport du bien au bien. Du beau au beau. Du vrai au vrai. Deux idéaux qui s’affrontent - voilà la différence pure, irréconciliable, positive et meurtrière. Et comme le dit Deleuze dans son Avant-propos : « lorsque les problèmes atteignent au degré de positivité qui leur est propre, et lorsque la différence devient l’objet d’une affirmation correspondante, ils libèrent une puissance d’agression et de sélection qui détruit la belle-âme, en la destituant de son identité même et en brisant sa bonne volonté. »

comptoir des cotonniers,.jpgSurtout en philo.

Comment par exemple concilier Deleuze et René Girard ? Le perspectiviste et le réaliste ?  Le nietzschéen qui ne lit Nietzsche que comme métaphore et contrôle intérieur des forces, volonté artistique de puissance ? L’anti-nietzschéen qui ne lit Nietzsche que comme réalité sociale et militaire et déchaînement extérieure des forces, volonté politique de puissance ? Pour le premier, le Surhomme est négation de l’aryen et l’aryen le triomphe du dernier homme. Pour le second, le Surhomme conduit (peut-être contre sa volonté, mais sa volonté est confuse) à l’aryen. Alors ? Dionysos, affirmation de l’Etre ou son génocide ? Dionysos contre la foule ou pour la foule ? Dionysos lynché ou lyncheur ? Finalement, des deux, c’est Deleuze l’athée qui est le plus spiritualiste et Girard le croyant qui est le plus littéraliste. Deleuze qui voit toujours autre chose derrière les choses. Girard qui ne voit jamais qu’une chose derrière les choses. Mais nous que verrons-nous ? Nous verrons avec Deleuze quand nous aurons affaire à un cul-terreux psychorigide à la Girard mais nous verrons avec Girard quand nous aurons affaire à un nébuleux babacool à la Deleuze. Aux crétins obtus de droite, Deleuze. Aux doux drogués de gauche, Girard. Toujours rétablir l’équilibre. Toujours savoir penser l’un dans l’autre, ou plutôt l’un contre les autres. Allez ! on se déteste, mais on "love" nos différences, comme disent les Ebel.

Au moins Gilles et René sont-ils d’accord là-dessus : le non-être, c’est toujours la foule. Le barbare, c’est toujours le nombre – même si l’on peut-être « nombres » tout seul, « foule » en soi.


 

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« L’effondement universel »

Et pourtant, ce n’est pas si simple.

Dans L’homme qui tua Liberty Valance de John Ford, le singulier, l’autre, a priori, c’est Liberty Valance (Lee Marvin), abominable hors-la-loi, créature imprévisible et ultra-violente, d'une liberté absolue en un sens (et qu'elle porte dans son prénom),  lune sorte de liberté du mal, qui sème terreur et chaos dès qu’elle arrive quelque part et qu’on a bien raison de vouloir liquider. Sauf qu’il faudra là deux "bons" (James Stewart et John Wayne) pour vaincre le "méchant". Deux bons qui n’ont rien à voir entre eux et qui en d’autres circonstances n’auraient pas été d’accord, mais qui face à un tel déferlement de force négative doivent s’associer un instant – le temps d’abattre Liberty. Le temps que l’un (John Wayne) tue Liberty mais fasse croire que c’est l’autre (Stewart) qui l’a fait. La force au service du droit. Le cow boy au service du juriste et qui s’efface derrière le juriste – tandis que le juriste, lui, rejoint la cité, devient sénateur, et devra vivre toute sa vie son imposture sous sa légende.  Grâce à un autre.

Au fond, il faut toujours un tiers, un impair, un autre pour pouvoir fonder quelque chose. C’est le problème de Platon dans Le Sophiste. Affirmer l’être via le non-être mais sans affirmer le non-être en tant que tel. Affirmer l’être via le non-être mais tuer la symétrie que l’on ne manquera pas de faire, que les sophistes ne manqueront pas de faire, entre être et non-être. Car si la nuit prouve le jour, la nuit n’est pas le jour. Si le noir prouve le blanc, le noir ne vaut pas le blanc. Mais ces deux exemples ne vont pas du tout, parce que justement il y a un être de la nuit et un être du noir et que nuit et noir ont une valeur infinie. Mais y a-t-il un être du non-être ? Si oui, alors cela veut dire qu’être et non-être ont tous les deux de l’être, donc, partagent quelque chose de commun et donc nous mettent dans l’impasse - l’impasse de la ressemblance. A contrario, si, le non-être n’a pas d’être et que seul l’être a de l’être, ou comme le dit Parménide, si il n’y a que l’être qui est et que le non-être qui n’est pas, alors on ne peut plus distinguer l’être en soi. L’être en soi est mais ne se distingue pas de ce qui n’est pas lui – qu’est-ce que l’on en a foutre alors qu’il soit puisqu’on ne le voit pas ? Il faut donc du non-être pour le voir. Il faut poser quelque chose qui n’existe pas pour éprouver quelque chose qui existe. Or, tant que nous sommes dans l’unité absolue (il n’y a que de l’être) ou dans la dualité absolue (il y a de l’être mais il y a du non-être, il faut qu’il y ait du non-être pour voir l’être), nous sommes coincés. Dans l’un, nous ne voyons rien. Dans le deux, nous ne voyons double. Et voyez, nous avons dit : « dans l’un et dans le deux » et non dans « l’un et dans l’autre », car le deux n’est pas l’autre.

altérité,différence et répétition,deleuze,faux-semblants,simulacres,alice,artaud,lewis carroll,arthur rackhamLe deux est le double de l’un, son reflet, son miroir, son duel évanescent. Le deux est ce qui fait apparaître l’un dans le miroir mais qui fait que très vite le miroir va se confondre avec l’un – avec l’être, et ce sera le monde des simulacres. Un monde des simulacres dont on pourra éventuellement se contenter. Tout sera alors simulacre, reflets, modes, accidents, événements, expressions, puissances, coutumes (puisqu’il n’y a plus non plus de « nature des choses » ou que s’il y en a, on n’est pas en mesure de le savoir) – tout qui peut faire une vie après tout. Vie deleuzienne, soit de pure expression, pure affirmation, pure hallucination, où tout part du milieu, où tout fonctionne en séries, effets de surface, signes, rhizomes, résonnances, échos, où l’Etre n’est qu’expression, puissance et non plus ni principe ni fondement et où l’étant n’est que ce qui revient. Simulacre de l’être. Eternel retour des étants. La sélection n’est plus dans le choisir mais dans le revenir.

 « Affirmé dans toute sa puissance, l’éternel retour ne permet aucune instauration d’une fondation-fondement : au contraire il détruit, engloutit tout fondement comme instance qui mettrait la différence entre l’originaire et le dérivé, la chose et les simulacres. Il nous fait assister à l’effondement universel. Par « effondement », il faut entendre cette liberté du fond non médiatisé, cette découverte d’un fond derrière tout autre fond, ce rapport du sans-fond avec le non-fondé, cette réflexion immédiate de l’informel et de la forme supérieure qui constitue l’éternel retour. » (p 92)

 Le jeu de mot est clair et l’enjeu encore plus : toute la philosophie de Deleuze, et d’une certaine façon, toute la pensée moderne, consiste à vouloir penser l’effondement du monde sans effondrement. Une version d’un monde sans père. Une abolition de la père-version – ce qui peut apparaître d’un point de vue orthodoxe comme la perversion suprême. Et là où Deleuze se révèle plus perversif que jamais, c’est quand il prétend que finalement Le sophiste affirme le sophiste.

 « On se souvent de la fin grandiose du Sophiste : la différence est déplacée, la division se retourne contre elle-même, fonctionne à rebours et, à force d’approfondir le simulacre (le songe, l’ombre, le reflet, la peinture), démontre l’impossibilité de le distinguer de l’original ou du modèle. L’Etranger donne une définition du sophiste qui ne peut plus se distinguer de Socrate lui-même. »

C’est contre ce coup de force de Deleuze que réagira Jean-François Mattéi dans L’étranger et le simulacre. Car cette philosophie brillante quoique purement esthétique ne peut rendre compte du réel qu’elle dissout dangereusement dans le rêve et fait que Deleuze pourra nous apparaître comme la belle-âme suprême.

faux-semblants-.jpgSi nous voulons effectivement sortir de l’impasse de la doublure tout en ne renonçant pas à l’être, il faut aller ailleurs. Il faut aller à trois. Deux est le double. Deux est mimétique. Deux est jumeau. Deux est Faux-semblant. Deux "baise" la même femme. Deux est un pluriel qui se fait passer pour un singulier. Deux renvoie au mime, au même, au m'aime. Alors que Trois est l’autre. Trois est ce qui rompt le miroir, la symétrie ou la routine conjugal. L’adultère comme salut de l’être. L’amant ou l’amante comme Autre béni, qui nous délivre du Même qui ne m’aime plus ou moins. Trois est ce qui permet de médiatiser l’être par le non-être sans les confondre. Trois est cet Autre qui aide l’Etre à se débarrasser du non-être – dont il aura eu pourtant besoin pour de reconnaître en tant qu’Etre. En gros, il faut John Wayne. Il faut John Wayne (l’Autre) pour aider James Stewart (l’Etre) à se débarrasser de Lee Marvin (le non-être). Et il faut Lee Marvin (le non-être) pour faire apparaître James Stewart (l’Etre). Bref, le non-être permet à l’Etre d’être mais doit être immédiatement liquidé par l’Autre afin que l’Etre ne se confonde pas avec lui. A la doublure sophistique s’oppose la coupure philosophique. Au duo des mêmes s’impose le couple des autres. Homogénéité des uns. Hétérogénéité des autres. Stérilité des pairs. Fertilité des impairs.  Impuissance de la symétrie. Puissance de la dissymétrie.

 

altérité,différence et répétition,deleuze,faux-semblants,simulacres,alice,artaud,lewis carroll,arthur rackhamImpair ou parricide

 Bref, il s’agit donc toujours de « faire la différence ». De sélectionner les modèles des copies, les idées des opinions, les principes des préjugés. Et c’est là la grande vertu du platonisme, salué par Deleuze le nietzschéen dans le chapitre « La différence en elle-même », que d’avoir instauré une division inégalitaire entre les choses et qui, loin de les réconcilier dans une sorte d’ordre médiateur et organique, pré-hégélien, « saute d’une singularité à une autre », « opère sans médiation », « agit dans l’immédiat », et ce faisant traces des lignées pures au sein du monde. Dialectique aristocratique et non démocratique, donc, modèle de division comme « recherche de l’or » qui tend à se débarrasser des prétendants, c’est-à-dire des contradicteurs, des sophistes. La contradiction comme prétention. Et le mythe pour l’annihiler. Le mythe ou le divin comme altérité transcendante. Le mythe ou le divin comme Autre suprême. Dieu ou l’Autre. 

altérité,différence et répétition,deleuze,faux-semblants,simulacres,alice,artaud,lewis carroll,l'homme qui tua liberty valanceCiel ! Deleuze rejoindrait-il Platon jusqu’au bout ? Ca lui ferait mal ! Le père a sans doute de la classe, trop même, c’est pour cela qu’il faut le tuer. Ou plus exactement (car le tuer serait le faire revenir sous une autre forme : zombie, fantôme, et prendre le risque de s’oedipianiser ou de s’hamlétiser à jamais), l’empêcher de participer à notre ovulation – l’empêcher de nous spermatiser. Ce qu’il faut, c’est nous faire réaccoucher par la mère. C’est nous faire renaître sans père. Et c’est faire de la mère une Vierge qui nous corrigerait devant trois témoins – trois pères, trois principes, trois Archés mis au coin pendant que l’on fesse le fils. Tout Deleuze est dans sa présentation de Sacher-Masoch : la mère nous réaccouche sans père (et nous bat de notre lien au père, nous corrige au sens propre de notre ressemblance au père). La mère et le fils en symétrie, en parité (quoique le pouvoir appartenant à la mère), le père en tiers exclu, en impair évacué. Deleuze, philosophe de la vie par le milieu (le ventre), sans arbre ni graine, philosophe de la vie contre le monde, de la mère contre le père, de la matrice contre la loi ou de la matrice comme seule loi. Anti-Oedipe mais proto-Jocaste. Père manquant, fils manqué, mère maquerelle. La mère et le fils - deux « Autres » qui ne font qu’un « Même ». Deux Autres qui ne peuvent exister en soi. Deux Etres qui ne peuvent apparaître au monde. Car il ne suffit pas d’être pour être. Il faut un Autre pour être – ce que ne permettent pas les mères mais ce que permettent les pères. C’est la mère qui donne la vie, c’est le père qui ouvre au monde. La vie sans monde, c’est l’Etre sans Autre, c’est l’Etre qu’on ne distingue pas du non-être, c’est la vie qui ne se distingue plus de la mort.

 

altérité,différence et répétition,deleuze,faux-semblants,simulacres,alice,artaud,lewis carroll,l'homme qui tua liberty valanceAlice / Antonin (piste à suivre)

 Pourquoi Antonin Artaud traite-t-il Lewis Carroll de petit pervers snob ? Parce que Lewis Carroll fait semblant, reste à la surface, s’amuse. Parce que l’analité de son langage à lui, Lewis Carroll, est surface sans profondeur, puérilité sans danger, chaos seulement onirique. Au contraire, le langage d’Artaud est profondeur sans surface, extraction pure et dure de l’horrible réalité du corps… et de l’âme, fécalité déchirante. « L’anus est toujours terreur, et je n’admets pas qu’on perde un excrément sans se déchirer d’y perdre aussi son âme et il n’y a pas d’âme dans Jabberwocky… »,écrit-il dans une des lettres de Rodez. En Artaud, l’anus se confond avec la bouche comme le chier se confond avec le manger. A côté, l’œuvre de Carroll est « l’œuvre d’un homme qui mangeait bien, cela se sent dans son écrit » et qui en bon pervers savait compartimenter les choses : les mathématiques ici, les contes pour les petites filles là, le thé à cinq heure et la branlette à sept. Carroll, homme comme un autre. Littérateur qui fait semblant d’aller de l’autre côté du miroir, mais qui reste fondamentalement dans le même monde. Alors que l’altérité crucifiante d’Artaud ! L’être écartelé d’Artaud ! Pour le schizophrène, il n’y a en effet plus de surface entre les mots et les choses, et même entre les choses entre elles. Tout est là et tout éviscère. Tout est là et tout se mélange. Mélange de corps. Mélange dans le corps. Emboîtements. Pénétrations. Trouées. Triturage. Ecorchage. Plus de peau ni d’incorporel. Plus de surface ni d’humour. Que du corporel informe. Que de l’excrémentiel dans la nourriture, la chair, la matière. Sentir et souffrir. Parler et hurler. Mot hurlement. Signification agression.

Parler à un schizophrène, c’est l’écorcher vif. Le langage n’est plus cette puissance qui recueille les effets incorporels distincts du corps et qui fait événement à la surface des choses. Le langage est torture sonore et peine corporel. Dire le soleil et être instantanément calciné. Artaud contre Carroll, c’est l’affect corporel du schizophrène contre l’effet incorporel du poète. C’est l’Etre qui pue la merde contre l’être qui sent le bonbon (si pratique pour attraper les petites filles). C’est l’Autre qui ressent sa différence jusqu’à la croix contre celui qui fait mine d’être différent. 

altérité,différence et répétition,deleuze,faux-semblants,simulacres,alice,artaud,lewis carroll,l'homme qui tua liberty valanceEt Deleuze là-dedans ? Où dit-il à ses élèves qu’avant de philosopher, il faut d’abord se demander quel est son problème à soi, ajoutant que pour lui, c’était la douleur ? La douleur de l’être ? La douleur du sexe ? La douleur de la merde ? Tous ces agencements qu’il lui aura fallu pour en sortir. C’est pourquoi nous l’aimerons toujours, ce sublime hérésiarque. Nous comprendrons la dérobade permanente devant le réel, l’Arché du réel, qu’a pu être sa philosophie. Tout est simulacre, tout devait devenir simulacre car tout était originellement excrémentiel. L’arché était un bourreau, le monde un immonde, la loi une sadique – et le masochisme un refuge. Et la vie possible seulement par le milieu. Renaître au milieu ou crever, telle est la question. Si le schizophrène souffre d’une faillite de la surface (qui va de pair avec une faillite du sens), le pervers est celui qui maîtrise la surface mais pour se défendre de l’horrible profondeur. Le pervers est celui qui a conscience du corporel informe et qui est obligé de le subvertir, de le pervertir, de le polluer, pour pouvoir survivre. Le pervers est celui qui fait de l’affect corporel un effet corporel  ou un affect incorporel. Le pervers est masochiste pour se protéger du sadisme. On en revient toujours là.

 Mais c’est la dernière fois.

 Deleuzienne année 2011 à tous !

 

[Cet article est paru dans le numéro 15 des Carnets de la philosophie de janvier 2011 puis une première fois sur ce blog, le 07 avril 2011.]

 

 

 

 

Les violentes du voile

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 (Ce texte a décidément une postérité que je ne lui envisageais pas ! 21 novembre 2013)

[Puisqu'une nouvelle affaire de voile, pardon, de burqa, agite de nouveau notre mal-France, je recycle ici un vieux texte de 2003 écrit surPéplum à l'époque de la sortie du livre de Saïda Kada et de Dounia Bouzar, L'une voilée l'autre pas. Celles-ci avaient eu leur moment de célébrité, arguant d'émission en émission leur conception très particulière du droit à la différence et du respect qu'il faut, paraît-il, avoir pour "toutes les religions". Ce qui était frappant, et qui l'est toujours, est la volonté très intellectuelle et très identitaire de ces femmes à porter leur voile. Car il ne faut pas "se voiler la face", il y a autant de musulmanes contraintes et forcées de porter le voile que de musulmanes qui choisissent volontairement de le faire - et le font même avec une jubilation anti-laïque qui fait froid dans le dos. C'est ce que la fameuse "commission d'enquête" risque de découvrir - que la plupart des voilées ou des enfermées dans leur burqa le sont de leur propre chef et en tirent même une vanité incompréhensible pour nous, nous, ânes bâtés, démocratistes angéliques, manichéens maniaques,  qui avons oublié que la servitude fut toujours, et comme le prouva le célèbre ouvrage de La Boétie,  moins le fait d'une coercition inique que celui d'un profond désir social, voire d'un choix individuel. Toute la question est alors de savoir si tous les choix individuels sont acceptables. Or, dans notre monde ultra-libéral, c'est-à-dire, ultra-individualiste, qui ne jure plus que par le droit de l'individu à être ce qu'il veut, y compris un(e) esclave sexuel(le), et à qui toute interdiction provenant de l'Etat apparaît comme "la pire des solutions" comme le dit plaisamment  l'excellente Elisabeth Lévy, l'interdiction de ces cages en tissu que sont les burqas ne va pas de soi.  En vérité, ces femmes intégristes raisonnent exactement comme certaines interlocutrices de Mahomet qui, nous disent de nombreux Hadiths, venaient voir le Prophète pour le supplier de les faire lapider afin qu'elles sauvent leur âme, et insistaient tant et tant qu'à la fin, celui-ci, lassé et accablé, quoiqu' émerveillé par autant de  pureté sublime, leur accordaient la dite lapidation. Les intégristes, comme d'ailleurs les révolutionnaires et les terroristes, ont été, sont et seront toujours, des intellectuels. Et c'est contre ces derniers, ces dernières, qu'il faut ouvrir les hostilités.]


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Je parle de Saïda Kada et de Dounia Bouzar, auteuses de cet honteux "L'une voilée, l'autre pas" et que l'on ne cesse de voir à la télévision en ce moment, je parle de Fatiha Ajbli, cette monitrice d'auto-école qui sous couvert de modernité, parle au nom de l'UOIF, elle est très belle d'ailleurs, aussi belle que régressive et antirépublicaine. Je parle de toutes ces musulmanes qui se voilent volontairement, par revendication identitaire, communautaire, de ces filles cultivées qui sortent de l'école de la République pour la combattre, de celles qui sont passées par Oxford, New York ou Paris et qui ont mis nos connaissances et notre méthode au service de leurs bombes réelles ou symboliques. Je parle de ces nouvelles intégristes jeunes, modernes, aux regards assassins et qui obligeraient leur mère et grand-mère à porter le voile. Je parle de ces nouvelles folles d'Allah qui assisteraient sans broncher aux lapidations de leurs soeurs adultères ou impudiques. Ou qui iront applaudir les soixante-quatorze coups de fouet que l'on infligera bientôt à l'actrice iranienne Gohar Kheirandish* qui, lors d'un festival de film religieux, a osé embrasser sur le front son metteur en scène, désobéissant ainsi à la loi coranique qui interdit tout attouchement public entre hommes et femmes.

Oui, ces femmes qui choisissent volontairement le voile sont bien des salopes.

C'est ce qu'a dû penser Elisabeth Badinter, l'autre soir, chez Arlette Chabot, quand elle a demandé à la pute et soumise à Mahomet, Saïda Kada, pourquoi celle-ci "cachait ses cheveux". Comme il était impensable pour la fille d'Allah de répondre que c'était parce qu'elle emmerdait la République, la France et l'Occident, et qu'elle n'avait rien à voir avec toutes ces européennes dépravées, à qui quelques pierres  dans la gueule feraient le plus grand bien, elle s'est lancée dans une de ses logorrhées théologico-djiadheuses typiques, auxquelles on ne comprend rien, mais qui aboutissent toujours à dire que si l'on est pour le voile**, c'est parce qu'on est pour la liberté de la femme. "Renversement dialectique" incroyable de mauvaise foi, stigmatisé immédiatement par Elisabeth Badinter qui ne pensait pas qu'une femme puisse être autant contre les femmes.

Inutile de toutes façons de discourir avec une fille d'Allah, pendante du barbu, inutile de lui rappeler la "solidarité féminine", inutile de lui demander si elle ne trouve pas bizarre que dans tous les pays musulmans, des femmes meurent parce qu'elles refusent le voile, inutile de lui faire lire le témoignage de cette pakistanaise au visage brûlé vif parce qu'un trou de sa burqa s'était malencontreusement élargi, Saïda Kada ne daignera que vous envoyer ce sourire hideux, éclatant de férocité fanatique.  Nous sommes avec Allah, pas vous. Nous sommes des pures, pas vous. Nous avons une intransigeance spirituelle qui nous fait honneur et qui vous fait horreur, tant pis pour vous. La voilà, la Charia carnassière...

C'est celle que combat Malek Boutih. Je crois que je vais finir par m'inscrire à SOS racisme (à condition qu'ils se décident à mettre  un jour, et comme le disait Desproges, un "s"à racisme) tant les interventions de ce type intelligent, sensible, et surtout honnête, vont, enfin !, dans le sens de l'intégration et de la République. Loin des Harlem Désir et autre Fodé Sida, il a compris que le danger pour les Français d'origine arabe ne venaient plus tant aujourd'hui du côté de l'extrême droite que du côté de l'extrême banlieue, que le fascisme rampant se situait moins à Montretout qu'à Villetaneuse, que la haine était moins celle du Front que de la Barbe... et du Voile.

Comme Elisabeth Badinter avec le féminisme, il a bien vu que l'antiracisme faisait "fausse route" et que le combat n'était plus celui des potes contre les skins, mais des Français maghrébins contre les Maghrébins anti-français. Sur le plateau d'Arlette Chabot, lui seul, et pour cause, a pu dévoiler les sous-entendus communautaires et bellicistes de la fille aux yeux d'épées - et hors de cette culpabilité néo-coloniale qui frappe hélas la plupart de ceux qui s'adressent aux intégristes (et qui commencent toujours en s'excusant auprès des islamistes, affirmant, réaffirmant et réréaffirmant qu'ils respectent l'Islam à fond, qu'ils n'oublient pas que nous aussi nous avons eu l'Inquisition, et que le Croissant vaut la Croix et peut-être même plus, et que surtout, surtout, surtout, ils ne mélangent pas Islam modéré et Islam fanatique... comme s'il y avait un Islam modéré !), Boutih frappe fort, juste et bien. Tellement bien d'ailleurs qu'il se fait traiter régulièrement par Le Monde Diplomatique de "réac de gauche". Tant pis ou plutôt tant mieux, ce soir-là, il a aéré le plateau de France 2, et défendu Marianne contre Saïda.



*Aux dernières nouvelles, Gohar Kheirandish fit des excuses publiques, et ne fut pas fouettée - ses 74 coups de fouet passant "en sursis".

** Le port du voile qui est, contrairement à ce que tout le monde dit, bien inscrit dans le Coran :

"O Prophète ! prescris à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants, d'abaisser un voile sur leur visage. Il sera la marque de leur vertu et un frein contre les propos des hommes. Dieu est indulgent et miséricordieux." Sourate XXXIII - 57 (Version Kasimirski, GF Flammarion, p 330)

 

("*Montalte, comment peut-on être perçant ?" Péplum, le 05 mai 2003)

 

Mort d'un maître

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Comme le disait un jour Jean-Marie Le Pen, LE COMMUNISME EST UNE MACHINE A TUER. Là-dessus, tout le monde devrait être d'accord. Cent millions de morts et presque autant d'abusés et de trompés. Le pire, bien sûr, c'étaient les intellectuels de gauche de l'après-guerre qui se trompaient volontairement et qui pour certains continuent à se tromper, n'ont pas renoncé à la plus grande imposture de tous les temps et continuent à relativiser, diminuer, chinoiser (c'est le cas de le dire) avec le plus grand massacre des temps modernes. En vérité, les repentis à la François Furet et à la Stéphane Courtois sont rares. L'abjecte pensée française n'est pas éteinte et c'est l'objet de la remise en ligne de ce texte commis en 2006 (et grâce aux derniers exploits de Abdelhakim Dekhar, cet extrémiste rouge à "l'étrange profil", comme l'a titré Libération, très embêtée.)

Alors certes, il y a en effet plusieurs types de communisme comme il y a différentes machines à tuer. Il y a des modes de communisme qui ne sont pas les mêmes. Il y a des dirigeants communistes qui ne sont pas d'accord entre eux - Staline et Mao se sont combattus, Staline a liquidé Trotski. Mais ces conflits de personne et de pouvoir n'ont jamais été idéologiques. L'essence communiste de ces trois là fut bien la même. Et l'assassinat de Trotski par Staline fut une sorte de nuit des longs couteaux individuelle. 

J'avoue bien volontiers qu'en matière de communisme, je ne suis pas assez calé pour dire que le marxisme est forcément un marxisme-léninisme (encore que Revel dirait qu'il l'est historiquement devenu et que l'on reconnaît un arbre à ses fruits) mais ce qui est sûr c'est que tous les pays, sans exception, qui se sont réclamés de cette idéologie assassine ont tous sombré dans la dictature et le génocide. Comme le nazisme, le communisme est criminogène. Comme le nazisme, le communisme est génocidaire. Goulag et Laogaï sont au marxo-léninisme ce qu'Auschwitz est à l'hitlérisme. Là-dessus, pas de compromission ni d'excuse possibles. 

Qu'il fut en effet soviétique, chinois, cambodgien, cubain, roumain, coréen, le communisme, tel qu'il fut pensé et accompli au XX ème siècle, reste cette gigantesque machine à tuer, à torturer, à abrutir et à ruiner."Si les communistes s'étaient installés dans le Sahara, il y aurait eu pénurie de sable au bout de trois semaines", disait excellemment Clément Rosset, le philosophe qui a toujours raison comme tous les vrais matérialistes (et qui n'a rien à voir avec le matérialisme dialectique qui fut la pire imposture de tous les temps - là-aussi, comme moi, vous signez ce propos, n'est-ce pas ? "Parce que croire que la pensée de Mao fait pousser les cacahouètes, franchement, hein ? - Ah, mais je n'ai jamais écrit cela, monsieur. Montrez-moi donc où je l'ai écrit, la page, la ligne, s'il vous plaît, il faut être sérieux un moment.. - Vous écrivez que la dialectique maoïste augmente la production dans les campagnes. - Ah mais ce n'est pas du tout la même chose !" Mais si, connasse, c'est la même chose.

Hors mon petit apport final, l'on aura reconnu l'échange savoureux entre Simon Leys et Maria-Antonietta Macciocchi lors du passage de celui-ci dans Apostrophes en 1983 (elle, on l'a heureusement oubliée, même si sa réaction face à Leys reste typique des intellectuels de gauche dont la mauvaise foi structure la conscience). A ce propos, je fais mienne cette déclaration de Simon Leys sur ma nullité science politique. Comme lui,  "je suis un analphabète en politique", et j'ai toujours l'impression que ceux qui s'y connaissent mieux que moi sont de près ou de loin des gens qui se sont commis dans le pire ou ont été séduits. (Voyez par exemple un Olivier Rolin, ou un Jean Lacouture, ou un Alain Badiou, les intesallo ne manquent pas.) Le comble, c'est qu'ils sermonnent le plouc que je suis un peu comme les médecins de Molière parlent en latin au malade, imaginaire ou non. 

Il est vrai que l'anticommuniste primaire, secondaire et tertiaire que je suis et qui considère que tout communiste est un chien ne leur rend pas la tâche facile.

 

 
In memoriam, Jean-François Revel 1924 - 2006.

On le sait, l'alcool est de droite et la drogue est de gauche. L'alcool ouvre pathologiquement à la réalité, nous la faisant voir dans sa simplicité tautologique - car même si l'on voit "double", l'on voit deux fois la même chose, comme dans la fameuse parole, d’alcoolique s'il en est, de Clément Rosset, "une fleur, je vous dis que c'est une fleur...". La drogue, au contraire, opère une déréalisation de la réalité, faisant de la fleur une femme ou une plante carnivore, souvent un pouvoir - le célèbre Flower Power et ses arrières mondes hallucinatoires. Lucy dans le ciel avec des diamants. Sous-marin rose. Banquise rouge. Paradis communiste. Eden marxiste. Opium des intellectuels. Trahison des clercs dont le premier d'entre eux, celui qui a dit que tout anticommuniste était un chien. Avec le recul, on s'aperçut que c'était plutôt le contraire : tout communiste était un chien. Enfin, "on" - quelques-uns.

Jean-François Revel fut sans doute un grand buveur mais ne fut jamais un drogué - toute son oeuvre ayant été justement un combat contre la drogue de son temps, c'est-à-dire l'idéologie socialiste et communiste. "Idéologie" suffira car "idéologie" veut dire système plaqué sur du réel - socialisme.  Contrairement à ce que prétendent les idéologues, le libéralisme n'est pas une idéologie mais un empirisme. Le libéral est celui qui observe le réel et qui tire ensuite ses conclusions. Le jardin est conçu en fonction de la nature. L’idéologue, lui, pense le jardin avant la nature - et le plus souvent dévaste la nature. Encore Clément Rosset : « si les communistes s’étaient installés au Sahara, il y aurait eu pénurie de sable au bout de trois semaines. » On ne fait pas d’omelettes sans casser des hommes – pardon, des œufs, dira le révolutionnaire. Le problème est que non seulement l’omelette est toujours ratée (qu’on cite un pays socialiste libre et prospère) mais le nombre d’œufs cassés, pardon, d’hommes,  dépasse l’entendement. Combien déjà, Stéphane Courtois ? Quatre-vingt millions, cent millions ? Plus ? – Oui mais attention, répondent en coeur les nostalgiques du Parti et toutes les belles âmes, le communisme était à l’origine une idée généreuse, religieuse même, voulant établir l’égalité absolue sur terre, alors oui, nous avons fini par le reconnaître, le goulag fut un dévoiement malheureux et criminel, mais l’on ne saurait jeter le bébé marxo-léniniste avec l’eau du bain stalinien.

Là-dessus, il faut tout de suite mettre les points sur les i. Le goulag ou le laogaï ne sont pas des "dérapages" malheureux d'un système "bon en soi" mais bien les produits logiques et nécessaires d'un système pourri en soi. Prétendre le contraire serait aussi obscène que de dire qu'Auschwitz est une "erreur" du nazisme. Non, Auschwitz est au nazisme ce que le goulag est au marxo-léninisme (Staline et Mao n'étant que des suiveurs zélés et même si l'histoire a voulu qu'ils se méfient l'un de l'autre.) C'est que le communisme part d'une erreur fondatrice : l'égalité à tous prix entre les hommes. Idée apparemment « généreuse » mais qui signifie non pas que tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit, combat légitime celui-là et pour lequel se battent les hommes et les femmes de bonne volonté, mais que tous êtres humains naissent libres et égaux en désirs et en besoins. L’égalité au sens communiste est une égalité ontologique, nous allions dire physiologique, biologique, qui vise à concevoir un seul profil d’homme - un seul corps d'homme ! Celui-ci ne vivrait que selon un mode unique prédéterminé où toutes les singularités, les identités et les jugements de goûts n’auraient plus lieu d’être. Il ne serait plus un individu, lieu de tous les vices, mais un homme-ensemble, un homme collectif ou transindividuel. Le communiste, c’est celui qui dit à l’être humain : « tu n’as pas besoin de ça pour vivre heureux » et aussi « tu n’as pas besoin d'avoir ce dont n’a pas besoin l’espèce à laquelle tu appartiens pour être » et encore «  tu n’as pas besoin d’AVOIR pour ETRE. » Bien plus de gens que l’on pense fonctionnent ainsi autour de nous. Elles sont fascinantes ces créatures, communistes dans l'âme, et qui en effet n'ont pas besoin de vivre au-delà de leurs besoins et ne comprennent pas que l'on désire plus que ce que l'on a – c’est-à-dire que l’on désire. Pour eux, le nécessaire pulvérise réellement le superflu.  Jean-Jacques Rousseau était de ceux-là. Une pomme, un quignon de pain et un peu d'air pur suffisaient à son bonheur. Un saint pourrait-on dire - sauf qu'un saint se garde bien d'imposer son régime à autrui. Le saint est celui qui n'a besoin de rien mais qui laisse tout aux autres, et le fasciste, c'est le saint qui décide que sa sainteté devienne le cas de tous. Gare à celui qui tient à son humanité d'antan et à ses caprices archaïques ! On va le rééduquer contre son gré, ce salaud, le forcer à être libre, le corriger de son anthropologie - et s'il est vraiment incorrigible, donc inhumain, le liquider.

A l’homme inégalitaire, "l'aryen", rêvé par  les nazis, répondit l’homme égalitaire rêvé par les communistes (à moins que cela ne fut le contraire). Comme ni l'un ni l'autre ne se trouvaient dans l'humanité, on décida d'opérer dans cette même humanité et d’en extirper un nouvel homme, idéal, racial chez les uns, social chez les autres, et auquel on pouvait risquer de massacrer scientifiquement tous ceux qui correspondaient le moins à celui-ci – tous ceux qui étaient moins égaux que les autres, comme aurait pu dire Orwell. Certes, pour les nazis, les juifs étaient inhumains par nature, par gènes, et par là-même n'avaient aucune chance ontologique d'en réchapper alors que pour les bolchéviques, les koulaks avaient théoriquement le droit de survivre en rendant leurs biens - quoiqu'il soit plutôt difficile de changer socialement du jour au lendemain. Si on les massacra par millions, ce ne fut pas pour des raisons génétiques mais à cause de leur refus social de s'intégrer au  nouvel ordre.  Encore que pour certains idéologues, le social, ne nous leurrons pas camarades, c'est comme le racial, c'est du biologique. "La haine de classe,écrit Gorki, doit être cultivée par les répulsions organiquesà l'égard de l'ennemi, en tant qu'être inférieur, un dégénéré sur le plan physique, mais aussi moral." C'est Revel qui souligne dans La grande parade - Essai sur la survie de l'utopie socialiste (Plon 2000), l'un de ses derniers grands livres.

A l'époque, l’auteur de La tentation totalitaireétait déjà vieux et c'est pourquoi ses adversaires laissèrent sans sourciller le livre faire sa carrière (brillante - mais auprès du lectorat habituel). On n'allait pas discuter avec ce vieux lutteur. C'aurait été d'une part se ridiculiser stylistiquement mais d'autre part ç'aurait été stigmatiser des analyses pénétrantes et somme toute scandaleuses au vu du terrorisme intellectuel qui régnait alors (et continue de régner, n'en déplaise aux Consanguins et à Mithqal) et subséquemment leur faire trop de publicité. Car ce que montre entre autre cette Grande Parade est la consanguinité du nazisme et du communisme - la seule différence véritable résidant dans le traitement médiatique et intellectuel qu’on fit et qu'on continue à faire d’eux. A l'hypermnésie militante du premier, l'amnésie stratégique du second. Aux procès de Nuremberg jamais finis de l'un, les non-lieux renouvelables à l’infini de l'autre, accordés place du Général Fabien ou boulevard Saint Germain. Ce qu'il fallait, c'était préserver à tous prix la croyance la plus durable et la plus terrifiante (celle de Roger Hanin comme de Pierre Bourdieu) dans les bonnes intentions du socialisme - et c'est pourquoi il fallait s'écraser. Tant pis, le livre passerait, Revel finirait par mourir d'une indigestion, et Jean Ziegler pourrait enfin parader à son aise.

Quatre-vingt millions de morts estime-t-on entre Lénine, Staline, Mao, Pol Pot, Ceauscescu et, ne les oublions jamais, Castro et Guevara. Mais combien en esprits ? Au moins autant. Sartre, Beauvoir, Althusser, c'est entendu, mais aussi Bourdieu et Danielle Sallenave,  Daniel Ben Saïd et Régis Debray, Jean Lacouture et Serge Halimi, Eric Hobsbawm et tant d'autres auxquels on pourrait rajouter les veuves Torez et Mitterrand, soit ce que Dantec appelle "le plus bas niveau"à la page 74 de son Théâtre des Opérations II. "Le plus haut" sera occupé parHarold Pinter, Peter Handke, Günter Grass et Noam Chomsky, dit encore l'écrivain barbouze quoique rajoutant qu'un véritable artiste chute d'autant plus quand il se commet avec la plus grande horreur du siècle passé - ce qui n'était peut-être pas une raison pour aller, lui, Dantec, flirter avec un blog, heu, un bloc identitaire. Pour autant, ce qu'a prouvé cette histoire (et désolé d'y venir deux ans après), c'est qu'un écrivain-barbouze qui joue à touche pipi avec trois connards et un rasé aura plus de problèmes qu'un autre allant s'enspermer à l'action directe ou aux brigades rouges. Un César Battisti reste plus sexy qu'un Maxime Brunerie et les plus en vue des intellectuels et des politiques peuvent faire l'éloge du premier, dire de lui qu'il est un "combattant de la liberté", sans que cela n'émeuve personne. Ces choses-là sont connues - tellement connues d'ailleurs qu'on ne compte plusces milliers d’enseignants, d’éducateurs, de secrétaires à la culture, ou de directeurs de théâtre (Peter Handke privé de Comédie Française, mais pas Brecht), autant de "négationnistes rouges" comme les appelait Revel, qui n'ont de cesse de pourrir la pensée européenne depuis des décennies, faisant tout pour que le communisme n'apparaisse pas dans ce qu'il est avant toutes choses - criminogène. Comme le rappelait encore Georges Steiner le huit juin dernier à la BNF, la France est encore le pays le plus atteint tant d’ex-adorateurs de Staline et de Marx (il ne faut jamais se lasser de redire que Joseph est comme Wladimir l'exécuteur testamentaire de Karl et non du tout ses enfants indignes) tiennent encore et toujours les rennes du pouvoir culturel.

"Mais Revel va plus loin,écrit encore Dantec, page 78,il ose enfin enfreindre une règle fondamentale et tacite que même le sinistre tchékiste Gayssot n'a pu transcrire dans le texte : celle qui stipule qu’Il est interdit de démontrer (par la simple analyse des textes et des citationsin extenso) que les principes de l'extermination ethnique sont promus en tant que tels dans les textes de Proudhon, de Marx, d'Engels, et bien sûr de Lénine, qu'Il est interdit d'affirmer que le socialisme est dans ses fondements mêmes - l'égalitarisme petit-bourgeois se sublimant en messianisme prolétarien - une abomination de l'esprit, une pure monstruosité invivable dont l'absurde mise en pratique - dans ce "socialisme réel"  qu'il convient de ne critiquer que du bout des lèvres - ne résulte certes pas d'une quelconque perversionexogène qui l'aurait fait sournoisement changer de route au cours du processus révolutionnaire, non, mais bien au contraire du fait qu'il recèle dans ses principes fondateurs une authentique maladie née de la Révolution bourgeoise et qui entendait sublimer le corps social tout entier pour le compte d'une utopie égalitaire." On pensera ce que l'on voudra de Dantec. Ce qui est sûr, c'est que ce fut l’un des rares à avoir accueilli convenablement La grande parade. Et à partager l'indignation de Revel devant l'auto-amnistie des anciens rouges. Au lieu de profiter de la chute du mur de Berlin pour en finir une bonne fois pour toutes avec le communisme en traînant, même de manière symbolique,  celui-ci devant son tribunal de Nuremberg, "l'époque" préféra s'en prendre au libéralisme - accusé de les maux, coupable de toutes les horreurs,  et contre lequel on fut sommé de reconnaître que la grandeur du communisme consistait au moins à avoir "lutté" contre lui. Qu’importe que nos donneurs de leçons aient, selon l’expression définitive de Revel, « du sang sur le stylo », l’important pour eux, était de cacher à tout prix leurs anciens fourvoiements en tentant de prouver que le mal absolu, ce n'était pas le collectivisme et ses camps de rééducation mais bien le marché et Jean-Pierre Gaillard. Tant pis pour notre prospérité  qui n'était rien d'autre qu'une atroce indignité et pour nos libertés, d'honteux privilèges qu'il conviendrait d'abolir un jour. Et pour ce faire, ne pas hésiter à revenir au « véritable » Marx. Autrement dit, revenir une fois de plus aux sacro-saintes bonnes intentions du marxisme au détriment de la praxis – sans se rendre compte que pour Marx, c’est précisément la praxis qui juge de l’idéal et non le contraire. Mais non ! Le "vrai" communisme doit être vierge de tout ce dont se sont rendus coupables des systèmes inspirés... du communisme. « Selon cette argumentation, l’horreur des conséquences prouve l’excellence du principe. » dit Revel.

Et puis comment se passer d’une idéologie aussi sentimentale que celle-ci, qui a fait que des milliers de gens se sont trompés mais ont été heureux de se tromper ? Ah la nostalgie de l’erreur ! Le sang qu’on a fait couler est moins abondant que ces larmes d’espoir qui ont coulé sur nos joues… Et Revel de citer l’effarante Lily Marcou qui plaide pour les « imbéciles » qu’ils ont été, mais « des imbéciles à qui je voue une grande tendresse : ils ont eu foi, ils se sont battus, avec et pour cette foi, et ils se sont trompés ; mais au moins leur engagement était porteur d’une générosité et d’un altruisme qui n’existent plus dans cette fin de siècle… » ou Danielle Sallenave qui pleure dans un article intitulé «   Fin du communisme : l’hiver des âmes » (Les temps modernes, mars 92), non les âmes mortes que le communisme a expédiées par dizaine de millions dans les airs bien sûr, mais les âmes meurtries des compagnons de gauche qui ne savent plus où est passé leur idéal de paradis sur terre. Alors ils vont chercher un peu d’espoir en Corée du Nord ou à Cuba comme Danielle Mitterrand, histoire de s’arracher à l’enfer libéral qui ne sait créer que de l’inégalité et de l’obésité.

Mais enfin, quel est le credo de ces gauchistes ? Qu’est-ce qui fait que l’on puisse être sincèrement attiré par une idéologie qui provoqua la plus grande hécatombe de l'histoire ? D'où vient cette envie incompréhensible d'avoir un portrait du Che Guevara sur son tee-shirt - d'un homme qui a fait exécuter des cubains par milliers ? Quelle est donc la différence affective entre le totalitarisme brun et le totalitarisme rouge ? Chacun de nous s'est un jour posé cette question. Mon semblant de réponse serait que si le nazisme relève d'un mal absolu, trop transparent pour être séduisant, le communisme relèverait d'un "mauvais bien", c'est-à-dire d'un mal qui se penserait bon, ou d'une malédiction qui se serait persuadée d'être une bénédiction - et qui par conséquent pourrait encore et toujours séduire les bonnes âmes. Comme le dit, plus clairement que moi, Revel, "s’il n’y a pas de« déçus du nazisme », c’est parce que le nazismevend la mèche dès le départ [alors que] le communisme cache sa nature derrière son utopie. Il permet d’assouvir l’appétit de domination ou de servitude sous couvert de générosité et d’amour de la liberté ; l’inégalité sous couvert d’égalitarisme, le mensonge sous couvert de sincérité. Le totalitarisme le plus efficace, donc, le seul présentable, le plus durable, fut celui qui accomplit non pas le Mal au nom du Mal, mais le Mal au nom du Bien. C’est aussi ce qui le rend encore moins excusable que l’autre, car sa duplicité lui a permis d’abuser des millions de braves gens qui ont cru en ses promesses. » Le Mal au nom du Bien - la voilà la "métaphysique" communiste. Et la voilà la raison qui a fait que des millions d'hommes ont été et seront encore séduits par cette machine à tuer qu'on appelle le marxo-léninisme. Au moins l’hitlérisme était-il transparent et ne mentait-il à personne. Son amoralité fondamentale outrepassait trop le bon sens et la raison.Et c’est pourquoi il fut si rapidement vaincu. Irrationnel, irrécupérable, aberrant, pathologique, l’hitlérisme serait presqu'une caricature du démon si le démon n'était pas précisément celui qui nie tout et lui-même pour finir - et qui dans le cas qui nous intéresse va même jusqu'à déclarer la guerre à son allié rouge et de fait le « sauve » aux yeux  de ses adorateurs - ne jamais oublier que la grande chance de Staline fut d’avoir été trahi par Hitler !Aujourd'hui, on le considère à juste titre comme l’événement le plus meurtrier et le plus obscène du siècle passé, mais un événement qui a été jugé et condamné depuis soixante ans. Alors qu'on attend encore un Nuremberg du communisme.  Alors, certes, celui-ci est en voie de disparition et il ne sera a priori pas le combat du XXIème siècle. Il n'empêche qu'il continue encore de dévaster certains pays et n’en finit pas, dans des formes nouvelles, métastases d’extrême gauche, altermondialistes, écologistes, ultra-gauche (parfois teinté d’islamisme), d’apparaître comme une « alternative » au monde actuel. On enferme, on aliène, on tue et on torture encore aujourd'hui au nom du communisme et dans nos pays, de "grands esprits" s'en réclament encore sans honte et sans pudeur.

Au fond, ce qui n'aura cessé d'étonner et d'indigner Jean-François Revel qui était, il est vrai, l'esprit le moins supersititeux du monde, est que la superstition conduise le monde  autant que la vérité.  Que ce qui n'est pas mette au pas ce qui est  aura été le point de départ et d'achoppement de sa pensée. On serait tenté de dire que si la tentation totalitaire fut par lui analysée mieux que personne, il ne put jamais intérieurement la comprendre. Le mal politique  dont il s'occupa toute sa vie ne releva jamais d'un mal plus profond, métaphysique ou satanique. A ses yeux, cela aurait été passer de l'analyse politique à la pensée magique. Sans doute lui manquait-il la candeur, cette caractéristique humaine qui va toujours de pair avec la cruauté. Le mal effectif suffisait à sa réflexion. Et peut-être est-ce dans cette limite que réside sa noblesse.

PS : En y repensant, il est fort possible, finalement, qu'il y ait, un de ces jours, "un Nuremberg du communisme" - non pas tant par exigence de lucidité que par déni perpétuel du passé. A notre époque où l'on a de cesse de condamner des événements qui se sont passés il y a cent, deux-cent, ou cinq cent ans (voire le bilan absolument "négatif" de la colonisation, ou les crimes de Christophe Colomb découvrant l'Amérique), on finira bien par s'en prendre à Lénine. Le seul hic est qu'il n'est pas sûr que nos clones comprennent très bien le sens de ce subit anti-léninisme...

Quinze Ford I

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A mes collègue Hervé Beaufils et Francis Mickus

qui m'ont fait redécouvrir cet immense artiste de l'Amérique.





 

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Cliquer sur les images pour voir les BA ou les extraits



La charge héroïque (She Wore a Yellow Ribbon), John Ford, 1949 -  Le souvenir que j'en avais était un film barbant, viriloïde jusqu'à la niaiserie, sans véritable intérêt dramatique et encore moins héroïque. Il est vrai qu'à l'époque, j'avais 15 ou 16 ans, Sergio Léone venait de s'imposer à moi, et les westerns à la papa (et d'ailleurs à la maman, la mienne m'ayant élevé dans le culte de ce robuste dadais de Marion Mitchell Morrison en lequel je ne pouvais strictement pas me reconnaître) me semblaient avoir fait long feu. Et il a fallu qu'il repasse cet après-midi de janvier sur le câble pour que j'en redécouvre enfin les splendeurs et les subtilités - et que je me retienne presque, seul sur mon canapé, de verser quelques larmes, tant l'histoire de ce vieux capitaine qui d'abord échoue dans sa mission, pour après en réussir une autre, imprévue et glorieuse, pourrait être, au moins en espoir, une métaphore de nos vies. Car l'allegro de la deuxième partie qui prend le pas sur l'adagio de la première, et après le fabuleux scherzo que constitue la séquence hautement burlesque de la bagarre avec Victor McLaglen, fait que ce western, loin d'être "crépusculaire", apparaît au contraire comme un western de la renaissance, de l'aurora, de la seconde chance accordée à un héros qui, loin d'être fatigué comme lui-même, et le spectateur avec lui, le croyait, se voit rappelé par ce qui donnait un sens à sa vie. L'émotion de la nostalgie laisse alors la place à l'émotion de la reprise - pour moi, la plus intense que l'on peut faire en art et d'ailleurs que l'on peut vivre parfois en vrai. Alors que l'on pensait que tout allait se clore dans une image-temps magnifique mais mortuaire (le faux final du vieux soldat se dirigeant vers le coucher de soleil), tout recommence dans une incroyable et imprévisible image-mouvement : un émissaire vient chercher au galop ce dernier au moment où il allait disparaitre de l'horizon rouge pour lui apprendre que sa retraite de capitaine a été ajournée et qu'il est réintégré dans cette armée qu'il a tant aimé, par le président Grand lui-même, et cette fois-ci en tant que lieutenant-colonel ! Miracle de l'alternative. Tout cela symbolisé par cette "belle montre en argent" cadeau de retraite que lui ont fait ses hommes et qu'à plusieurs reprises il ressort avec respect, comme si c'était un objet sacré, une peau de chagrin, un éphéméride personnel pour connaître le temps qui lui reste à commander sa troupe. Non donc pas quelques heures comme il le pensait mais bien une autre vie.



 

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La patrouille perdue (The Lost Patrol), John Ford, 1934 -  Ca pourrait se situer entre le Fear and desire de Kubrick et le Flandres de Bruno Dumont. Film de guerre abstrait où les héros tournent en rond avant de se faire flinguer les uns après les autres, cette Patrouille perdueétonne par sa brutalité sans humour et son pessimisme sans pitié (le contraire par exemple du Fils du désert, avec John Wayne, en 1948, qui reprendra le thème des hommes perdus dans les sables). Composition comme on dit "hallucinante" de Boris Karloff en soldat christique et que n'aurait pas renié un Robert Le Vigan (ou même un Antonin Artaud). Virilité héroïque de Victor McLaglen. Musique sans doute trop illustrative de Max Steiner (même si la ballade irlandaise qui accompagne les deux hommes s'enfonçant dans le désert est bienvenue). Désert magnifique et inquiétant, comme l'illustre le début, assez sublime, de ce film "matriciel" - au fond, un film "vietnam" avant la lettre.

Voyez le cheval spielbergien qui regarde son cavalier mort.

 

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Le Mouchard (The informer), John Ford, 1935 - Comme avec Gabin en France, on ne se rappelle pas que le Ford première manière ait été si dur, si pulsionnel... et si catholique. Du moins, je ne m'en rappelais pas. Ford, pour moi, c'était des westerns sans problème avec John Wayne qui sauvait tout le monde et une bonne dose d'humour "américain" (vous savez, cet humour vertueux-burlesque où tout le monde éclate de rire quand l'ivrogne splashe dans l'abreuvoir). Après La patrouille perdue hier soir, je découvre (ou redécouvre, je ne sais plus) ce fameux Mouchard de 1935 avec dans le rôle-titre cette machine à distribuer les baffes que fut Victor McLaglen, ici, une sorte de Bad Lieutenant qui suscite la pitié au fur et à mesure qu'il s'enfonce dans le crime, le mensonge et le péché. On pourra trouver le film lourdement démonstratif (notamment avec l'emploi abusif de ce que l'on a appelé le "Mickeymousing", soit un emploi ultra-illustratif de la musique qui souligne chaque situation, action, geste, humeur des personnages comme dans un cartoon), symbolique jusqu'à la caricature (Judas, Marie-Madeleine, la Vierge, l'aveugle sont cités ou "apparaissent", jusqu'à la réplique "mon Dieu, pardonne-lui, il ne savait pas ce qu'il faisait"), et même vaguement bâclé (nombre des dialogues et des scènes ayant été improvisés, McLaglen lui-même persuadé de "répéter" une séquence alors qu'on la tournait pour de bon - ce qui lui vaudra quand même un oscar à ce lascar !), il n'en reste pas moins que la sauvagerie du personnage (annonçant celle de Lee Marvin dans Liberty Valance), le mouvement continu de l'action (très facture "cinéma muet", d'ailleurs, avec ce mélange d'approximation scénique et d'énergie ravageuse) et l'accent mis outrancièrement sur la morale collective contre l'individu toxique (genre M. Le Maudit), mêlé d'un je ne sais quoi de naïveté russe (ce Gypo Nolan serait une sorte de Dimitri Karamazov) en font une parabole opératique formidable que réhabiliteront un jour les Scorsese et autre Ferrara. Les meilleures scènes sont les scènes d'ivresse, bien sûr.

 

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Dieu est mort (The fugitive), John Ford, 1947 - Encore un film ultra-catho, archi-sérieux, sans aucune blague, et ici ce n'est pas peu dire, avec ce très déprimant Dieu est mort de 1947 (titre idiot pour un titre original qui ne l'était pas moins : "The fugitive") dont John Ford disait qu'il était, peut-être par provocation, son préféré. L'acte de foi confessionnel et politique est en effet total dans cette histoire de révolution bolchévico-mexicaine où l'on a déclaré la guerre au catholicisme, où l'on fusille les prêtres et leurs partisans, et comme dans Le Mouchard et La patrouille perdue, où les signes (de croix) abondent à travers une photographie aussi expressionniste que saint sulpicienne (Dolores de Rio systématiquement filmée en visage "inspiré" qui regarde le ciel sur fond blanc ou orageux et dont on se demande comment elle peut danser sur la table façon Carmen - l'érotisme n'ayant jamais été très "fordien"). Henri Fonda détestait ce film sans doute parce que son personnage de prêtre lâche et sensible (qui est une sorte de cousin du Nazarin de Bunuel) finit par se diluer dans l'action de sa propre fuite si bien que quand on le retrouve dans la dernière partie du film (annoncée un peu brutalement par un carton "un refuge, cinq ans après"), on s'aperçoit qu'il avait disparu de la circulation depuis un bon moment - à vrai dire depuis la séquence du Brandy, la meilleure du film, sans doute parce que la plus alcoolique, l'ivresse étant à Ford ce que la tarte à la crème est à Chaplin ou le meurtre vicieux à Hitchcock. Dans cette scène remarquable, on voit en effet le malheureux prêtre quémander une bouteille de vin pour son vin de messe et se retrouver piégé entre deux alcoolos qui lui vident la bouteille qu'il vient de leur acheter et qui le forcent de surcroît à boire du Brandy, lui qui ne boit jamais d'alcool. Un moment de suspense dépressif comme on en voit rarement au cinéma. Remarquables également les deux personnages récurrents qui entravent ou sauvent le personnage de Fonda : d'abord, le "Gringo", bandit à la tête mise à prix et qui lui permet d'échapper à ses agresseurs, tel un diable bernanosien (et à qui il faudra bien donner l'extrême onction à la fin et se trouver une occasion de rédemption), ensuite, le "mouchard" indien, pauvre diable encore plus paumé que le Victor Mclaglen du Mouchard, et qui revient régulièrement ennuyer Fonda avec sa culpabilité sans fin. De ce film certainement vieillot (car beaucoup trop sincère pour être vrai), on notera tout de même l'ouverture incroyable filmée... comme si c'était son final grandiose et miséricordieux.

Il y a chez Ford cette façon de mélanger les temps qui ne cesse de stupéfier et qui donne l'impression que derrière l'aspect très linéaire, chronologique, "classique" de la narration se déchaînent des conflits temporels et moraux relevant de la mystique - y compris d'ailleurs dans ses génériques (voir Le fils du désert) qui juxtaposent plusieurs plans de ce qui va suivre, comme si le film était déjà résumé dans ses premières images. Comme si une image temps que l'on cachait ne demandait qu'à surgir derrière l'image mouvement.

Comme ils font à Chronicart, et pour complaire à M. Soglo, un bon 2,5 / 5.

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La chevauchée fantastique (Stagecoach), John Ford, 1939  - Comme David W. Griffith, John Ford était un homme de droite qui se soignait. Et cela grâce à son catholicisme lui permettant tous les angélismes et toutes les miséricordes et lui assurant toutes les happy end. Ainsi du plaisir absolu, scandaleux pour la raison et le droit, qu'il y a souvent au cinéma (et qui n'existe qu'au cinéma ou dans la littérature d'enfant) d'outrepasser la loi au nom du bon sentiment et d'oser la rédemption du héros sans sacrifice exagéré. Dans Le fils du désert (48) auquel cette Chevauchée fait penser (les bébés qui naissent en plein désert), Wayne était condamné à la peine minimale d'un an de prison après laquelle il retrouverait sa belle, et son départ en prison était filmé comme un départ glorieux. Ici, les services que son personnage de Ringo Kid a rendu à la petite communauté des transports en commun sont tels que non seulement le shérif lui donne la possibilité d'aller abattre en duel ses trois ennemis, mais encore lui permet de retourner à son ranch avec la femme qu'il aime sans l'inquiéter une minute de plus. Voilà donc un bandit qui aura été exempté de procès et de sanction parce qu'il aura prouvé son courage et sa bonté. Au contraire, c'est le méchant capitaliste, sorte de "républicain" pur et dur, arrogant et "sain", qui tient des raisonnements méritocratiques insupportables ("quand on a trimé pour réussir, on mérite d'être sauvé plus que les autres"), qui méprise les anges déchus (la cocotte Dallas, le médecin alcoolo Boone, Le hors-la-loi Ringo), qui veut punir tout le monde au nom de sa réussite sociale, qui est arrêté à la fin et envoyé en prison pour le plus grand plaisir du spectateur enfant. Caresser le sens du poil de ce dernier, faire triompher ce qu'on pourrait appeler une morale de l'absolu qui ne prend en compte que le destin de l'homme et non ses actes, et de fait pardonne tout au bandit humaniste et punit sans pitié le personnage antipathique (Dumbledore procède un peu comme ça à la fin du premier Harry Potter), c'est là l'une des caractéristiques du cinéma américain, sa morale complaisante et utopique, et qui donne de l'eau aux moulins de ses contempteurs pour qui le cinéma ne peut être que cette invention de foire destinée à abrutir le public en lui donnant ce qu'il attend. A ceux-là, on pourra répondre qu'une morale de l'absolu est parfois rassurante, légitime, et au final peut-être plus morale que la seule morale du droit qui n'arrange jamais rien comme il faut selon les coeurs et fait pleurer les enfants.

(A part ça, vive ce Yakima Canut, cascadeur émérite, qui est l'indien qui saute sur les chevaux en pleine course, puis tombe sous leurs sabots, glisse sous la diligence et semble se relever sans mal après que ceux-ci soient passés sur lui !)

Et il y a ce plan inoubliable qui allait faire de Wayne une star et dont je me suis toujours demandé si les deux secondes de flou avaient été prévues ou non.
 

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Le Massacre de Fort-Apache (Fort Apache), John Ford, 1948 - La plus belle scène du Massacre de Fort-Apache est la plus belle scène du Van Gogh de Maurice Pialat (1991), soit cette marche de Saint Patrick censée démocratiser les communautés, marier les pauvres et les riches, déclasser tout le monde au profit de la grande humanité. Et d'humanité, le lieutenant-colonel Thursday, interprété par un Henry Fonda glacial, dont la rectitude frise la cruauté, d'ailleurs "raide comme un I", comme le dit Jean Douchet, et dont on imagine déjà ce que pourra en faire un jour Sergio Léone dans Il était une fois dans l'Ouest, en manque cruellement. Sa présence en est néanmoins si forte qu'elle édulcore celle de John Wayne, pourtant héros de l'histoire, mais dont l'héroïsation est bien moins marquée que dans tel autre film. Il est vrai que le drame de ce Fort-Apache sera moins ethnique que social - le conflit entre les blancs et les indiens laissant subrepticement la place à celui existant entre les blancs bonhommes, toujours plus ou moins faibles et déchus, alcoolos comme il se doit (Victor McLaglen), forcément catholiques, et LE blanc aristo, "wasp" s'il en est, certainement protestant, et dont le mépris social et le racisme vont grandissant tout au long de ce film qui n'est "pro-américain" que dans les fanfares. Le "massacre" final de la troupe menée par le salaud n'en sera que plus curieux - les indiens de Cochise apparaissant presque comme des anges exterminateurs et non pas comme des sauvages. Fort-Apache, de ce point de vue, marque un tournant dans l'humanisme fordien qui verra son aboutissement dans Les Cheyennes (1964). Même si la légende, le grand thème fordien, doit toujours survivre y compris si elle est fausse et arrangée. L'ordure Thursday, "mort en brave", devient ainsi "le modèle de notre jeunesse". Pas d'humanisme sans manip. Pas de chevalier blanc sans chevalier noir. 

Quant à la mise en scène, quelle maestria ! Toujours au service de l’histoire, Ford filme simple et vrai – mais peut se permettre un plan hitchcockien (tel celui du cavalier dont est épris la jeune fille et qu'elle voit galoper dans son miroir dans la diligence) quand il en a besoin. Il faudrait faire un jour une sémiologie de ces plans uniques, éclairs de raffinement baroque dans ces films dits "classiques", donc éternels.



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Le convoi des braves (Wagon Master), John Ford, 1950 - Ford, écrivait Jean Mitry cité par Deleuze, est tragique beaucoup plus qu'épique et tend, continuait Deleuze, "à construire un espace fermé, sans temps ni mouvement réels : c'est comme une idée de mouvement suggéré par images statiques et lentes." Tragique, Ford ? Plutôt lyrique - et parfois optimiste jusqu'à l'utopie, voire jusqu'au mystique. Tel ce superbe Convoi des braves de 1950 dont le cinéaste disait lui-même qu'il était un de de ses films préférés. Jamais les communautés n'ont autant compté que dans ce film sans star où mormons, saltimbanques, indiens, bandits doivent cohabiter pour le meilleur et pour le pire. Jamais Ford ne s'est autant intéressé à ce qui se passait entre les êtres dont ici les chevaux font partie (Mathilde B., c'est pour toi). Lorsqu'ils se désaltèrent dans la rivière, nous sommes encore plus heureux pour eux que pour les cow boys. La joie naît du contentement collectif et de la conciliation au moins provisoire des clans : les deux scènes sublimes de danse entre puritains et théâtreux, puis, entre blancs et indiens. Un moment, on aurait cru que les bandits allaient s'humaniser. Mais la tentative de viol dont l'un se rend coupable (et lui vaut le fouet des blancs) et le volte-face final avec tir, coup et mort dans le même plan, rappellent que le mal ne se vainc que par le mal. De toutes façons, le film s'ouvrait de la manière la plus brutale possible (et la plus inattendue : avant même le générique, on était plongé dans l'action violente et de manière si peu introductive que j'ai cru d'abord que le DVD avait commencé en plein milieu du film) pour que l'on espère que les bandits se convertissent au bien. Pour autant, la merveilleuse musique de Richard Hageman et les si chaleureux "chants des pionniers" de Stan Jones donnaient l'impression que le mal, et tout l'humanisme mystique de Ford est là, ne prenait jamais le pas sur la traversée du désert. Comme si le tragique de la situation (les bandits qui prennent en otage le convoi) n'entamait pas l'optimisme de l'horizon. A noter le plan le plus érotique de Ford grâce à Joanne Dru prenant son bain. Un vrai film (feu) de joie - et comme John, mon préféré pour l'instant.

On devrait faire une thèse sur les génériques de Ford décidément aussi surprenants que ceux d'Hitchcock - celui de ce Convoiétant une sorte d'ouverture, au sens opératique, du film, où situations et personnages sont immédiatement posés. Et avec une dimension quasi.... eisensteinienne. Dialectique individu / collectif

 (Remarquez le chien qui passe en premier plan.)

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Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln), John Ford, 1939 -  Immense chef-d'oeuvre - même si le Lincoln de Spielberg / Day Lewis n'est pas si différent du Lincoln de Ford / Fonda et qu'il lui doit beaucoup. Même art hagiographique typiquement américain et dont nous serions bien incapables, nous frenchies, avec notre putain d'esprit "critique" bon qu'à rabaisser ; même façon de sublimer les défauts du personnage en en faisant des qualités secondes et transcendantes (Lincoln est roublard, tricheur, manipulateur mais toujours au nom de la vérité et de la justice) ; même façon pour les acteurs de 1939 et de 2013 de l'interpréter en créant un personnage au ralenti, étranger au monde, avec cette aura de saint souverain, quasi christique, bien conscient de sa destinée, avec la particularité, pour Fonda (mon nouvel acteur préféré) de jouer l' horizontalité corporelle face à la verticalité des autres ; même façon, enfin, de l'enfermer dans sa statue (Spielberg commençait par elle, Ford finit par elle). Quant à l'ellipse ("la plus célèbre du cinéma" avant celle de l'os de 2001) de la mort de la jeune fille qu'aimait Lincoln avec le caillou qu'il jette dans le lac et les blocs de glace qui passent dans le plan suivant (référence sublime à ceux d' A travers l'orage de Griffith), elle marque la fracture destinale du personnage : le futur président qui parle à sa bien aimée devant la tombe de celle-ci (comme John Wayne dans La charge héroïque et plus tard Clint Eastwood dans Impitoyable) ne fait que demander de l'aide afin d'accomplir son destin. Comme si la mort, la morte, était ce qui incitait le personnage à devenir ce qu'il est. Le souvenir de la femme aimée à l'origine du changement existentiel du héros, si ce n'est pas romantique, je ne sais ce que c'est. Et Arleen Whelan, pathétique et émouvante dans le rôle de Sarah Clay, la mère éplorée qui ne peut se résoudre à dénoncer l'un de ses fils lors d'une scène de procès où un procureur odieux (odieux comme la loi) la force à avouer... en vain. Et les paysages qui sont autant d'horizons héroïques pour le futur président. Toute cette mystique "facile" et "démagogique" pourra agacer le spectateur difficile et exigeant à la Faustin Soglo, mais qu'importe. Encore une fois, Ford affirme son humanisme catholique, sa croyance à la légende et au mythe de l'homme providentiel, son amour de l'homme et de la nature, sa confiance à la loi divine dont la loi humaine n'est qu'une émanation - et qui fait que le plus grand homme de l'Amérique du Nord ne peut se résoudre à choisir entre une tarte aux pommes et une tarte aux poires.

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Je n’ai pas tué Lincoln (The Prisoner of Shark Island), John Ford, 1936 - C'est le Midnight express de John Ford. De ce film fait pour moi (l'ancien esclavagiste sudiste est un gentil ; les gentils nordistes sont des méchants ; le super méchant, John Carradine, devient gentil à la fin ; la réconciliation des classes et des ethnies est totale même si personne ne se mélange, l'ordre démocratique accomplissant l'ordre aristocratique, et Abraham Lincoln, toujours lui, et toujours interprété "au ralenti", faisant jouer Dixie pour la réconciliation nationale et son propre plaisir), Noël Simsolo dit qu'il ne possède pas sa scène de bal chère à Ford, et pourtant on peut dire que la première séquence de la foule en liesse fêtant son président en est une. La première partie du film (l'assassinat, la fuite chez le médecin, le procès expéditif de celui-ci, l'éprouvante scène d'exécution, l'arrivée au bagne) est une merveille dramatique. La seconde (la vie en prison, l'évasion ratée du docteur, sa mise au trou terrifiante) assure un grand film d'aventure. La troisième (la fièvre jaune qui frappe le pénitencier et qui oblige son directeur à faire appel au docteur qui évidemment sauve la vie de tout le monde, et force, à coups de boulet, un navire à accoster pour livrer ses médicaments, sa libération finale), relève de l'utopie héroïque - même si l'histoire (hallucinante) est en partie vraie : celle de ce docteur, Samuel Mudd, accusé à tort d'avoir participé au meurtre de Lincoln pour la bonne raison qu'il reçut chez lui son assassin blessé à la jambe et sans le connaître le soigna. Il fut condamné à la prison à vie mais fut amnistié pour conduite héroïque quelques années plus tard. Cette propension de John Ford à rentrer dans la tragédie puis à en sortir, à sombrer dans le désespoir pour aboutir à la résurrection, à transformer le conflit en communauté et les haines en sympathies. Beaucoup moins théorique et mortifère que Dieu est mort (1947), Je n'ai pas tué Lincoln est d'abord une prouesse temporelle. Le film dure 91 mn mais donne l'impression de durer trois heures - non parce que l'on s'y ennuie, loin de là, mais parce qu'il se passe tellement de choses dans ces trois parties (ces trois films), avec tellement de détails psycho, socio, historico, symboliques et qui sont la marque, j'allais dire "flaubertienne" de Ford (mais c'est un peu incongru) qu'il semble qu'on ait affaire à un film fleuve. La plus belle séquence est peut-être la scène de l'ouragan lorsque Mudd fait casser les vitres de l'hôpital afin que le vent et la pluie pénètrent en courant d'air dans la salle des malades et vivifient ces derniers - comme si la nature déchaînée était forcément bonne et qu'il n'y avait rien de tel qu'un orage pour guérir de ses plaies. Remarquable aussi l'intelligence sociale de Ford qui montre comment un ex-esclavagiste (Mudd) comprend les noirs mieux que leurs abolitionnistes et peut communiquer avec eux, les convaincre de venir en aide, et cela même en en traitant un de "négro" - une scène à mettre en écho avec la fameuse page de Cocke en Stock d'Hergé lors de laquelle le capitaine Haddock engueule les noirs que Tintin et lui ont libérés et qu'ils "veulent absolument aller à la Mecque" sans comprendre que s'ils y vont, ils seront vendus comme esclaves. C'est là le racisme "humaniste" de Ford (comme de Griffith), totalement inacceptable pour un antiraciste primaire, qui ose montrer la réalité de l'entente et de la communauté d'esprit entre les anciens maîtres et les anciens esclaves et dont sont bien incapables les légalistes égalitaires. Comme d'habitude, une défaite du droit et un triomphe de l'humanité. John Ford, quoi ?

A noter la scène finale où le Blanc et le Noir retrouvent leur famille respective dans une logique à la fois euphorique et hiérarchique (façon "chacun heureux à sa place") et qui rappelle celle de La Flûte enchantée de Mozart, Tamino et Pamina d'un côté, Pagageno et Pagagena et tous leurs enfants (et Buck, le noir, en a douze).

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Sur la piste des Mohawks(Drums Along the Mohawk), John Ford, 1939 - Ford voulait filmer le feu. Et le feu, c'est la couleur. Sur la piste des Mohawks sera son premier film en couleurs mais l'un des quatre films qu'il réalise en 1939 (les trois autres : La chevauchée fantastique, Vers sa destinée, Les raisins de la colère. Quatre chefs-d'oeuvre absolus en un an, qui dit mieux ?) On connaît les morceaux de bravoure de ce film fabuleux : la poursuite finale très "Horace et les Cuirasses" (et qui contient tout Apocalypto de Mel Gibson) ; le récit halluciné que Fonda fait de la bataille en un seul plan fixe qui "remplace" la bataille elle-même ; l'apparition de l'indien en un plan expressionniste saisissant et qui fait hurler Claudette Colbert ; la prestation injustement discutée de cette dernière alors qu'elle est parfaite dans ce rôle de bourgeoise décalée qui se retrouve dans la cambrousse, l'une des héroïnes les plus fortes du cinéma fordien à mon avis, la plus sensuelle aussi : la scène où Fonda et elle "s'étreignent" dans les foins est un instant sexuel joyeux assez unique dans ce cinéma dit misogyne et puritain. Impossible de ne pas citer non plus le personnage de la vieille femme virile interprétée par Edna May Oliver qui en remontre aux indiens qui veulent la brûler ni Francis Ford, le truculent frère de John (quel destin que celui de ce Francis qui commença dans le cinéma avant son illustre cadet, joua dans cinq cent films, en réalisa lui-même deux cent, et finit dans les rôles de pochetron visionnaire dans le cinéma de son frère  !), qui manque ici de périr sur un bûcher et qui est abattu par compassion par le pasteur dans la scène la plus terrible du film. Et John Carradine en Tory sadique et manipulateur. Car Sur la piste des Mohawks, comme tout le monde l'a dit avec raison, c'est aussi l'histoire de la naissance de la nation américaine et du combat que mènerent les Américains contre les indiens soutenus par les Anglais. Le fameux plan final du drapeau étoilé sous lequel se retrouvent une femme noire et un indien chrétien au même titre que les wasps est à cet égard fort significatif sur l'ambition à la fois citoyenne et communautariste de l'Amérique et que reprend Ford à son compte dans à peu près tous ses films. Non, tout cela est admirable. Si l'on m'avait dit encore il y a trois mois que je deviendrais un jour fordien....

(Remarquable édition Aquarelle où l'on retrouve ces grands maîtres de la critique cinématographique que furent Jean Douchet, Noël Simsolo, Jean Collet, Jean Narboni, et qui m'apprennent encore à mon âge ce qu'est le cinéma.)

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What price glory, John Ford, 1962 - Avec lui, le dernier film que l'on voit est toujours le meilleur. Quoiqu'il fasse, un western, une chronique sociale, une comédie, un film de procès ou de guerre, on le retrouve toujours. Son optimisme humaniste, sa croyance en la communauté humaine, son alcoolisme tragicomique, son catholicisme débraillé quoique fort profond (et qui n'a rien à voir avec ce qu'en dit le pauvre Jean-Pierre Mocky à côté de la plaque qui ne comprend pas qu'on puisse être ivrogne et catho, alors que justement cela va ensemble...). C'est "son" film sur la première guerre mondiale, qui se passe en France et qui derrière les clichés de bon aloi, raconte une histoire forte, virile (mais la bonne virilité, celle qui lie et non qui nie) d'officiers apparemment rivaux. Faternité fordienne : les hommes se bagarrent pour tout mais s'embrassent pour rien. Ils font mine d'être rivaux mais à la fin, ils abandonnent la femme qu'ils aiment tous les deux (et qui les aime, elle-même, tous les deux façon Il était une fois la révolution) pour retourner au combat - et moins parce que Ford est "militariste" que parce qu'il a le sens du devoir et que la guerre en fait partie. Il y aura des morts, des tragédies (dont celle du jeune Robert Wagner amoureux d'une jeune fille française élevée au couvent), du désespoir (donc, pas de militarisme) mais sur fond de comédie musicale. Les dix premières minutes sublimes qui ne sont qu'une suite de parades, de marches, de fanfares. Et James Cagney en capitaine Flagg, incroyable acteur (l'un des préférés de Kubrick, Nicholson dans Shining etc) qui, comme on sait, fut imposé avec bonheur par Zanuck contre John Wayne. Le film est à son image : ultra-nerveux, ne tenant pas en place, à la limite de l'hystérie, mais débordant de générosité et de larmes de joie. Peut-être pas le meilleur, mais le plus attachant - donc, le plus fordien.

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Quatre hommes et une prière(Four men and a prayer), John Ford, 1938 - Enfin un mauvais Ford ! Tous ces chefs-d'oeuvre, ça commençait à bien faire. Cette histoire de quatre frères (dont George Sanders et David Niven) qui font le tour du monde façon Tintin pour venger leur père est tellement superficielle qu'on a vraiment l'impression d'avoir affaire là à une commande bâclée. Ford n'aime pas les aventures feuilletonnesques. Reste Loretta Young qui provoque la rivalité, toujours provisoire (comme dans What price glory et tant d'autres films) entre deux des frères, et suscite la réconciliation du méchant (son père) avec son (ses !) futur(s) gendre(s). Un instant très comique : lorsque l'un des frères aînés exhorte son petit frère à ne pas être amateur dans leur mission et en même temps qu'il le dit tire accidentellement un coup de feu dans sa poche - une scène que n'aurait pas reniée Tarantino.

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Steamboat round the bend, John Ford, 1935 - De ce film disparate, dont on a dit qu'il était "le plus beau du jeune Ford", on pourra dire trois choses :

- Que les scènes d'extérieur sont aussi épiques et réussies que les scènes d'intérieur sont lourdes et théâtrales. En cela, Ford rappelle Renoir - le fleuve, la vie, la liberté.

- Que la course fluviale finale s'apparente à une sorte de chevauchée fantastique aquatique (avec notamment l'espèce de "Moïse" foutant toutes les "idoles" au feu pour que le bateau avance plus vite.)

- Que Francis Ford dans le rôle, qu'il fera désormais toute sa vie, d'alcoolo ravi de la crèche, est magnifique. Le grand frère cinéaste qui est devenu l'acteur mineur du cadet étant une situation fraternelle qui ne cesse de m'intriguer.

Diablement fordien dans ses intentions mais relativement calamiteux dans son processus, pour ne pas dire dans sa démonstration, Steamboat ne sera culte que chez les seuls fordiens. On apprécie le féminisme (!!) du cinéaste dans le portrait qu'il fait fait de la jeune fille, notamment dans la scène où son oncle vient pour la fouetter et qui est ressentie par le spectateur comme un machisme abject (et n'ayant rien à voir avec toutes les scènes de fessées que le cinéaste filmera complaisamment plus tard grâce à la complicité, je suppose "consentante", entre John Wayne et Maureen O'Hara). On applaudira à la scène finale où la "cavalerie" arrive à temps pour sauver l'innocent de la pendaison - Ford restant un indécrottable partisan de la miséricorde miraculeuse.

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Mary Stuart (Mary of Scotland), John Ford, 1936 - Katharine Hepburn dit plus tard qu'elle avait joué une gourde et que Ford avait trouvé ce scénario débile. Mais on prête une liaison aux deux, ce qui fait de ce film, dont on a dit qu'il était laborieux et un poil ennuyeux, un film mythique. Celui-ci présente malgré tout de grandes beautés : le début opératique, wagnéro-shakespearien, la performance de Katherine qui bénéficie de gros plans fabuleux, la présence viriloïde de Frederic March, acteur tellement oublié aujourd'hui et pourtant si charismatique, le cabotinage génial de John Carradine, acteur fétiche de Ford (qui ressemble à Arnaud Demanche), dans le rôle de David Rizzio, l'intriguant italien, la mise en scène toujours westernienne de John. C'est grand, beau, édifiant, "américain" pour le pire et pour le meilleur. La confrontation finale entre Mary Stuart et Elisabeth est saisissante et prouve que Ford n'était pas le misogyne que l'on dit - il aimait la force, et avant John Wayne, il aimait les femmes fortes. Comme disait Truffaut des Amants du Capricorne de Hitchcock, peut-être pas un grand film, mais un très beau film.

 

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La poursuite infernale (My Darling Clementine), 1946, John Ford - De ce western des westerns, on se demande d'abord de quel personnage on est le plus proche. De Wyatt Earp, "bon" glacial incarné pour l'éternité par cet immense acteur que fut Henry Fonda, ou bien de "Doc Holliday", "bon" sombre, malade et autodestructeur (magnifique Victor Mature, le futur Samson de Cecil B. DeMille) mais qui finit par se rallier à la cause de Fonda - et peut-être parce qu'ils ont été tous les deux attirés par les deux mêmes femmes, la danseuse Chihuahua et cette Clémentine qui donne son titre américain au film. Quel dommage, d'ailleurs, que Chihuahua meure et de fait interdise la catharsis du doc. Il est vrai que La poursuite infernale est un film tragique, une sorte de "western noir" comme on parle de "film noir" et dont chaque scène est inoubliable : scène du bar où l'on fait glisser les verres sur le zinc ; scène de l' opération à vif de la femme par le doc (comme dans Stagecoach, c'est là le côté "Rembrandt" de Ford) ; scène du barbier où Earp se révèle shériff envers et contre tout ; scène finale enfin, ce règlement de comptes à Ok Corral qui inspirera tant de cinéastes. Le plus dingue est que cette histoire de coups de feu est une histoire vraie - Earp, Holliday et les autres ayant vraiment existé, s'étant vraiment battus, et pour Earp, ayant vraiment connu Ford et le futur John Wayne. Légendes en branle. Histoires du cinéma américain. L'humour n'y est pourtant pas absent et vient en grande partie de la timidité de Fonda avec les femmes, notamment lors de la scène du bal où le grand héros qu'il est, tireur d'élite et tout et tout, peine à inviter Cathy Downs (alors qu'il n'avait pas de mal à précipiter Linda Darnell dans un abreuvoir). Mais pourquoi renonce-t-il à elle à la fin alors qu'il en est visiblement épris ? Nous sommes tous des cow boys à plaindre.

 


A SUIVRE 


La prisonnière du désert

Qu'elle était verte ma vallée

Les cavaliers

Mogambo

Rio Grande

Le fils du désert

Permission jusqu'à l'aube

L'homme tranquille

Les raisins de la colère

La taverne de l'irlandais

L'aigle vole au soleil

Sergent noir

Les Cheyennes

L'homme qui tua Liberty Valance

Frontière chinoise

Quinze Ford II

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La prisonnière du désert (The Searchers), 1956, John Ford - C'est entendu : le plus beau plan d'ouverture de tous les temps, la plus belle fin du monde, et pour Martin Scorsese, le chef-d'oeuvre du cinéma américain - en tous cas, le film le plus complexe et aussi le plus violent de son auteur (plus, même, que Liberty Valance) et servi par son acteur fétiche au sommet de son art dans ce rôle plus qu'antipathique de raciste obsédé par le sang et prêt à tuer sa nièce devenue indienne - mais qui finalement, repris malgré lui par un geste filial, sinon arrêté dans son élan par le même ange qui avait arrêté le bras d'Abraham, la prendra dans ses bras, la lèvera vers le ciel et la ramènera au bercail (et dans une scène aussi inoubliable qu'elle est ultra-rapide, à peine quarante secondes, le temps de dire la réplique célèbre : « Let’s go home Debbie »), et avant de repartir vers l'inconnu et la solitude, car en vérité, le prisonnier du désert, c'est bien lui, Ethan, ce vaincu de l'Histoire. Plus de foyer ni de pays pour le vieil homme. Ce monde métissé dans lequel il pourrait avoir sa place, sans doute bien plus humain que celui auquel il appartient, n'est pourtant pas le sien - et il doit partir. Avec qui peut-il désormais communiquer ? Comme devant Montgomery Clift quelques années auparavant dans La Rivière rouge, son personnage de père fondateur de plus en plus primitif et brutal a dû faire face à la nouvelle génération incarnée ici par Martin Pawley (Jeffrey Hunter), le fils adoptif de son frère qu'Ethan lui-même sauva naguère d'un massacre indien, et qui a un huitième de sang cherokee dans les veines, un huitième de trop pour le cowboy wasp. Les deux hommes s'estiment mais ne s'aiment pas, du moins du côté de Wayne.

Paradoxe consanguin : c'est l'oncle identitaire qui veut tirer sur sa nièce de sang, et c'est le frère adoptif qui veut sauver sa soeur - mais pourquoi paradoxe ? Tous les deux ont de l'indien en eux bien malgré eux. Tout cela sur fond de Monumental Valley, décor naturel aussi grandiose qu'immobile et qui faisait dire à Jean Mitry cité par Deleuze que"Ford est tragique beaucoup plus qu'épique, et tend à construire un espace fermé, sans temps ni mouvements réels : c'est comme une idée de mouvement suggérée par images statiques et lentes", ce à quoi Deleuze répondait qu'au contraire chez Ford, "le mouvement est réel, mais, au lieu de se faire de partie à partie, ou bien par rapport à un tout dont il traduirait le changement, se fait dans un englobant, dont il exprime la respiration." Et pourtant, l'on étouffe dans cette Prisonnière du désert, enfermé dans cette quête sans fin, et peut-être dans le cerveau obsédé d'Ethan. Me croirez-vous ? Je ne l'avais jamais vu jusqu'à ce soir.

La scène finale où le léger titubement de Wayne s'expliquerait, a-t-on dit, par les suites d'une méga cuite qu'il aurait pris la veille. Mais comme d'habitude, ce qui nous émeut tous, c'est la métaphysique de l'homme désormais solitaire pour le restant de ses jours et qui n'entre pas dans la communauté qu'il vient pourtant de reconstruire. 


 

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Qu'elle était verte ma vallée (How Green Was My Valley), John Ford, 1941 - Quelle différence entre un grand film social fait par un homme de droite et un grand film social fait par un homme de gauche ? Quelle différence entre John Ford et Ken Loach ? Peut-être la confiance que le premier met en l'homme en tant qu'homme et l'espérance que le second met dans la cause. La croyance que l'être se distingue malgré tout du social opposée à celle qui pense qu'au contraire c'est dans le social que l'être trouvera son salut. A la mémoire de l'âge d'or célébré par l'un s'élève la volonté d'un avenir meilleur de l'autre. Le goût de la transmission ici, celui de l'action là. L'abnégation tragique de droite, la résistance mystique de gauche. Et dans les cas difficiles, le règlement de compte individuel à OK Corral ou dans la propre classe du petit garçon pauvre maltraité pour cette raison par son instituteur sadique. Punir l'individu plutôt que réformer le système, telle est la joie des conservateurs, et qui n'a rien à voir avec la révolte et l'instinct de justice, joie des socialistes. La plus belle scène de ce film inoubliable (et fait pour l'être) est évidemment celle où les protecteurs de Huw (Roddy Mcdowal) pénètrent dans la classe de M. Jonas qui a fouetté jusqu'au sang celui-ci et lui cassent la gueule devant les élèves. La plus drôle, en chiasme avec la précédente (et celle qui m'avait fait un effet inaltéré quand j'avais vu ce film à 13 ans) est celle où Maureen O'Hara donne en riant une claque sur les fesses nues de son petit frère quand celui-ci lui soutient qu'il est devenu un homme. Le plaisir de faire plaisir au spectateur, Ford, comme Chaplin ou Griffith, en connaît la possibilité infinie jusqu'à tomber dans la sensiblerie et la flatterie cathartique. Mais tant pis ! L'émotion n'a pas à être exacte ou "adéquate" du moment que les idées le sont. Et dans cette vallée verte, c'est la tradition qui prédomine avec ses extases et ses iniquités, son harmonie et sa violence sociales, son humanisme sans cause et ses injustices sans réaction (autres qu'anecdotique comme on le disait). L'ennemi, c'est le progrès technique (moderne) qui ne cesse jamais de contrarier l'ordre cosmique et met tout le monde au chômage - et c'est pourquoi à la fin, on ne peut rien faire sauf quitter sa patrie et tenter sa chance ailleurs. Le sacrifice est une question d'hérédité comme l'esprit d'enfance rejoint le respect des anciens (et le père, autoritaire et débonnaire, interprété par Donald Crips est le pendant de la mère des Raisins de la Colère incarnée comme on sait par la sublime Jane Darwell).

Un des rares films adultes faits totalement du point de vue de l'enfant - et en ce sens l'oeuvre la plus "spielbergienne" de Ford.

La légende dit que les acteurs se seraient revus chaque année pendant des lustres comme si la communauté qu'ils formaient dans le film... était sortie du film et s'était actualisée dans la réalité. Le genre de truc qui me le fait encore plus aimer. 


PISTE A SUIVRE :

Un excellent article de Bertrand Tavernier sur John Ford



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Les cavaliers (The Horse Soldiers), John Ford, 1959 - C'était le film "Dernière Séance" typique. Rappelez-vous. Eddy Mitchell qui racontait le cinéma américain, l'ouvreuse glamour qui faisait des réflexions sexy. C'était le mardi soir sacré où mes parents me permettaient de veiller avec eux devant le programme télé. Et de fait, j'ai un excellent souvenir de ce film, le plus "sale" de son auteur. L'amputation qui rate et qui cause la mort d'un soldat ; la mort de la nounou ; les "sudistes Jugend" qui chargent et sur lesquels les nordistes ne veulent pas tirer ; le passé de Marlowe qui a perdu sa femme lors d'une opération de chirurgie foireuse et le rend méfiant vis-à-vis du médecin officier qui est chargé de l'accompagner ; l'ironie de sa mission qui consiste à faire sauter les chemins de fer afin de retarder l'ennemi alors que dans le civil il en construit ; la fin en demie teinte, plus amère qu'héroïque. Il est vrai qu'entre temps, Ford avait perdu son vieil ami et cascadeur attitré, Fred Kennedy, lors d'une cascade mal orchestrée, et que dès lors, et si l'on en croit Wayne il ne s'intéressa plus guère à son film, persuadé d'avoir été à l'origine de la mort de son ami. Et pourtant, Les Cavaliers sont l'un des films les plus attachants de John Ford. Son humanisme sec, sa raideur plastique anti-chatoyante, son sentimentalisme désespéré (on se retrouve amoureux parce que l'on n'est plus de ce monde) constituent l'authenticité de film rude, pas marrant, pas flatteur, et même pas si beau que ça question couleurs et lumières, et dont on craint un moment donné qu'il ne sombre dans un nihilisme violent à la Sam Peckinpah. Mais non, heureusement. Même blessé et coupable, c'est-à-dire pécheur, Ford reste solidaire de l'humanité et jette sur celle-ci ce regard compassionnel quoique pudique, de cette pudeur mâle où l'on s'enivre pour ne pas pleurer. Et c'est alors que nous sommes nous aussi émus, sans pathos, par la souffrance de ces hommes et de ces femmes - la souffrance du monde. 


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Mogambo, John Ford, 1953 -  La panthère joue mal mais le boa, qui a très bien su s'enrouler sur le lit d'Ava, mérite son oscar. Les autochtones semblent vraiment avoir été placés là pour être placés là et leur peau noire brille comme chez Léni Riefenstahl. Les paysages apparaissent délavés comme si le film avait été colorisé - et l'on voit trop aujourd'hui la surimpression entre les scènes extérieures, vaguement documentaires, et les scènes intérieures, filmées en studio. L'ultra cliché de la situation (l'homme baroudeur entre la blonde coincée et la brune dévergondée) fait évidemment sourire. Mais ça finit par marcher. Et comme Clark, on se demande avec qui on serait mieux entre Ava et Grace. Si j'avais vu ce film à quinze ans, j'aurais eu son poster dans ma chambre (au lieu de Pink Floyd The Wall et son cri munchéen). Parce qu'à cet âge comme aux nôtres, on aime croire à ce genre de monde virilement correct, ou tout n'est qu'héroïsme sans tergiversation, amitiés franches et solutions simples. Bref, un film balourd mais très prenant, archétypal, essentialiste, érogène, qui remet les femmes et les animaux à leur place - et avec une fin à la Liberty Valance puisqu'il s'agit toujours de mentir pour sauver le monde, en l'occurrence le couple. Non, non, vraiment très bien, ce "Rhett Butler au Kenya".


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Rio Grande, John Ford, 1950 - " - Discipline, destruction et ruine, toujours le même Kirby. - Privilèges spéciaux pour les bien nés, toujours la même Kathleen." Ils auront tout le de temps de se retrouver, le nordiste et la sudiste, et autour de leur fils d'abord, ce recalé à l'examen de mathématique et qui a décidé de se faire soldat sans se douter qu'il se retrouverait dans le régiment de son père. Il faudra séduire le père, montrer qu'on est un cavalier émérite, un soldat qui ne dénonce pas ses camarades, un héros qui sauve les femmes et les enfants. Pourtant, Rio Grande (dont tout le monde dit qu'il n'est pas le meilleur de la trilogie de la "cavalerie", après Le Massacre de Fort- Apache et La charge héroïque, alors qu'il est diablement attachant, et pour moi, je l'ai su dès le premier plan, l'un de mes préférés (comment un titre, un plan, un générique, une phrase peuvent donner le ton d'une oeuvre et vous faire immédiatement sentir que vous allez l'aimer ou pas, il faudra un jour que je travaille là-dessus....), est moins dans l'image-mouvement du fils qui doit faire ses preuves et de la mère qui veut protéger sa famille que dans l'image-temps du père qui rentre dans un monde qui n'est plus pour lui, nouvel avatar du No country for old man que Ford et Wayne auront décliné de film en film. Dans ce rôle d'officier moustachu au bout du rouleau, qui a tout donné et fort peu reçu, et qui se retrouve à errer sur le rivage pendant que ses hommes poussent la chansonnette, moment existentiel s'il en est où l'action, le monde, l'Histoire se suspendent, Wayne est fabuleux.

Que n'a-t-on dit de ces chansons qui se suivent un moment par trois et semblent figer le film alors qu'elles lui donnent son essence contemplative jusqu'à la flânerie pure, et qui, à quinze ans, avaient l'art de me faire chier. Ford, c'est pour les vieux. Et aujourd'hui, j'en goûte tous les détails : le fondu brouillé sur le visage de Maureen O'Hara, le sourire "paternel" de Wayne derrière la vitre quand il voit que son fils n'est pas le niais qu'il imaginait, les trois petits enfants qui se cachent derrière un banc de l'église pendant qu'a lieu une bataille féroce, la petite fille qui en remontre à son Sergent-Major Quincannon d'oncle (Victor McLaglen, évidemment) et qui dit "chouette" quand on lui annonce qu'il va y avoir des coups de feu. Et le final qui marque comme il se doit la réconciliation conjugale et historique, l'orchestre militaire jouant Dixieland à la grande surprise de Wayne d'abord offusqué mais qu'il écoutera sans déplaisir en voyant sa femme esquisser une petite danse sur place. Nouvelle communion du couple. Sans oublier ce moment d'injustice, ou plutôt de contre-justice, typique de la morale "dumbledorienne" de Ford, et qui fait toujours plaisir au spectateur, dans lequel Wayne permet au soldat traqué par la police pour un meurtre commis dans le civil (mais par légitime défense !), et qui a rendu de solides services à la troupe, en fait, qui l'a sauvée, de fuir avant qu'il ne se fasse arrêter. C'est Tyree, interprété par Ben Johnson, mon genre de personnage préféré dans les films ou la vie : celui qui fréquente une communauté sans réellement en faire partie.


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Le fils du désert (Three Godfathers), John Ford, 1948 - Encore une fois, le générique est un résumé du film. La musique (pas très belle et trop "Mickeymousing") accompagne lourdement les images. Ce serait le film typique de Ford - le Ford le plus "fordien", catho et technicolor, lyrique, tragique et comique, grandiose et un peu ridicule. Le rire de John Wayne est ridicule. Sa démarche "christique" dans le désert aussi (à bien des égards, le film rappelle le mysticisme désuet de La Patrouille perdue). On se demande souvent si Ford ne se limitait pas une ou deux prises tant tout paraît bâclé et aller de soi chez lui. Dans ce film qui est le second en couleurs de son auteur (et quelles couleurs !), la Bible suffit au scénario et les paysages remplacent les hommes. En ce Golgotha tradi, les hommes sont forcément émus devant la femme, la femme va forcément accoucher et mourir, le Mexicain, qui connaît la femme mieux que les Américains parce que c'est un latin et que les latins sont plus proches de leurs mamans que les autres, va forcément l'aider à accoucher. L'accouchement dans le désert - le grand fantasme biblique de Ford (déjà présent dans La Chevauchée Fantastique.) Après, c'est ce que l'on veut, les rois mages, trois hommes et un couffin. On retient la grosse main de Wayne "graissant" le corps du nourrisson avec de l'huile servant à graisser les roues. Tout cela ne manque ni de force ni de souffrance. Ward Bond est formidable en shérif débonnaire, et sa femme, l'immense Mae Marsch (la petite violée de Naissance d'une nation) "typique. Jane Darwell et Ben Jonhson sont aussi là - la famille, quoi ? On adore les séquences finales où Ford laisse libre cours à ses jugements de Salomon, utopies juridiques dans lesquelles se terminent si souvent ses films - Wayne est coupable et risque vingt ans de prison, mais comme il a sauvé l'enfant et qu'il préfère être condamné plutôt que de trahir la parole qu'il a donné à une mourante, le juge ne lui file qu'une année de taule, d'ailleurs reçue dans la joie et la réconciliation. Son départ en prison est filmé comme une fête avec promesse de gloire, de prospérité... et d'amour à son retour. Moi, j'adore ça. 

 


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Permission jusqu'à l'aube (Mister Roberts), John Ford, 1955 - De cette pièce à succès que Fonda avait joué à Brodway, Ford a fait une potacherie pas si réjouissante que cela et au grand dam de son acteur principal avec qui il se battra pour de bon un jour sur le plateau, l'envoyant au tapis et marquant par là la fin de leur (géniale) collaboration. Comment peut-on se brouiller avec un de ses acteurs fétiches et avec qui on a fait moult chef-d'oeuvres ? C'est ce qui laisse songeur mais c'est finalement aussi ce qui est arrivé entre Kurosawa et Toshiro Mifune à l'époque de Barberousse. Et de fait, ce sera Mervin LeRoy qui terminera ce film mineur, plutôt médiocre, aux scènes poussives et longuettes (Ford n'est pas précisément doué pour filmer du théâtre) même s'il contient de belles choses : la seconde guerre mondiale en toile de fond ; le Pacifique, la Polynésie, la vie sur le bateau de guerre (quoique sans guerre) ; la haine sociale du l'ancien prolo, James Cagney, ayant subi toutes les avanies du monde avant de devenir ce commandant irascible et tyrannique, bien décidé à se venger du privilégié incarné par un Henry Fonda ("je déteste votre genre et tous ceux qu'ont fait des études (...) J'ai encaissé toute ma vie et aujourd'hui c'est à votre tour d'encaisser !" lui lance-t-il un moment), ce dernier étant toujours très Raisins de la colère, socialiste chrétien et sacrificiel, mais dont la souffrance Jarhead sera de passer à côté de cette guerre qui aurait fait de lui un héros ; le finale tragicomique et presque schizo, car enfin on ne sait pas si on doit rire ou pleurer. Film bizarre, donc, qui obéit à des forces contraires (Fonda VS Ford, Ford VS Leroy, et même à leur corps défendant, Cagney VS Lemmon dans l'un de ses premiers rôles) et semble osciller entre Les Révoltés du Bounty et Le gendarme et les gendarmettes (la scène des femmes militaires). A noter la scène fameuse où les compères fabriquent un faux alcool (Ford ne ratant jamais ses scènes d'alcool même dans ses plus mauvais films comme, on s'en souvient, Dieu est mort, réalisé en 1947) et celle de la dynamite qui explose dans la buanderie et fait qu'il y a une invasion de savon dans les sous-sols. En définitive, ce serait un film passionnant à analyser sur son rapport... raté entre comique et tragique. Un véritable cas d'école. 


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L'homme tranquille (The quiet man), John Ford, 1952 - Le film le plus attachant, flamboyant, ébouriffant, euphorisant, enchanteur, généreux, sensuel, utopique, de son auteur, et donc forcément son meilleur. On pense à Brigadoon pour son ambiance onirique, à Autant en emporte le vent pour son côté étonnamment passionnel (et la voix française de Raymond Loyer qui double Wayne comme il doublait Gable) et même, allez savoir pourquoi, à Harry Potter pour sa magie communautariste, son train qui mène à un autre monde, et ses gens bizarres qui vivent selon leurs drôles de règles. Jamais Ford ne sera allé aussi loin dans le triomphe de la réconciliation que dans ce film : celle de l'américain moderne et de l'irlandaise traditionaliste qui finiront par s'aimer pour de bon, celle de l'individu et de la collectivité sans laquelle le premier n'est rien, celle de l'époux et de son beau-frère qui après une bagarre homérique et rentrent bras dessus bras dessous au bercail, celle enfin du catholique et du protestant enfin complémentaires - "oubliez que vous êtes catholiques et saluez le pasteur", ordonne à ses ouailles le père Lonergan incarné par l'indispensable Ward Bond. 

Et pourtant, dans ce paradis d'Innisfree, cette Irlande rêvée, on a failli frôler l'enfer. La célèbre scène finale de  Sean Thornton traînant comme un homme préhistorique sa femme Mary Jane Danaher (incarnée par l'ultra sexuelle et roussissime Maureen O'Hara qui commençait là sa longue carrière de mégère martyrisée de film en film par le Duke dont elle aura été l'épouse cinématographique) ne va pas sans causer certain malaise aujourd'hui (et la Vierge Marie sait que je ne suis pas particulièrement féministe !) sans même parler de la velléité de viol qui plane un instant entre les deux époux (et qui rappelle en effet celui de Rhett avec Scarlett). En vérité, tout menace de s'effondrer à chaque minute dans ce monde bienheureux et traditionnel qui pourrait aussi être celui des Maîtres Chanteurs de Nuremberg : amour, bière et bagarre. Pour autant, la violence est bien là chez cet homme qu'on dit tranquille, et la mort aussi, même si accidentelle - et qui nous vaut le flash-back célèbre et cauchemardesque du combat de boxe où Wayne, torse nu, vient, sans le vouloir, de tuer son adversaire lors de son dernier combat de boxe et a ce regard caméra effrayé et effrayant. La violence tue.

Quoique dans cette bourgade improbable, et c'est là le paradoxe théologique de ce film prodigieux, on peut se taper dessus pendant des heures sans se faire jamais vraiment mal - et le boxer qui avait renoncé à se battre pour avoir causé la mort d'un homme s'y remet ne serait-ce que pour retrouver l'estime de sa femme. L'homme tranquille, c'est le passage entre le monde réel où les coups peuvent être mortels au monde irréel où les coups deviennent un rêve viril - et où ceux qui vont mourir ressuscitent (Francis Ford, bien sûr, toujours épatant dans ces petits rôles de vieux halluciné) à la manière de Finnegans wake, autre délire irlandais. A la fin, tout le monde est heureux et se fige dans la plénitude et aux sons de la marche finale de Saint Patrick - sans conteste le plus bel hymne du monde (vous savez, celui qu'on entendait dans le Van Gogh de Pialat dans la scène du bordel). Exactement ce qui se passait à la toute fin du French Cancan de Renoir avec ses visages réjouis, presque effrayants de réjouissance, et filmés en gros plan, fixant la caméra. Chez Ford comme chez Renoir, on exalte le triomphe de la tradition, de l'âge d'or, c'est-à-dire du rêve social.

Impossible de ne pas citer, et tant pis pour le gloubi boulga de ce statut où comme d'habitude je cède à la mauvaise habitude de tout dire, la musique gai jusqu'aux larmes de Victor Young, ni l'image-souvenir de Wayne se rappelant au début du film la voix de sa mère qui parle dans sa tête lorsqu'il retrouve les paysages de son enfance, et encore moins  l'hilarant échange entre Victor McLaglen et lui pendant la bagarre. Alors qu'on propose aux deux combattants de faire une pause et d'aller boire un verre, le premier menace le second : "et ne crois pas que je suis fatigué, je suis frais comme une rose", à quoi ce dernier répond :"en effet, la ressemblance est frappante". Non, chef-d'oeuvre des siècles des siècles et qu'à l'instar de La Charge héroïque, je n'avais pas vu depuis vingt ans et surtout pas goûté. C'est chose réparée.

 

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Les raisins de la colère (The Grapes of Wrath), John Ford, 1940  - A la fin du film, l'on devait voir, à l'instar de ce qui se passe dans le livre, la jeune fille donner naissance à un mort-né puis offrir son lait maternel à un homme affamé. Mais c'était un peu too much de montrer ça en 1940. De plus, le grand réalisme social du film, forcément choquant pour les propriétaires, obligea le producteur Zanuck à mentir sur la réalité de celui-ci, et lorsqu'il envoya sa seconde équipe aller tourner les plans d'extérieur, il fit croire à tout le monde que c'était pour une comédie intitulée "Highway 66". On raconte aussi que le film fut diffusé quelque temps en URSS, puisqu'il était la preuve que même les américains tradi pouvaient montrer les horreurs du capitalisme, et que le communisme s'avérait donc universel. Mais la réaction du public russe qui s'émerveilla que ces personnages miséreux puissent tout de même posséder un camion à eux contraria les autorités soviétiques et le film fut aussitôt retiré - comme quoi il n'est pas si facile de désindividualiser l'individu qui, quel que soit, sa misère, reste attaché à sa terre, sa meule, sa maison, sa voiture - et qui en ce sens fait de ces Raisins un film de droite qui dénonce, comme dans Qu'elle était verte ma vallée, les ravages du progrès. Le tort (et le crime) du révolutionnaire est de croire que l'on veut un monde nouveau plus égalitaire alors que ce que l'on veut c'est le même monde en plus juste et en moins inégalitaire. Le seul communisme acceptable, c'est celui de la tradition, de la terre et du ciel, du travail et de la famille et de tout ce que la patrie doit assurer. Les Glaneuses ne veulent pas le drapeau rouge, elles veulent l'Angélus. Le film de se terminer alors sur une apologie du peuple, ces "gens" qui vont toujours de l'avant et font l'Histoire même et surtout quand elle change, et quelle que soit la douleur et la colère qu'entraîne nécessairement tout changement de civilisation.

Tout est évidemment sublime dans ce film même si, paraît-il, son metteur en scène n'a que peu contribué au scénario, l'un des meilleurs qu'il ait eu. On n'oubliera ni la lumière expressionniste de Greg Toland, ni les performances d' Henry Fonda, Jane Darwell et surtout de de John Carradine, mon acteur fordien préféré, aussi à l'aise dans les rôles d'ordure (le chef pénitencier de Je n'ai pas tué Lincoln, de dandy du poker (La chevauchée fantastique), de conseiller italien hystérique (Mary Stuart) ou de pasteur halluciné (façon Robert Le Vigan) comme ici qui a perdu la foi mais qui invente le syndicalisme. 

 

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La taverne de l'irlandais (Donovan's Reef), John Ford, 1963 - "Nous allons boire, rire, manger et nous battre", gueulait le redoutable Obsen, chef des Vikings dans La grande traversée d'Astérix. Cette magnifique formule pourrait résumer à elle seule la philosophie édénique de La taverne de l'Irlandais, le dernier film que Ford et Wayne firent ensemble en 1963. Cette oeuvre qu'on dit mineure, bâclée, lourdingue, patriarcale, machiste, pleine de clichés racistes façon Mogambo (comme les Africains, les Polynésiens ne sont bons qu'à danser et foutre des couronnes de fleurs partout comme si on était une pub Oasis avec Carlos), sous Homme Tranquille s'il en est, est pourtant l'une des plus réjouissantes et attachantes de son auteur et sans doute l'ultime tentation utopique de celui-ci. Une sorte de communauté hawaïenne idéale, "Apocalypse now" sans problèmes ni drame qui pourrait s'appeler Paradise now. Paysages océaniques splendides. Personnages stéréotypés hauts en couleur (Wayne, Marvin, mais aussi Marcel Dalio, Monsieur Règle du Jeu et Grande Illusion tout de même, en curé français impayable). Amour fruité entre le rustre et la prude. Une fois de plus, on se bagarre sans se faire mal, on s'oppose sans se haïr, on s'envoie dans la flotte toutes les cinq minutes parce que c'est rigolo et on se pardonne dans l'instant parce qu'on est heureux - mais la scène de Noël est l'une des plus belles et les plus recueillies qui soient. Surtout, on sent que pour Ford, à ce moment-là de sa carrière, faire un film, c'était comme faire une soirée avec des potes. Entre deux bières, on tournait, et entre deux prises, on buvait. Le cinéma était une façon naturelle de vivre et de se réjouir. Le cinéma était une forme permanente de vacances. Qu'importe alors le bâclage puisque tout va de soi. Le personnage de Lee Marvin qu'on croyait au début indispensable à l'action ne sert strictement à rien sauf à réapparaître pour se battre comme un dingue. Mais sa sauvagerie "Liberty Valance" est bien là et il est formidable. Quant à John Wayne, on a toujours l'impression qu'il va tomber en avant quand il marche. Bref, de l'art anarchique, improvisé, alcoolique, jubilatoire, libre. Et qui se termine par la célèbre fessée que Wayne administre à Elizabeth Allen (dieux, qu'elle était belle !), façon à eux de faire l'amour, et cela même si un esprit inquiet aurait préféré que cela soit le contraire. 


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L'aigle vole au soleil (The Wings of Eagles), John Ford, 1957 - Bon, pour une fois, on va se contenter d'un copier-coller de Patrick Brion pour un film qui ne m'a guère passionné - mais peut-être suis-je un peu fatigué de Ford ? M'en reste pourtant quatre à revoir et à noter et j'en aurais fait trente cette année.

Donc, "la voix qui tue", comme on l'appelait dans les années 80, a écrit cela sur ce film probe, grave, allez pas si mal (mais Ford a-t-il vraiment fait un navet ?) :

" Réalisé par un autre que Ford, le film se serait sans doute réduit à l'histoire très hagiographique d'un des précurseurs de l'aéronavale, victime à la fois de la mort de son premier enfant puis de son grave accident qui le rend paralysé. Tous ces éléments, bien évidemment demeurent dans le film mais Ford réalise aussi un des plus beaux films sur le couple. Passionné par son métier, Wead délaisse Minnie et leurs deux enfants qui ne le reconnaissent même plus. Du coup, Minnie fume davantage et prend l'habitude de sortir et de laisser ses filles seules pour jouer au bridge ou aller boire. La tendresse et le romanesque qui préside à leurs retrouvailles culmine lorsque Minnie caresse la tête de Frank et pose son visage sur elle lorsqu'ils décident de revivre ensemble. Superbement construit, le film passe de la comédie au drame, faisant alterner de joyeuses scènes de bagarre et des moments tragiques, comme la séquence de la mort du "Commodore", le bébé des Wead. La longue séquence consacrée à la rééducation de Wead est une vraie leçon de courage, alors que la rencontre entre Wead et John Dodges est une séquence particulièrement savoureuse."

Grand film sur le couple. C'est pas faux.

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Sergent noir (Sergeant Rutledge), John Ford, 1960 - Au début, l'on a quand même un peu de mal avec ce film qui semble louper en grand sa tentative de cohabitation entre le western traditionnel et le film de procès. Les extérieurs sont forcément splendides mais jurent avec les intérieurs en carton pâte si bien qu'on a presque l'impression d'avoir affaire à deux films qui ne prennent jamais l'un dans l'autre, et ce malgré le principe des flashbacks. Les chevauchées ne sont du reste pas si fantastiques que ça, les joutes verbales brillent par leur platitude (mais Ford ne fut jamais un homme du verbe), la théâtralisation abusive des personnages et des situations semble réduire tout ce monde à une collection de stéréotypes : le juge grognon et alcoolo, les puritaines cancanières (dont l'inévitable Mae Marsh), le procureur forcément méchant, l'avocat glamour forcément terne, la blonde au grand coeur mais qui n'est ni Maureen O'Hara ni Johann Dru (ce qui est normal puisque l'une est rousse et l'autre brune), sans compter l'invraisemblable vérité finale qu'on ne révèlera pas mais qui est sans doute la scène la plus mal foutue et la plus mal écrite du cinéma de Ford. Bref, tout serait ridicule dans ce Sergent noir de 1960 sans Woody Strode dans le rôle titre et sur lequel Ford semble concentrer tout son art. C'est avec lui que le film trouve son rythme et son énergie propre, à la fois érotique et éthique. Le plan insistant sur sa silhouette gigantesque et héroïque se découpant dans le crépuscule et accompagné du choeur (et du coeur) des hommes est d'une impressionnante grandeur. La complexité de son personnage dont on n'a arrive pas toujours à bien suivre les motivations (tiens, comme le personnage raciste de Wayne dans La prisonnière du désert) creuse le film dans une perspective existentialiste. Comme si Ford tentait de nous raconter quelque chose derrière son conte antiraciste et qui aurait plus avoir avec la déchirure, la pulsion et le manque qu'avec la dénonciation des préjugés. Et au final, tout ce que l'on avait trouvé de bâclé ou d'attendu dans ce film apparaît au contraire comme des tentatives du cinéaste d'ouvrir des perspectives formelles et morales dont lui-même n'était peut-être pas encore conscient. Sergeant Rutledge, le premier western.... fassbinderien ?

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Les Cheyennes (Cheyenne Autumn), John Ford, 1964 - Extraordinaires Cheyennes ! Le film qui achève l'oeuvre westernienne de Ford, comme on dit, souvent considéré comme trop long (en tous cas le plus long de son auteur, deux heure quarante), et qui pour moi, avec Le Convoi des braves, L'homme tranquille, Je n'ai pas tué Lincoln et Frontière chinoise (découvert samedi dernier à l'Action Christine avec une mascotte à nous), constitue le quinté gagnant de cette carrière sans précédent. En fait, ce n'est pas un western, mais un péplum - un péplum western. Avec des panoramiques à couper le souffle, des plans opératiques comme on n'en fit jamais, un découpage hiératique parfait (qu'on me pardonne mon vocabulaire technique approximatif), une musique somptueuse d'Alex North (on n'oubliera pas de sitôt les "tambours" indiens qui battent la mesure jour et nuit), et des acteurs immenses.

Dans le désordre, Karl Malden en officier autoritaire et dégueulasse malgré lui, Widmark en humaniste concerné, Ricardo Montalban en chef indien ultra-digne, Dolorès del Rio en Sainte Marie indienne sévère et sexy, Edward G. Robinson en ministre qu'a-l'air-retors-mais-qu'est-un-bon-dans-le-fond-et-qui-sauve-l'honneur-du-gouvernement-américain, Carroll Baker en blonde au grand coeur pour une fois totalement acceptable, Elizabeth Allen en danseuse qui n'a d'yeux que pour les 343 salauds qui constituent désormais le nouveau monde, James Stewart, enfin, en héros de l'ouest déjà post-moderne, sympathique, mais qui appartient à un monde qui a déjà enterré celui des indiens.

Cette séquence "Wyatt Earp", parenthèse urbaine, décadente et comique, qui pourrait apparaître comme un cheveu sur la soupe tant elle semble une détente burlesque dans un film profondément tragique, donne pourtant tout le sens historique à ce dernier. Les indiens vont d'exode en exode, et avec des séquences quasi-auschwitziennes, alors que les blancs, à la parole menteuse, jouissent de leur triomphe déjà décadent. Même leur apocalypse est ridicule. Si Le Massacre de Fort-Apacheétait déjà un film favorable aux indiens, il est clair que Ford a voulu aller encore plus loin et faire là un un monument visuel et dramatique dédié à leur cause - son Intolérance en quelque sorte. D'où l'aspect extrêmement soigné et "carré" de ce film conçu comme un acte de foi et qui par là-même est dépourvu de cette anarchie interne et réjouissante qui faisait le sel de nombre de ses films. Ici, Ford ne raconte pas "une autre histoire" inavouable cachée derrière l'histoire officielle comme hier soir dans Le sergent noir. Non, il raconte le drame des indiens d'Amérique façon Vie et Destin. Ondoyance géniale des grands artistes dont le souci est de passer d'un point de vue à un autre et de fait d'épouser et d'épuiser toutes les perspectives du monde - mais qui à la fin érigent une éthique cohérente et solide qui vaut pour tous les âges."A nous, on demande de ne jamais rien oublier, dit l'indien à l'américain, alors que l'homme blanc, lui, oublie tout." 


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L'homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance), John Ford, 1962 - Evidemment, c'est le chef-d'oeuvre absolu de Ford, le plus connu, le plus profond, le plus abyssal, le plus politique, le plus symbolique, le plus philosophique, le plus matriciel (on ne compte plus tous les films qu'il a inspirés, de Tempête à Washington de Preminger jusqu'au Dark Knight de Christopher Nolan), le plus légendaire, le plus vrai (et la légende, c'est le vrai, on le sait depuis ce film), le plus violent, le plus triste (et le premier western dit "crépusculaire"), le plus glauque aussi (le méchant sadomaso qui fouette ses victimes, l'homme honnête féminisé, portant le tablier, faisant la vaisselle et que le premier appelle "la servante" - on est presque dans Losey), le plus déprimant, le plus lucide, le plus tragique, le plus sacrificiel, le plus beau. Tout a été mille fois dit sur ce western d'intérieur qui en grande partie se passe la nuit et dont le secret est un flash-back dans le flash-back. On ne compte plus les analyses qui y ont été faites sur le processus de civilisation et de la démocratie américaine,  l'importance de la transmission, de l'éducation, de la liberté d'expression, et aussi la naissance de la politique spectacle, l'imposture nécessaire sans quoi la cité n'est rien, l'alliance indispensable du droit et de la force pour liquider la violence et la nécessité de dépasser le mimétisme par le mimétisme (car la force est violente alors que la violence n'est pas la force). J'en avais même fait une bafouille dans un article consacré un jour à l'altérité :

"Au fond, il faut toujours un tiers, un impair, un autre pour pouvoir fonder quelque chose. C’est le problème de Platon dans Le Sophiste. Affirmer l’être via le non-être mais sans affirmer le non-être en tant que tel. Affirmer l’être via le non-être mais tuer la symétrie que l’on ne manquera pas de faire, que les sophistes ne manqueront pas de faire, entre être et non-être. Car si la nuit prouve le jour, la nuit n’est pas le jour. Si le noir prouve le blanc, le noir ne vaut pas le blanc. Mais ces deux exemples ne vont pas du tout, parce que justement il y a un être de la nuit et un être du noir et que nuit et noir ont une valeur infinie. Mais y a-t-il un être du non-être ? Si oui, alors cela veut dire qu’être et non-être ont tous les deux de l’être, donc, partagent quelque chose de commun et donc nous mettent dans l’impasse - l’impasse de la ressemblance. A contrario, si, le non-être n’a pas d’être et que seul l’être a de l’être, ou comme le dit Parménide, si il n’y a que l’être qui est et que le non-être qui n’est pas, alors on ne peut plus distinguer l’être en soi. L’être en soi est mais ne se distingue pas de ce qui n’est pas lui – qu’est-ce que l’on en a foutre alors qu’il soit puisqu’on ne le voit pas ? Il faut donc du non-être pour le voir. Il faut poser quelque chose qui n’existe pas pour éprouver quelque chose qui existe. Or, tant que nous sommes dans l’unité absolue (il n’y a que de l’être) ou dans la dualité absolue (il y a de l’être mais il y a du non-être, il faut qu’il y ait du non-être pour voir l’être), nous sommes coincés. Dans l’un, nous ne voyons rien. Dans le deux, nous ne voyons double. Et voyez, nous avons dit : « dans l’un et dans le deux » et non dans « l’un et dans l’autre », car le deux n’est pas l’autre. Le deux est le double de l’un, son reflet, son miroir, son duel évanescent. Le deux est ce qui fait apparaître l’un dans le miroir mais qui fait que très vite le miroir va se confondre avec l’un – avec l’être, et ce sera le monde des simulacres. Un monde des simulacres dont on pourra éventuellement se contenter. Tout sera alors simulacre, reflets, modes, accidents, événements, expressions, puissances, coutumes, croyance, histoire (Tom Doniphon), Histoire (Ransom Soddard)."

 




A SUIVRE


Frontière chinoise,

par Murielle J.


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Frontière chinoise, par Murielle Joudet

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Une femme disparaît

(Sur Frontière Chinoise, le dernier Ford, 1966)



Le titre original de Frontière chinoise est Seven women.

Frontière chinoise / Sept femmes, deux titres pour deux lectures possibles. La première, c'est la lecture épique qui ferait de Frontière Chinoise un western fordien, l'histoire d'un territoire à défendre, d'un foyer qu'on recompose avec des moyens qui ne cessent de s'amenuiser, la chute d'un état de grâce, d'une certaine abondance immobile vers la mobilité de la survie et de la défense. De fait, on dirait que le film n'est qu'une longue déclinaison d'une des scènes matricielles des westerns fordiens, celle qui fait souvent office de contrechamp à l'horizon : l'attente d'une famille, et surtout des femmes, sur le seuil de la maison familiale, comme un précipité de mise en scène fordienne, chaque personnage venant se placer à un endroit précis du seuil, le regard porté au loin (La prisonnière du désert). C'est une sorte de conjonction de deux espaces fordiens qu'opère Frontière chinoise, l'espace féminin du foyer, l'autre masculin, celui de la ligne de fuite, mais cette fois le masculin se repliera sur le féminin, cette fois-ci les trajectoires ne partent pas du foyer mais viennent de l'extérieur pour y pénétrer   : on n'y sort quasiment jamais en quête de dangers, c'est le danger qui vient à nous, un western filmé depuis le foyer.

Et puis il y a la lecture à partir du titre Seven women, titre énigmatique en forme de chaise musicale puisque au plus fort du film on en compte huit, mais à la fin il n'y en a finalement que sept. Il y aurait une femme qui n'en est pas une. L'énigme du titre américain ne permet pas vraiment de décider qui, des personnages féminins, est incluse ou exclue de ce «    seven    » restrictif. Le film laisse penser qu'aucune ne mérite d'être appelée ainsi, chacune n'étant que le moment d'un spectre de toutes les monstruosités, de tous les ratés du féminin : il y a Agatha Andrews (Margaret Leighton) qui dirige la mission, et dont la rectitude et le puritanisme ne sont que l'envers de son homosexualité larvée (ambiguïté que l'on nous montre lors d'une scène érotique magnifique), homosexualité entièrement dirigée vers la jeune Emma Clark qu'elle éduque, jouée par Sue Lyon, l'une des grandes figures de jeunes filles du cinéma hollywoodien des années 60 (Lolita, La nuit de l'iguane), jeune fille docile et innocente, complètement fascinée par le Docteur Cartwright (Ann Bancroft), jeune femme indépendante, fumeuse, alcoolique, vieille fille à la vie sexuelle décomplexée. Il y a aussi Florrie, dont la grossesse tardive et à risque, due à l'irrésolution de son mari (qui lui-même n'est pas vraiment considéré comme un homme) met à l'épreuve les femmes de la mission qui ont fait vœu de chasteté.

Un peu comme Sue Lyon qui, en trois films deviendra l'image même de l'innocence hollywoodienne viciée, Anne Bancroft, sera, un an après avec le Lauréat, le visage sans mélange du Hollywood des années à venir (tandis qu'une figure impure comme Elizabeth Taylor aura connu à la fois la superbe classique et le chant du cygne des 60's) : décomplexé, désabusé, libre mais désespéré. Plus aucun cadre ne supporte cette figure, et elle ne connaîtra la liberté que dans l'action que lui permet sa profession, faisant d'elle l'unique cowboy du film. Dans Frontière chinoise, Docteur Cartwright et Agatha Andrews diluent leur désespoir féminin dans la fonction et les responsabilités qui les définissent. Ici encore on n'imagine aucun salut possible en dehors du groupe, les 60's aidant, lorsqu'on se penche sur le destin de chacune la misère sexuelle et affective prédominent. Tout est mauvais à prendre dans la sphère personnelle, toute conscience est malheureuse, il n'y a d'harmonie que collective, c'est-à-dire dans l'oubli de soi. La grande noirceur de Frontière Chinoise est due à cette façon qu'à Ford de s'approcher de ses personnages jusqu'au gouffre, d'entraver son film d'une perpétuelle conscience malheureuse.

Bancroft finira par vaincre, par la seule valeur qui vaille, l'action, tandis qu'Agatha Andrews, devenue folle, psalmodiera contre le mal et le vice qu'elle voit partout. Son discours est aussi celui, à peine voilé, de sa frustration sexuelle érigée en choix de vie.  Dans l'avant-dernier plan final, c'est bien la mission envahie, l'espace féminin, que les sept femmes fuiront, laissant Anne Bancroft se sacrifier pour elles dans ce qui sera la dernière image d'une fiction fordienne   : la silhouette de Bancroft s'empoisonnant au chevet de sa victime, le tyran Tuga-Khan, et lui adressant un dernier «    so long, bastard    ». Arrivée en cowboy, elle mourra en geisha. Pas assez puis finalement un peu trop femme.

Etrange sentiment de voir qu'avec le seul film fordien presque exclusivement féminin, c'est d'une figure féminine impossible dont témoigne Frontière Chinoise. Comme si à trop s'approcher on ne voyait plus rien, comme s'il n'y avait rien à voir au-delà, en-deçà plutôt, d'une certaine distance qui embrasse le collectif – il faut filmer des horizons, qu'il soit familial, social, guerrier.  Chez Ford, si rien ne peut se penser soi-même mais toujours à partir d'un autre, si tout possède son identité d'une certaine utilité qu'on lui attribue, ces sept femmes ne peuvent ici que se penser à partir d'un féminin omniprésent jusqu'à l'étouffement, faisant ainsi chacune, en tant que femme, l'expérience du vid
e.

Murielle Joudet

 

Fuite en Fanoutzie I - Enfance

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«  L'homme, dans ces pays fortement accablés par l'Histoire, a tendance à considérer sa vie comme écrasée sous le fardeau des circonstances. Mais si un étranger raconte cette même vie, après sa mort, on verra l'Histoire se ranger comme une simple péripétie dans la vie de l'homme. L'Histoire ne sera pas plus importante que les maladies, les orages, ou autres calamités. On dira : "Son fils est mort pendant les grandes pluies ou pendant la guerre." Les choses importantes étant les naissances, les mariages, la mort, les querelles, l'école des enfants. »

C’est peut-être cela le rôle de l’écrivain – remettre l’Histoire à sa place. Prendre ses distances avec "l'événement". Et ce faisant, redonner sa durée à l’individu. Rendre justice à l'individu plutôt qu'à "l'événement". Privilégier les éphémérides qui, de toute éternité, ont sanctifié l'existence de l'homme réel plutôt que les situations qui n’ont jamais rien fait que la mettre en miettes.  L' évader, lui, ou elle, de cette totalité sans extérieur qu'on appelle l'idéologie, la dialectique, le camp de concentration. Pour cela, être étranger à son époque et à son pays, ou plus exactement le devenir, étranger, au risque de trahir les siens. En ce sens, tout écrivain est un fugueur - en l’occurrence, une fugueuse. Il faut le lire lentement ce beau roman oublié de Stéphanie Keatzu Burchiu et qui nous plonge dans ce temps nié par l’Histoire que fut la Roumanie d'après guerre, entièrement sous tutelle communiste, et dont l’un des principaux dispositifs consistait justement à empêcher les individus de fuir. 

Non pas que l'écrivain doive "fuir" le monde, ou encore moins le "critiquer". Non, l'écrivain ne fuit ni ne critique le monde. Au contraire, comme le disait Deleuze de Kafka, l'écrivain est celui qui, tout en y restant, fait fuir le monde. L'écrivain opère une fuite du monde et de ses représentations sociales, historiques, éthiques  (au sens de fuite de gaz). L'écrivain redonne la liberté fondamentale.

Pourtant, avant l’arrivée du « gouvernement des travailleurs »(« d’où venait la terreur sourde que ces mots recélaient ? »), la vie n’était pas si mal dans le petit village de Frasinet, situé juste sur le passage des troupes « Berlin-Moscou-Berlin ». A l’instar d’Adalgiza, l’unique et très joyeuse prostituée de l'endroit, pratiquant son métier autant par intérêt que par goût, et qui ne saurait jamais si l’enfant à qui elle donna la vie fut d’origine teutonne ou slave, le village, et par extension tout le pays, était assez indifférent à ce qui passait autour de lui et du moment que ça passait. Après tout,

« Une porte était faite pour être franchie sans que ce passage altéra sa nature de porte»

et peut-être la géographie, c'est-à-dire la nature, la terre, la femme, pouvait-elle damer le pion à l'Histoire, cette grande merdeuse spirituelle, masculine et diabolique.

En vérité, c'est ce« manque d’intérêt pour les contingences », ce« détachement innocent », typiques de tous ceux pour qui la tradition suffit, qui « donnaient à ce giron une puissance unificatrice tournée vers un futur humanitaire dont la haine serait abolie. »

La prostitution comme ce qui abolirait l’Histoire et permettrait à l’Est et à l’Ouest de se comprendre sans s’altérer ? Les femmes ont pu avoir ce rêve de sauver les hommes. Las ! C’est parce qu’ils ont oublié le bonheur qu’ils pouvaient trouver dans leurs bassins que les hommes sont allés faire leur malheur, et autant à elles qu'à eux, sur tous les chemins qui l’éloignaient de ceux-ci. Et c'est à cause de cet abandon des femmes par les hommes que les femmes sont devenus féministes. Mais passons.

 

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Dans ce monde rural et traditionnel, celui de l'Angélus et des légendes, le bonheur, c’est dans les livres plus que dans les champs que la petite Stéphanie, onze ans, nommée « Fanoutza », le trouve – et cela au grand dam de son père adoptif, en fait son oncle naturel, certes pas le mauvais gars mais l’homme rustique, antilittéraire, doté de cette « cruelle perspicacité du rustre» dont parlait Bernanos dans Mouchette, et qui considère que sa fille a autre chose à faire qu'à lire des livres inutiles et dangereux pour l'esprit - des livres qui donnent envie de fuir. 

« Celui-ci estimait que sa fille perdait trop de temps avec les romans et que l’arrogance remplaçait peu à peu chez elle le sens des réalités. »

C’est toujours la même chose : la littérature sauve les sagouins, les vouivres et les freaks mais provoque toujours le mépris et la jalousie chez les méchants et l’inquiétude chez les gentils.  Pour la punir de préférer le verbe à la loi,  le père lui a confisqué le roman policier qu’elle lisait en cachette et, juste avant qu’elle n'en termine le dernier chapitre, en a fait le papier cul des toilettes de la maisonnée. Rien que pour ce geste, Fanoutza sait qu’un jour elle les quittera tous, ce père primitif, sa mère Euphrosina, leur servante sourde-muette, Stella, tout ce monde trop centré. Il est vrai qu’elle est terrible, cette adolescente passionnée qui « se comporte comme une bourrasque », souffre d’être supérieure à son milieu et ose dire un jour à celui qui l’a recueilli :

« Je veux chercher mon Moi, père, et non pas garder vos lapins. »

Et pourtant elle l’adorait ce père qui l'amenait sur sa bicyclette quand elle était petite et tel que l’immortalisa un cliché qu’elle choisit plus tard comme couverture de son livre : 

« Lui, beau, en costume de ville, borsalino, cravate, chaussures vernies ; elle, habillée de soi blanche comme un petit cygne, posée sur le guidon de l’engin, sûre et fière, protégée par son père, l’élégant aux yeux bleus. » 

C'est lui qui sans conteste lui a transmis ce tempérament indomptable. Qu'elle me pardonne cette comparaison, mais si elle ne sort pas de ses couilles, elle sort bien de son crâne, toute habillée, casquée et armée telle Pallas-Athena et à laquelle elle est consciente de ressembler. Rien ne l'arrête, cette petite fille courageuse et ombrageuse qui fait aussi penser à Zora la rousse, l'héroïne sauvage de cette série yougoslave avec Lidija Kovacevic, diffusée la seule année 81, qui faisait nos bonheurs de petit garçon et dont on se passe encore de temps en temps le générique sur Youtube. Il faut la voir traverser la forêt en pleine nuit, être surprise par l’orage et se retrouver à marcher dans la gadoue : 

 « Misérable, elle peinait dans un mélange de boue, de bois et de pierres qui lui arrivait à la taille, folle à l’idée des bêtes rampantes qu’elle imaginait lui sucer les pieds. Cependant, comparé à sa terrible solitude sur la colline, elle préférait ses terreurs dans la boue, rassurante et maternelle. »

En ce pays de sorcellerie et d'épouvante (le vampire !), tout est saturé de sens et de symbole. A commencer par les serpents qui se faufilent partout, dans les rêves, les êtres, les sentiments, les pulsions (et celles de la puberté, ô combien !), mais aussi les machines, l’administration, le langage et même le récit dont au sens propre ils constituent les fils. Celui-ci, quoique globalement linéaire, ne dédaigne pas les sauts dans le temps, pressentiments visionnaires, souvenirs occultes, accélérations vitales - autant de serpents temporels et existentiels qui forment l'ondulation même du texte. Et si l'homme aux serpents dans la charrette, au début, est, sans doute, un rêve qui annonce autant l'état du pays dans quelques années que le besoin de Fanoutza d'aimer un homme et d' être aimé par lui (car s'il y a des serpents qui aiment le sang, il y en a d'autres qui aiment le lait), c'est également à un serpent qu'est un instant comparée cette dernière lorsqu'elle s'oppose à l'autorité paternelle. Plus que le mal, le serpent, c'est l'intime. Tout ce que l’on cache, qui réapparaît immanquablement et qui, chez Fanoutza, prend la forme d’une violence réelle et imprévisible mais qui n’est que l’expression maladroite de sa force infinie et sans cesse contrariée. Car cette fille bonne comme le pain, toujours furieuse de ne pas avoir été assez généreuse avec les uns et les autres et qui culpabilise toute sa vie d'avoir un jour giflé giflé un cheval, n'en peut plus de cette vie à la campagne beaucoup trop lente pour elle : 

« Ou bien elle ne faisait rien ou bien elle imposait à ses actions un rythme rapide et efficace qui relevait de la magie ». 

 

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La magie, c’est le rayon de  Théodore, apprenti sorcier de 17 ans versé dans la Kabbale et le spiritisme et pour lequel Fanoutza a un coup de foudre. Comment résister à ce garçon fait caresse, qui porte la sensualité en lui comme un pouvoir suprahumain, du rayon de soleil qui tombe sur sa peau et qu’il prend pour un chat venu se blottir dans son lit jusqu’aux contacts qu’il prodigue et qui rendent chat ou chatte, sinon chien ou chienne, tous ceux et surtout toutes celles qu’il touche ? 

« Plus tard, elle remarqua qu’il lui fallait caresser, fondre quelque chose dans sa main, de la chair vivante, chien, homme, enfant, et cela surtout quand il était ivre. D’une façon évidente, il avait une préférence pour les chiens, mais il n’en avait pas toujours à sa portée. Et chaque fois que la main de Théodore quittait son épaule, le tracé exact de sa paume et de ses cinq doigts, celui de son bras le long de sa nuque, refroidissait affreusement, et elle se demandait s’il allait se rappeler d’y revenir. Oui, il y revenait, et avec un rythme régulier qui donnait confiance. »

A cet ensorceleur de bonheur, Sagittaire comme elle, le destin sourit et il peut oser toutes les fantaisies dangereuses (comme faire semblant de se jeter par la fenêtre de sa classe si un professeur l'interroge et qu'il sèche), rien de fâcheux ne lui arrive. Le contraire de ce que subit en permanence « Adolphe Berger », l’un des nazis du canton, caractériel et belliqueux, et sur lequel le destin semble s’acharner le plus moralement du monde, un peu comme ces personnages de méchants de dessins-animés qui sont systématiquement punis pour et dans leurs méfaits - ce que l'auteur appelle«  des revers de fortune punitifs. » A la fin, il finira circoncis à cause de l'éclat d'une bombe qu’il a lui-même provoqué. Le destin plus que l’Histoire fait la vie des hommes.  

Le temps s’accélère. Les lectures aussi. Fanoutza gagne en maturité et en révolte.Trop libre et trop vivante pour son amie Olivia, celle-ci qui était son aînée et qui s'occupait d'elle comme d' une petite soeur (et dans une relation nothombienne s'il en est), finit par la prendre en grippe et l'abandonner. On comprend que la fugue sera plus tard une façon d'abandonner ceux l'ont abandonnée ou pire qui lui ont donné le sentiment de le faire.

« Elle lut l’Ancien Testament qui tua sa foi et fit d’elle une athée ; elle eut ses règles, et rabroua sa mère qui avait essayé de lui expliquer la vie ; elle écrivit des épigrammes. Elle devint si méchante qu’on ne savait plus quoi faire d’elle. Son amour pour Théodore s’était enkysté dans une gangue. » 

Dans le village, les nazis ont laissé place aux communistes. On commence à se traiter de « bourgeois », cette nouvelle insulte permise par le nouveau régime et dont on comprend de moins en moins les nouvelles lois comme celle qui fait l’on devient son propre voleur quand on est propriétaire. En vérité,  « la vie idyllique du village » n’est plus depuis que l’on force tout le monde à croire que celle-ci n’a jamais été qu’un simulacre imposé par les classes dominantes aux classes dominées.

« Et tandis que les charcuteries se vidaient, les tickets modérateurs de pain s’installaient, les magasins de vêtements accumulaient les couleurs grises, noires et marron, qui allaient les habiller pour des décennies. Les cinémas, en revanche, s’emplissaient des rires et des pleurs des spectateurs… »  

 

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Mais ce que veut Fanoutza, c’est devenir écrivain. 

« Elle avait découvert depuis longtemps les mécanismes du mot d’esprit et en était folle. »

Elle a également compris les pouvoirs mimétiques de la littérature, et telle Pollyanna, l’héroïne fameuse du roman éponyme de l’écrivain américain, Eleanor H. Porter, comme elle fillette adoptée par sa tante et sorte de petit Lord Fauntleroy au féminin qui sème le bonheur autour de lui, l’enfant féroce qu’elle était se mue en gentille et mystérieuse fée dont tout le monde recherche la compagnie. Du diable au bon dieu, il n'y a qu'un pas que la littérature vous apprend à faire. Grâce aux livres, elle s’est faite une collection d’affects, a appris les codes des uns et des autres et sait désormais comment on peut, en multipliant les points de vue, comprendre tout un chacun et devenir la reine du compté - ce que son père, tout à « l’école de la nature », et dont elle rend dans une page saisissante toute la puissance orale, ne peut pas saisir. Et c’est lors de cette scène, célinienne s’il en est, qu’elle se remet à admirer cet homme à la fois dur et bonhomme, roi du monde hospitalier et généreux – mais qu’elle quittera malgré tout sans regrets après une mémorable et très désillusionnante fouettée. Stéphanie Keatzu Burchiu sera devenue Aurora Cornu.

 

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A SUIVRE


 

 

 

 


Fuite en Fanoutzie II - Corridors sarmates

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Jeunesse vitrifiée, hivernale, cailleuse.

En cette Roumanie des années cinquante qu'il est désormais interdit de quitter, et où chacun se surveille, on tente de trouver sa liberté comme on peut. Pour échapper à la tutelle parentale, Théodore a épousé Olivia sans grand enthousiasme.

« Deux ans passèrent. Le couple avait des problèmes. La mère d'Olivia promit à sa fille un manteau de vison au cas où elle divorcerait. Partagée entre le rire et l'indignation, Olivia rapporta l'histoire à Théodore. Elle eut la surprise de voir son mari la prendre tendrement dans ses bras, lui baiser les paupières, lui masser le cou, et lui conseiller de ne pas rater l'occasion. »

Après avoir échoué dans le droit, le passionné de jazz qu'il est se trouve un poste d'ingénieur du son à la Maison du disque de Bucarest dirigée par un communiste de la première heure, incorruptible, loyal à la cause, forcément dangereux pour autrui, Virgile Savesco. Le moindre disque non conforme peut mener directe à la prison. Impossible pourtant d'assurer le commerce sans passer par le marché noir forcément florissant en ce monde cadenassé. Ainsi, un album d'Edith Piaf que l'on se refile sous le manteau met un moment l'entreprise en péril. Il est vrai que dans ce monde où « Le cosmopolitisme est l’antichambre de l’espionnage », les fréquentations tziganes de Théodore irritent son patron qui « comme beaucoup d’hommes honnêtes, [était] un peu borné ».

Fanoutza a grandi. Elle est désormais une jeune fille «  longue avec des gros seins, les hanches hautes, le pied grec, les cheveux châtains coupés court, la peau blanche au grain parfait qui captait la lumière comme un miroir, (...) aussi vivante qu’autrefois et cela en dépit d’une espèce de mélancolie. » Abandonnée par Théodore, elle a pris l’amour en exécration et s'est persuadée qu'il « dégrade l’individu. » Désormais, les souffrances des autres, comme les siennes, ne l'intéressent plus qu'en tant qu' écrivain. 

« Depuis qu’elle ne pleurait plus, on aurait dit qu’il y avait toujours quelqu’un pour l’asperger de misères humides ; très blasée, elle ne croyait plus aux larmes et à leurs significations. »

En vérité, c'est quand on ne pleure plus avec les autres qu'on peut les consoler si on en a l'envie et qu'on peur retranscrire leur douleur si on en a l'art. Sensibilité et insensibilité comme conditions d'écriture. Fanoutza aura bientôt les deux. L'écriture de la souffrance vient toujours après la souffrance.


 

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A Bucarest où elle est devenue "journaliste", elle fréquente les cénacles littéraires et devient la star du plus important d'entre eux. Personne ne résiste à cette sarmate à l'inspiration sûre, la culture vivante, la parole haute et cette énergie colérique qui terrifie ou fait fondre son entourage. Ses premiers poèmes sont publiés et acclamés. Mais son souhait secret est d'apprendre le jiu-jitsu « car elle [est] froussarde mais imaginative ». En réalité, elle ne connaît ni sa force ni son courage. Ce qu'elle appelle sa "frousse" n'est qu'un trac face à l'existence exceptionnelle qu'elle veut mener et que ne pourrait même pas imaginer en rêve le plus téméraire de ses camarades. Comme le sont souvent les personnes supérieures, c'est une généreuse qui se croit avare, une innocente qui se croit coupable, une ange qui se croit démone. Officiellement brouillée avec son père, elle revient violemment le soutenir, selon l'adage paysan que « le sang ne devient pas de l'eau », quand celui-ci se retrouve aux prises avec un de ces procès absurdes qui constituent désormais la vie roumaine. Accusé d'être un lumpenprolétariat anarchiste pour ne pas avoir livré son quota de viande (parce qu'il ne voulait pas couper la jambe de sa vache !), il échappe de justesse à la condamnation.  Pour lui, elle écrit un poème magnifique, Hivernal :

« Père, coupe un arbre, un chêne plein de corneilles engourdies - Incrustées dans la glace comme des fleurs dans le sel gemme, - Coupe un arbre, père, et qu'il brûle dans la maison. »

Mais un drame survint. Olivia, son ancienne amie et rivale est enceinte - et pas de Théodore ! La seule qui puisse l'aider à avorter, c'est Fanoutza, qui dans ses connaissance interlopes, connaît un médecin qui fait ça. On se rend chez lui. La page mérite d'être citée entièrement.

« Et le scandale commença.

- Vous êtes enceinte de quatre mois et vous avez prétendu que vous étiez enceinte de deux mois ! Il faut une salle d'opération d'hôpital, ici, ce n'est pas possible !

- Non, il n'y a que deux mois ! plaida Olivia. Docteur, j'ai eu mes règles, il y a deux mois !

- Ce n'est rien, ce n'est rien ! disait la femme du docteur un peu effarée quand même.

- Dis-lui Stéphanie. Elle sait que je ne mens pas, je ne mens jamais !

- Bon ! dit le docteur, maintenant qu'on y est. Je vous préviens que je ne prends aucune responsabilité.

Les quelques cheveux du docteur étaient dressés sur  sa tête et lui donnaient l'air d'un fou. Il s'approcha de la patiente les instruments à la main. Stéphanie voulut sortir, mais Olivia ne lâchait pas sa main. De surcroît, la dame lui confia le bac avec les instruments pendant qu'elle vidait la cuvette pleine. Elle continuerait à verser de temps à autre des cuvettes pleine de sang. Au cas où la police aurait frappé à la porte, il fallait conserver le moins possible de choses compromettantes. La patiente était supposée sauter de la table, tampon d'ouate entre les jambes, s'assoir sur une chaise dans la salle d'attente et faire conversation comme si elle attendait le docteur. Pour cette raison, on n'endormit pas la patiente, qui se contenta d'une anesthésie locale à la novocaïne. "Au moins, elle aura rajeuni", se dit Stéphanie in petto. La novocaïne était l'ingrédient principal d'un traitement de jouvence.

Le docteur s'inquiétait, extirpant des morceaux d'enfant du ventre d'Olivia. Il fourrait sous le nez de Stéphanie un petit pied de poupée ou un autre membre ; puis, secoué par la rage, il jura, cogna du pied et leva les bras vers Dieu avec ses pinces sanglantes, vers Dieu.

- Je suis un criminel, moi ! Cette femme étendue est une criminelle ! Cet enfant a quatre mois et demi, le foie est entièrement fait. Voilà le coeur ! Vous êtes une menteuse, madame ! Vous pouvez mourir, ici, sur cette table, je ne sais pas ce que je peux faire, moi, si une hémorragie se produit. Voilà l'autre jambe !

- Ce n'est rien, ce n'est rien ! disait sa femme, qui de frayeur s'était complètement détachée de la scène.

Olivia se taisait, folle de peur et de douleur. Stéphanie lui mettait la main sur le front quand elle n'avait pas la cuvette, car Olivia ne lui lâchait toujours pas la main. L'opération durait depuis cinquante minutes, tout le répertoire d'insultes y était passé, le récit de la vie médicale du docteur aussi, ses démêlés avec ses collègues, son départ de l'hôpital à la suite d'obscurs soupçons de folie, sa vie familiale, ses enfants en Israël qui n'écrivaient pas, et ainsi de suite. Enfin, l'opération fut terminée.»


 

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Celle qui n'a pas avorté et qui est toujours aussi joyeuse, c'est Adalgiza, l'ex-prostituée du village qui travaille avec d'autres collègues de son genre dans une fabrique de textile. Magie du communisme - avoir reconverti les trois-cent prostituées de la ville en tisserandes socialistes,« toutes rieuses, espiègles et innocentes », assurant à leur manière les mystères d'Eleusis dans cette usine, et qui récemment se sont jetés sur un puceau et l'ont couvert de caresses jusqu’à l’évanouissement. Fanoutza est envoyée là-bas pour un article.

« - Tu en as eu avec trois couilles ? - Moi, mes pauvres, répondit une grande brune, je n’ai eu que des suffocants, des transpirants, des suants d’émotion, des bégayants ! Pas drôles ! Il y a eu une fois un petit académicien tout drôle, qui m’a dit : - tu veux bien trois cent francs ? J’ai répondu : - Je veux bien, mais bander, c’est toi que ça regarde. - Moi, je n'ai eu que des belles ; il faut croire que je donne pas de complexes, une vraie maman, moi ! »

Fanoutza écoute, enregistre, note. Pour elle, ces rencontres sont autant d'expériences par procuration que de découvertes des pouvoirs de son sexe. Le pouvoir de la femme de donner la vie (ou de la supprimer - Olivia), d'accorder du plaisir à l'homme (jusqu'à le terrifier - le puceau), de rééquilibrer l'univers enfin, par le miracle de la bonne rencontre, de la chaussure à son pied qui, plus qu'une question d'égalité est une question d'harmonie. Personne n'échappe à l'envie d'aimer, même pas elle. Mais plutôt la solitude que le mal-assortiment. Surtout si l'on considère que « le bonheur consiste à avoir un verre de bière à l’instant même où on a envie de bière !»

« Il y a, en nous tous, cette attente du moment où va être découvert notre trésor d’âme et de corps. Mais pendant qu’on attend, d’autres tirent vers eux le veston du prince charmant. La chaussure de Cendrillon trouve pied même si elle s’ajuste mal ! Oh, quel bonheur quand la chaussure refuse le pied de l’imposteur ! Même fabriquée en élastique moderne et même si l’essayeur tire, ahane, transpire, pousse, la minute de la vérité arrive, parfois ! Mais il ne faut pas trop rêver ! Sur la lune il y aura toujours un arriviste ! »

Théodore, seul depuis sa séparation avec Olivia, se languit aussi d'harmonie :

« Pour parfaire son bonheur il n’aurait besoin que d’une belle femme transparente, dont on aurait à peine entendu la respiration et dont le sourire se serait fondu dans l’air de la chambre. Une luminosité serait venue d’elle, présence charnelle à la saveur irradiante ; elle aurait peut-être atténué le plaisir de la solitude, telle une éclipse qui mordille le soleil. Mais, pour le moment, il n’y avait pas de femme qui pouvait s’accorder avec la voix de la chanteuse. Toute féminité était trop réelle et engendrait des exigences. Il soupira : aucune femme qui soit brise dans la brise, feuille dans l’arbre, onde dans l’eau. »

 

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Une voix dans la nuit va tout changer.

Celle de Fanoutza qui téléphone un soir à Théodore et se présente à lui comme Robin de bois. La plus belle scène du roman en forme de nocturne orale. « - Qui êtes-vous ? – L’autre partie de vous-même, l’aube ! (...) - Etes-vous la voix de mon Seigneur ? - Je ne suis pas la voix de votre Seigneur, mais il me semble que ma vie s'écoule dans la cornue d'un alchimiste. Il faut que je passe par des phases diverses, en cuisant doucement ou en me mélangeant... ou en bouillant... en me corrodant... vous savez, tous ces termes alchimiques ? Et il me semble que je n'y peux rien, sauf attendre que cela se fasse.  »

Dans Fugue roumaine vers le point C., il faut prendre les métaphores à la lettre. Ce roman de formation est, comme l'a lui-même écrit Jean Parvulesco dans Les littératures d'Aurora Cornu, un de ses derniers textes et non des moindres, un roman à l'arrière-fond initiatique et qui dissimule à chaque page son"parti pris chamanique" - "l'écriture forestière" d'Aurora Cornu, qu'il compare à celle de Knut Hamsun, s'avérant être rien moins qu'une glose, "dilligentant un espace modifié en prise directe avec l'autre monde, avec le Vieux Pays" et comme le révèle ce ce fragment :

« L'air de Bukovine possède une caractéristique très puissante. Le Styx aussi a la réputation de l'avoir mais sur un tout autre registre. Aussitôt qu'une bouffée pénètre dans la poitrine, la vie antérieure tombe comme comme un vêtement ; on se trouve investi d'une vie neuve au point que le pays de la plaine apparaît comme une pâle copie de la vraie vie. Les sapins dégagent une énergie qui transporte les gens sur un autre plan.»

Et c'est l'une des raisons qui font de Fugue roumaine vers le point C. un roman difficile à lire en même temps qu'obsédant. D'une part, parce que son auteur a été contraint pour l'édition française de réduire en un seul livre une saga qui à l'origine en faisait quatre, ce qui a donné un texte de 268 pages concentré  jusqu'à la compression - et les agencements de paragraphes, parfois approximatifs, n'arrangent rien. D'autre part, parce que les récits glissent souvent les uns dans les autres à l'instar de ce qui se passe dans un roman de Pynchon, personnages apparaissant et disparaissant au gré de situations elles-mêmes flottantes, emboitement de dialogues dans les dialogues, confusion des temps, style qui passe sans crier gare de l'informatif au performatif, au risque  que le lecteur se sente maintes fois perdu et bloqué - mais comme ce qui se passe dans un pays communiste après tout. Il faut alors reprendre la page lentement et c'est à ce moment-là que le texte extraordinaire, burlesque, érogène peut retrouver son incroyable fertilité.

Et c'est la mort du père. La longue lettre à Théodore dans laquelle elle revient sur l'histoire de ses parents. Leurs amours, leurs épreuves - et ces miracles qui ont été jusqu'à présent si intimement mêlés à sa vie qu'elle ne peut pas ne pas y croire un peu. La poule blanche que l'on a envoyé en l'air à son enterrement et qui symbolise l'âme et afin que les morts ne s’installent sur le toit de leurs maisons. Au fond, c'était Jupiter son père. Et elle est Athéna. Pourtant à la fin, elle pleure. Elle n'est pas encore avec Théodore. Contrairement à moi, elle n'enverra pas la lettre.

« Elle ne savait pas encore qu’il fallait tendre la flèche mais laisser à Dieu le soin de tirer la flèche. »

A SUIVRE.


Fuite en Fanoutzie III - Une cicatrice incrustée par la lune

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Józef Mehoffer, The head of Medusa

 

 

 « Noire est comme un toit l’ombre du noyer.

L’air y est dense et iodé, que l’on boit.

Plus bas que son feuillage, à l’endroit du cœur lourd,

Pâle, une cicatrice incrustée par la lune.

Des nuits où passe un murmure inondé

Ou bien un cri. Puis le silence.

Est-ce les jeunes morts, arrivant par les herbes

Pour me demander force et voix ?

Désir des jeunes morts montant le long des plantes

Les audacieux, les amoureux, la mort tout contre. »

 

Retour aux sources pour Stéphanie, c'est-à-dire à Frasinet, le seul endroit au monde où on l'appelle encore Fanoutza, et le temps d'un roman dans le roman, soit celui d’assister aux amours de Sébastien et d’Hélène ou de se les faire raconter – ou encore mieux de les vivre. Car on ne saura jamais si cette histoire d'amour interdite est au présent ou au passé, ou si c’est la sienne ou celle d’autrui tant le texte devient ici poétique, fuyant (fuguant), difficile, quasi hermétique par endroit, et pourtant terriblement violent et érogène ô combien ! Hélène, l’institutrice avec laquelle le jeune Sébastien a fugué, cela pourrait en effet être elle - la future romancière en vacances à Talloires, et qui avouera un jour à son ami, le cher Jérôme Montcharvin, comment elle connut en une semaine trois garçons plus jeunes qu'elle. Impossible de ne pas mettre en effet cet épisode romanesque en écho avec ce dialogue filmé ni ce dialogue filmé avec les deux ou trois choses que je connais d'elle - et qui toutes sont, comme le dit Jean Parvulesco, « en réverbération »

Avec Aurora Cornu, la billocation est partout, y compris à l’intérieur de son propre roman qui, en mettant en scène différents personnages féminins, semble mettre en scène différentes parties de son existence à elle, sinon, différentes existence qu’elle aurait vécues à différentes époques sur différents territoires. Ou comme si encore, puisque nous avons employé le mot de « territoire », elle serait la figure principielle sur laquelle se dessinent tous les autres personnages, à l’instar de ce qui se passe dans… La carte et le territoire de Michel Houellebecq avec celui-ci, monogramme de ceux qui l'approchent, et en espérant qu’elle apprécie la comparaison.

Quoiqu’il en soit, c’est cette double, et même triple, quadruple, infinité d’identités qui fait dire à Parvulesco dans l’essai qu’il lui a consacré que Fugue roumaine vers le point C appartient à cette « littérature souterraine » ou  « contre-littérature » dont l'enjeu est de « déconspirer le roman  » (ou le conspirer encore plus) et dont les développements sont comme « la somme des interventions successives [et qui finissent] par s’auto-annuler à travers la conscience impersonnelle d’une même destinée finale, d’un face à face suractivé de la vie vécue – existentiellement – et de l’histoire » - Aurora Cornu étant pour l'auteur du Gué des Louves, et d'ailleurs pour bibi, autant l'actrice de sa vie que celle du film de Rohmer, autant celle de son livre que celle de son film (cette Billocation qu'il faudra un jour explorer pour de bon), autant celle qui a un jour mis au pied du mur Raymond Abellio lors d'une disputation mémorable dans un restaurant de Saint-Germain que celle avec qui j'ai passé, entre autres soirées merveilleuses, la Pâques orthodoxe cette année.

 La difficulté et la séduction de ce roman unique viendraient alors de ce mélange d’hermétisme et d’épiphanie, de confusion et d’éclairs – « la sérialité soutenue des épisodes dans leur ensemble » allant de pair avec « quelque chose qui les dépasse en les intégrant sous une sorte de toiture en continuité [qui pourrait être le moi synthétique d’Aurora elle-même], d’une vibration soutenue encore que tout à fait informelle, qui n’est autre que celle de son propre souffle épique dont la marche finale emportera tout devant lui. »

Parvulesco avouait qu’il lui avait fallu au moins deux lectures pour saisir« le mécanisme de dissimulation en place » dans ce livre,« [ce] quelque chose qui finirait bien par émerger tôt ou tard. »

 

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Józef Mehoffer, Cynie


Et pourquoi pas la jouissance féminine qui constitue le joyau de cette troisième partie et la plus belle page (187, pour les obsédés) du roman ? Fanoutza faisant parler Hélène – ou étant Hélène.

 « C’était l’aube et j’avais veillé toute la nuit. Cette douce palpitation du temps qui s’écoulait, c’était la mienne, je sentais que je pouvais faire ce que je voulais de cette heure. Je ne désirais qu’égrener le bonheur. Le premier instant, j’étais heureuse. Le second instant, j’étais heureuse ; le troisième, le quatrième, le cinquième, le sixième, j’étais heureuse. Le septième instant, j’étais comme une pulpe de fruit. Juteux. Ensuite tombant, vide, vide, vide, une grappe d’instants. Heureuse et ensommeillée, je faisais un bout de chemin sans rien sentir. Je débouchais dans un creux, un puits d’où l’eau sourdait de terre. Un instant. Dix instants. Et les roses, alors ! Un fouillis de roses en espalier sous le soleil. Un fouillis de rose, explorées par une abeille. Insecte noyé dans les roses, suffoqué par les roses. Un instant. Deux instants. Trois instants dans l’intimité d’un rosier, d’une roseraie.

Commentaire de Manoleto :

- Suis-je en droit de croire que vous décrivez-là, finalement, le mystérieux orgasme féminin ? »

 Eros allant de soi avec Thanatos, c’est la violence et la mort qui émergent aussi dans cette troisième partie. Ainsi de l’abominable scène de fouet public où le père corrige son fils jusqu’à l’évanouissement, « spectacle moyenâgeux » dans lequel les deux assurent « leur rôle superbe » de père bourreau et de fils martyr. De la « résurrection du fils » qui s’en suit, grâce au « serdolic », poussière rouge qui résulte d’un frottement entre certaines pierres et que les femmes vont déposer sur le corps endolori de celui-ci. De la mort du père, enfin, et qui, lui, ne ressuscitera pas, et dont on se demandera si ce n’est pas Sébastien qui l’a assassiné par vengeance – ou David, le petit sorcier du canton, mon personnage préféré, lui-même battu comme plâtre par sa mère à cause de sa proximité avec le couple maudit dont il fut le messager, sinon le Cupidon.


 

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Le messager, Joseph Losey, 1970


Coups et traditions. Superstitions et légendes. Cette troisième partie est aussi celle des tziganes dont on nous assure qu’ils seraient les descendants d’Agartha, ce royaume "underground" cher à René Guénon, Jean Parvulesco (notamment celui d' Un bal secret à Genève) et à Emir Kusturica, de leur bestiaire enchanté (brebis ensorcelée et assassine, poules à qui on tord le cou de façon à les voler sans bruit dans la ferme d' à côté mais qui ressuscitent dès qu’on le leur remet en place, chevaux noirs qui passent dans l’air sans qu’on sache s’ils sont vivants ou morts)… et de Rimbaud dont Fanoutza cite le poème« Royauté » qui résume les amours interdites du garçon et de la femme :

« Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique : "Mes amis, je veux qu'elle soit reine !""Je veux être reine !" Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d'épreuve terminée. Ils se pâmaient l'un contre l'autre.

 En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et tout l'après-midi, où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes. »

 L’amour, l’écriture, les difficultés liées à l’un et à l’autre. Comme tous les auteurs en herbe, Fanoutza attend le livre qui coulerait en elle comme elle coulerait elle-même dans l’amant idéal. « Pour l’heure, [elle a] juste quelques tonnes de métal sur les bras. » Un jour, il faudra fuir ce métal, fuir ce pays sans avenir, ces enfants sans espoir et tels qu’une hallucination terrifiante et tellement significative les lui montre lors d'un trajet en train :

 

« Tout à coup, elle vit une flopée de bébés tout ronds et épanouis, tombés du sein de leurs mères pour peupler le wagon. Accélérant le temps, elle imagina leur futur : une allégresse qui accusait encore plus les rides, les meurtrissures, les peaux chiffonnées, l’abaissement des commissures et toutes les marques inscrites sur leurs visages. »

 

Et c’est le retour au réel, à la férocité de l’Histoire, celle du communisme concret qui s’inscrit dans la chair du pauvre Norel dont l’histoire tragique clôt cette partie - romantique s’il en est. Convaincu de dissidence, celui-ci sera interrogé et matraqué par la police :

 

« Cependant que le sang giclait  de ses plaies, adoucissant la douleur, il apprit que dans l’épreuve le premier mot qui surgissait était « Dieu » et le second, « Mère ». Accablé de tristesse, il découvrait qu’il n’avait ni l’un ni l’autre. Orphelin, il entrait dans ce que les initiés comme lui nommaient la nuit noire de l’âme. »

Enfants sans mères, enfants abandonnés, vendus, battus, réduits en esclavages, broyés, assassinés, avortés. Est-ce la raison qui fera qu’elle n’en aura jamais mais sera la sage-femme de ceux qui auront la chance miraculeuse de la rencontrer sur son chemin ?

 

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Józef Mehoffer, Strange garden


 

A SUIVRE

Fuite en Fanoutzie IV - La vie est un miracle

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Blagues roumaines :

« - Vous avez du fromage ? - Non, nous sommes ceux qui n’ont pas de viande, ceux qui n’ont pas de fromage sont à côté ! ».

« - Vous avez des côtelettes ? - Non. -  Des steaks ? - Non, vous voyez bien que les crochets sont vides ? - Alors, mettez-moi un kilo de crochets. »

La Roumanie est devenue entièrement un kolkhoze. Mais « la lutte contre l’ennemi de classe, les kiabiurs, n’avait pas apporté le pain, loin de là. » Trafic de viande, de vêtements, de disques, de tout. En ces années-là, tout le monde fait semblant d'être communiste, tout le monde fait double jeu avec le régime. C'est le monde des souterrains, des terriers, de l' "Underground", des conspirations sans but ni objet et tel que Parvulesco l'a expliqué dans son essai sur Aurora Cornu :


« L'histoire cachée, précisément, de cette partie de l'Europe qui, sous l'étreinte mortelle, dévastatrice, des fers du totalitarisme soviétique, allait devoir se perpétuer souterrainement au jour le jour, pendant tout le temps de sa dramatique mise à l'épreuve, et qui, à un moment donné, semblait même encourir le risque de ne plus jamais avoir de fin. »


« Cette histoire n'a pas de fin», lisait-on à la fin d'Underground, le film d'Emir Kusturica.


Tous les épisodes alors de se mélanger en une ultime fugue savante et passionnée, spirales de serpents, insertions de récits, rencontres inopinées, virages à 180 ° des psychologies (et qui ne sont rien d'autres qu'une question de survie.)


Ainsi, Norel Manta, qui a survécu à la prison et à la torture, et qui est désormais l'un des personnage mystérieux du régime et dont on ne sait jamais exactement de quel côté il est - et sans doute lui non plus tant la paranoïa officielle broie les identités. La preuve, le camarade Varlan qui suit Norel de sa haine et veut le perdre par tous les moyens, mais qui lorsqu'il le retrouve et se rend compte que Norel, loin d'être son ennemi pourrait être son protecteur attitré au sein du régime, lui jure fidélité éternelle.


Ainsi Titi, le fils de la prostitué d’Adalgiza, qui devait être le symbole de la réconciliation des peuples (en fait, avec ses canines avancées, il ressemble à Dracula), et qui est devenu le chauffeur et accessoirement l'homme de main de Théodore pour qui il est prêt à tuer. Ce dernier travaille au ministère de l’Agriculture et fait en sorte que tout se passe le moins mal possible pour les paysans. Surtout, freiner l'ardeur des décideurs. « Des idées lumineuses surgissaient dans la tête d'un obscur tyran de village et la famine s'abattait sur toute la communauté.»


Les "forces de progrès" n'ont pas aboli les légendes et Théodore, conteur né, peut raconter l'histoire du beau-frère qui s'est réincarné en chien ou de la fourmi toute seule dans un placard et qui lui fait une immense peine (« tant de solitude est impossible ») avant qu'il ne soit rassuré en trouvant d'autres. Un jour, il rappelle Stéphanie qu'il n'a pas oublié. « Allô ? Bonjour, j’aurais besoin de vos mains, dit Théodore. » Les mains qui pratiquent la bonne aventure et dans lesquelles on se perdrait. La démarche aérienne et étudiée de celle« qui devrait faire du cinéma». Personne ne résiste à cette grande brune dont le sourire sévère peut se transformer en un instant en sourire de bienvenue. Le plus désarmant en elle, c'est qu'elle ne connaît pas la force de sa beauté ni la beauté de sa force. Surfemme malgré elle, comme on l'a déjà dit. Quoique plein de manies bizarres. Par exemple, celle qui consiste à ne pas aimer qu’on enlève son veston chez elle, "en chambre". Tant pis, il suffoqueront pendant deux semaines chez elle, et pas seulement parce qu'ils restent couverts, non, parce qu'ils sont attirés l'un par l'autre jusqu'au malaise et qu'ils ne savent pas comment faire.... « jusqu’à ce qu’il eut l’idée de la prendre dans ses bras. Ce qui aurait bien pu devenir le début d’un asthme, cessa à la seconde même. » Le vie est un miracle.


 

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Bien qu'amoureuse, Stéphanie a pourtant d'autres projets. Depuis longtemps, elle prépare son ultime fugue - vers ce fameux point C qu'on peut traduire par Centre. Centre du monde. Pour une intellectuelle roumaine, la FranCe et sa Capitale. Vivre à Paris « où on meurt de faim et où on est sauvé in extremis par de nouveaux copains ».  Mais comment fuir ? « Dans les années cinquante, les gens se jetaient encore dans le Danube [tel, d'après ce qu'il a raconté, Jean Parvulesco lui-même], les plus courageux et les plus malins à midi pour que les réverbérations faussent le tir des soldats. » Toute la sorcellerie en œuvre pour sortir. Prier un moine une année durant pour avoir un passeport. Ou s’occuper d’une tombe abandonnée d’un inconnu, lui apporter des fleurs tous les jours, l'évoquer sans cesse -  « au bout d’un an d’une telle ferveur, le mort, touché, intercédait auprès de Dieu pour un passeport. » Ou s'arranger pour se marier avec un étranger mais certains futurs mariés exigent des pucelles. Pour Stéphanie, le salut viendra d'une biennale de poésie organisée à Knokke Le Zoute, station balnéaire huppée de Belgique et que l'on appelle "la Saint-Trop du Nord". Traduite en français et invitée en tant que poétesse majeure d'Europe centrale, elle parviendra à obtenir son passeport et à arriver enfin à Paris.


Et c'est la fabuleuse scène finale du départ de Théodore, Titi et Adalgiza bien décidés à rejoindre Fanoutza dans la capitale française dans une voiture comparée à une mini arche. Le passage tchèque.


« Vole, petite voiture ! On ne sait pas vers où, ni ce que tu emportes. Peut-être emportes-tu le message qu’il n’y a pas d’Histoire, que l’Histoire est une invention, une illusion comme Lilith, la princesse des ténèbres qui disparaît avec la lumière. Dans quelques semaines, les chars soviétiques vont arriver dans cette année 1968, et cela infligera un démenti à la nouvelle que cette petite voiture apporte ! Il n’y a pas d’Histoire ! Pourtant le message est vrai. L’Histoire est juste un cauchemar de minuit raconté après le réveil.»

Des années plus tard, ce sera le cauchemar de la prise d'otage au Liban. Théodore enlevé avec son équipe d'Antenne 2 par des terroristes islamistes. Puis sa libération après neuf mois de captivité le 24 décembre 1986. La prière le lendemain à la Chapelle Miraculeuse avec sa femme.

Théodore  et Fanoutza auront passé leur vie à se retrouver.


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 Paris-Match de décembre 86

Mes dix films de l'année 2013 sans commentaires ni titres et dans le désordre ou pas

Iliade 2013 - L'intégrale

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Chant I - Guerre sexuelle

 

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LE SOCIAL EST UN SIMULACRE.

L'ECONOMIQUE, UN PRETEXTE.

LE POLITIQUE, UN MOYEN.

SEULE COMPTE LA BEAUTE - C'EST-A-DIRE LA GUERRE.

 

« Car, enfin - et contrairement à ce qu'affirment nos économistes - les peuples qui s'affrontent pour les débouchés, les matières premières, les terres fertiles et leurs trésors, se battent tout d'abord et toujours pour Hélène. Homère n'a pas menti. »

(Rachel Bespaloff, De l'Iliade).

 



Et c'est de l'Iliade dont il sera question ces vingt-quatre prochains post (et qui nous tiendront, je pense, tout ce mois de juillet) et qui ne sont que la reprise des vingt-quatre statuts de Facebook commis l'an dernier entre août et décembre 2012. Je vous parlerai de mes dieux préférés (Athéna, Héra, Apollon et par-dessus tout, Thétis), de mes dieux détestés (Arès, Aphrodite). Je vous dirai ce que je pense du plus grand connard de tous les temps : [sur lequel j'ai grandement changé d'avis depuis] Achille.  Je vous dirai surtout comment j'ai changé d'avis sur ce personnage tragique que j'ai appris à connaître et que j'ai fini par aimer. Sa tendre mère. Son destin en suspension. Sa volonté épochale. Je délirerai dans l'Iliade et vous participerez à mon délire. Au seuil de ce feu de joie facebookien, je ne peux que remercier Pascal Zamor pour m'avoir offert il y a des années (au début de notre amitié si mes souvenirs sont bons-  et ils le sont) le petit livre extraordinaire cité plus haut et que je n'ai découvert que l'an dernier sur les plages de Nice. C'est donc lui, Zamor, le responsable du cirque à venir et celui auquel il faudra s'en prendre - car en ce qui me concerne, quoi que je fasse, que je tue mon père ou que j'épouse ma mère, je suis toujours innocent. C'est là ma malédiction filiale. La faute aux dieux.

Et comme Rachel Bespaloff, je commencerai par Hector.

Hector, cet homme modèle « qui a tout souffert, tout perdu, sauf lui-même ». Hector, ce « gardien des bonheurs périssables » qui fait la guerre comme personne mais qui ne vit pas que pour la guerre au contaire d' Achille. Hector qui ne se plaint jamais comme Achille, ce dernier ne sachant qu'éjaculer de rancune, de dépit, de rage et ne sachant vivre que dans le carnage et la mort (normal puisqu'il l'a choisie). Et voilà que je me mets déjà à parler de cet abruti féroce d'Achille, l'homme du ressentiment parfait, inapte au bonheur vrai, abruti de colère et d'orgueil - et dont l'héroïsme dégoûte de l'héroïsme. En vérité, une force qui ne sait pas être tranquille, jamais, est une pauvre force. Et c'est pourquoi l'on attendra la mort d'Achille avec impatience - celle-ci ne situant pas dans l'Iliade mais dans l'Odyssée. Et comme on lui préfère Pâris qui, tout bellâtre qu'il soit, lui enverra un jour une flèche dans son talon à ce con barbare !

En attendant, c'est Achille qui tue Hector et profane son corps - comme sans doute Hector tua et profana Patrocle. Mimétisme des combattants, donc, et que d'ailleurs Homère décrit comme

« des coursiers aux sabots D'UN SEUL BLOC » (XXII).

Mais pourquoi le lecteur (moderne ?) est-il tenté, et quoiqu'en dise Bespaloff, d'être plus indulgent avec Hector qu'avec Achille ? Pourquoi pardonne-t-on à Hector d'avoir massacré Patrocle alors qu'on ne va pas pardonner à Achille de massacrer Hector ? Pourquoi cette partialité (mais l'impartialité, il faut laisser ça aux bourreaux, n'est-ce pas) ? Parce qu'Hector est moins orgueilleux qu'Achille. Parce qu'Hector défend les siens alors qu'Achille n'est soucieux que de sa gloire à lui. Parce que la force chez Hector n'est qu'un moyen alors qu'elle est la fin et le début de toutes choses chez Achille. Chez ce dernier,

« la force ne se connaît et ne jouit d'elle-même que dans l'abus où elle s'abuse et que dans l'excès où elle se dépense. »

La force est mesure chez Hector, Hybris chez Achille.

 

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 Achille, statue de Milan

 

 «  Ce bondissement souverain, cette fulguration meurtrière où le calcul, la chance et la puissance ne font qu'un pour défier la condition humaine - en un mot la beauté de la force, nul (sauf la Bible qui la chante et la loue en Dieu seul) ne nous la rend plus sensible qu'Homère. »

Oui, en effet, depuis l'origine, et à jamais, la force est tout. La force est la matrice fasciste de la vie, à la fois surabondance et souillure, sacrifice et holocauste, souveraineté et saloperie. La force va jusqu'au bout de son développement, quitte à se retourner contre elle-même et à se laisser abattre par une force plus grande qu'elle. La force est le nerf de la guerre et le noeud de la vie - ou le contraire (tout cela est tellement pléonastique...). La voici dans toute son innocence la philosophie antique, païenne, fasciste - et que le christianisme va tenter de bouleverser. Et voilà pourquoi la violence, au fond préventive, d'Hector nous paraît plus acceptable que la violence purement dévastatrice d'Achille - et qui est, on le répète, un être du ressentiment (car qu'est-ce que la « colère » sinon la forme la plus transparente, la plus agressive, la plus innocente du ressentiment ?) On ne fera pas pour autant d'Hector un Christ, il est bien trop violent et bien trop humain pour cela, mais au moins reconnaîtra-t-on que contrairement à Achille, il vaut sauver quelque chose, il veut sauver Troie, il fait don de sa personne pour sa cité. Achille, lui, ce démon, ne se donne qu'à lui-même. Achille, du reste, ne se définit pas comme un homme :

 « il n'est pas de pacte loyal entre les hommes et les lions... Il ne nous est pas permis de nous aimer toi et moi »,

dira-t-il à son adversaire. Achille, le premier à aller volontairement en enfer (et comme on y va toujours.)

A la décharge d'Achille, il faut reconnaître que l'arrogance d'Agamemnon, dès la première page, vaut bien la colère du premier. Le chef des Achéens apparaît d'emblée vaniteux, violent, cupide, brutal, complètement imbu de lui-même et fieffé imbécile. Furieux de rendre Chriséis qu'il avait volé à son père et dont il avait fait sa maîtresse attitrée

 (« c'est vrai, j'aime bien mieux la conserver chez moi, je la préfère à mon épouse Clytemnestre, car elle la vaut bien pour la beauté, la taille, l'esprit et l'adresse »),

et afin de compenser ce qu’il faut bien définir comme une perte sexuelle, il dérobe Briséis à Achille. En ce sens, on peut dire que la colère d'Achille est légitime - sauf qu'elle dépasse les bornes. Elle est pure démesure, et c'est cela qui est chez les Grecs, comme chacun sait, le mal pur. En même temps, c'est de ce mal que se révèle la politique du moindre mal, soit celle de « l'insulte », du mot contre la violence physique, de la parole contre le conflit à mort.

 « Finis cette querelle, allons ! Et que ton bras ne tire pas l'épée. Ne te sers que de mots : abreuve-le d'injures »,

exhorte Athéna à Achille. Insultez-vous au lieu de vous battre, dit la première sagesse du monde. Cela bloquera la situation mais au moins ne l'empirera pas - et après, ma foi, on avisera. L'important est de se préserver des fantômes. Car si les paroles s'envolent, les corps morts reviennent toujours. Contre toute attente, la colère d'Achille sera l'occasion d'un degré nouveau de civilisation.

 

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Chant I - A l'origine, un concours de bites. Mais à l'origine de ce concours de bites, un concours de chattes. Et à l'origine de ce concours de chattes, ou de beauté, un mariage auquel n'a pas été invitée la connasse du canton. Pas de chance, c'est la Titus Détritus du groupe, une certaine « Discorde », celle qui a le pouvoir de créer la zizanie parout où elle passe et qui ne va pas tarder pour se venger à le faire. Et pour cela, en laissant une « Pomme d'or » au milieu du salon, destinée à « la plus belle »,  et qui va en effet provoquer illico un crêpage de chignons entre les trois hôtesses les plus en vue : l’épouse du taulier et ses deux filles. Pour les départager, le taulier décide qu'un berger choisisse qui mérite le plus d'avoir cette pomme entre la génisse, la chouette et la pute. Evidemment, le berger choisit la pute –mais aussi, il faut le dire, parce que celle-ci lui a promis avant qu'il pourrait avoir la femme qu'il convoite, s’il la désigne, elle. Le truc, c’est que la femme qu’il convoite, une certaine Hélène, qu’on dit très belle, est mariée au voisin. Qu’à cela ne tienne ! On enlève la mariée. Dépit du voisin qui rameute les autres voisins. Tous vont alors assiéger la cité du berger neuf ans durant avec des hauts et des bas, beaucoup de mort, mais toujours pas de femme du voisin à l’horizon. Là-dessus, dispute entre le chef des voisins et le voisin costaud à cause d'une autre histoire de bonnes femmes. Parce qu'il a été obligé de rendre son esclave sexuelle à son père, rapport à la peste qui sévissait, le chef des voisins exige que le voisin costaud lui file la sienne et comme ce dernier ne le veut pas, il l'enlève dans la nuit (une manie, ces enlèvements). Le voisin costaud, ultra furax (mais vraiment ultra de chez ultra) décide alors de se retirer de la coloc. Et pire de demander à sa mère, dont le taulier est l'obligé, qu'elle oblige celui-ci à faire en sorte que les colocataires soient décimés par la cité et tout cela afin que le chef des voisins prenne conscience qu'il a fait au voisin costaud un truc qui ne se fait pas.

Autrement dit, tout commence par une double contrariété sexuelle : des femmes qui se disputent la beauté, des hommes qui se disputent des femmes. Et une guerre d'une violence inouïe, qui va durer dix ans, qui va convoquer à la fois les hommes et les dieux. Le sort de l'humanité au nom d'une femme – tel est l'enjeu de l’Iliade. Mais sans doute parce qu'on a besoin de la femme pour faire l'humanité. Sans doute parce que la femme est l'origine du monde. A ce propos, notons que l'Iliade, comme toute histoire des origines, comme tout récit primitif, comme toute métaphysique (j'allais dire comme toute Bible) pose au commencement de tout un noeud sexuel nécessairement hétérosexuel.  Là-dessus, les spécialistes sont d'accord : l'homosexualité grecque n'aura jamais été qu'un épiphénomène bien plus esthétique que social - l'histoire d'Achille et de Patrocle étant avant tout une histoire d'amitié fraternelle, d'amour viril et qui ne remet en rien les fondements de l'anthropologie.

 

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Rubens, Thétis plongeant Achille dans le Styx pour le rendre invincible

 

Mais c'est de famille, et plus particulièrement du rapport mère-fils, dont je voulais parler à propos de ce premier chant. Le lien entre l'homme (Achille en l'occurrence) et le divin se fait, comme par hasard qui n'en est pas un, par la mère : Thétis - le personnage le plus accueillant, le plus doux, le plus sage du poème et que l’on ne peut que révérer. Comme le dit Rachel Bespaloff, à la relation respectueuse, normative et conventionnelle qu'a Hector pour sa mère Hécube, s'oppose l'attachement ardent et sincère d'Achille pour la sienne. Seule elle l'humanise un peu. Elle n'est jamais

 « la mère orgueilleuse du héros triomphant, mais toujours la mère torturée du fils agonisant ».

 Elle apparaît comme une Pieta antique qui connaît le destin de son fils et sa mort prochaine.

Risquons ici une interprétation hérétique : et si la colère d'Achille, sa décision de ne plus combattre au moins un temps, était au fond la seule manière, « inconsciente » dirions-nous aujourd’hui, qu'il ait trouvé de suspendre sa mort prochaine ? Et si Achille voulait retarder sa mort et que l'affaire Briséis lui en donnait une magnifique occasion ? Non pas tant par peur de mourir, ce serait lui faire injure que de le supposer, que par goût de vivre encore un peu et en réaction au choix de cette vie aussi « héroïque » que courte ? La colère d'Achille serait alors la trêve qu'il se propose à lui-même, quitte à mettre en péril ses compagnons. Après tout, quand on est sûr qu'on va tout gagner et qu'on va mourir glorieux, autant prendre son temps, autant retarder ce temps. L'Iliade, du moins jusqu'au chant XX qui marque le retour d'Achille au combat, serait alors une sorte de Gethsémani où le héros est tenté d'abolir son destin. La colère d'Achille comme Epoché. Car enfin… C'est un beau paradoxe de ce héros qui ne veut plus faire la guerre parce qu'il est vexé, alors qu'il est le plus fort de tous. Mais peut-être ça l'ennuie d'être le plus fort de tous au héros, comme l'ennuie un destin qu'il a choisi et qui s'avèrera, comme il l'avouera plus tard à Ulysse, décevant.

Car en effet, depuis qu’il est en vie, Achille s'est aperçu qu'être un demi dieu n'était pas un cadeau existentiel. Comme le lui dit Agamemnon non sans mépris :

 « immense est ta vigueur, mais tu la tiens d'un dieu. »

 Pas si folichon que ça d'avoir été « donné » à la force et au courage. Comme Midas condamné à changer en or tout ce qu'il touchait (et donc condamné à crever de faim et de soif si Dionysos n'avait pas conjuré le sort), Achille est condamné à la bravoure et à la gloire automatiques - et à la fin ça doit lui peser un peu. Et c'est peut-être par la prise de conscience de ce déterminisme implacable qu'on pourra lui pardonner ses carnages, ses immolations, son sadisme. En vérité, Achille est le dernier « destiné », le dernier produit du divin (au contraire d'Ulysse qui sera le premier « libéré ») - un demi-dieu qui ne fait déjà plus partie de ce nouveau monde dans lequel le mérite a remplacé le don, et comme le prouve cette étonnante déclaration de Nestor à celui-ci :

 « Et toi, fils de Pélée, cesse de tenir tête au roi, de le braver, car il est supérieur aux autres par le rang, le royal porte-sceptre, à qui Zeus donne gloire. Tu peux être plus fort et fils d'une déesse ; malgré tout, il l'emporte, ayant à commander un plus grand nombre d'hommes. »

 Achille, dernier héros primitif, dernier demi-dieu, et peut-être dernière incarnation du divin - toute l'Iliade étant selon Rachel Bespaloff, un processus d'humanisation où les dieux ont de moins en moins de place et de prise sur les hommes (l'Odyssée entérinera ce processus). Autrement dit, l'Iliade et l'Odyssée seraient les deux premiers textes de l'humanité qui, à l'instar de la Bible, vont abolir le mythe.

Que faire aussi de ces dieux tellement humains qu'ils ne peuvent que lasser l'humanité ?

 « Ne va pas sur chacun d'eux faire une enquête »,

dit Zeus à Héra déjà prête à surveiller ses rivales. La phrase la plus drôle de l'Iliade ?

 

 

Chant II - Rituel et civilisation


 

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 Aga

 

Bizarrerie psychologique de l'Iliade (ou ravaudage narratif pour certains spécialistes selon lequel Homère aurait raccommodé de force deux récits n'ayant rien à voir entre eux) : alors que Zeus a persuadé Agamemnon, dans un songe malfaisant, que les Achéens pouvaient avoir la victoire « maintenant », celui-ci, au lieu d'organiser au plus vite l'attaque contre Troie, décide d'abord de sonder ses troupes, d'éprouver leur courage et pour ce faire les incite..... à lever le siège et à s'enfuir sur leurs nefs. Le Dieu lui dit dans la nuit qu'il va gagner et lui exhorte le lendemain ses troupes à tailler la route - et sans pour autant remettre en cause le songe ! C'est le cas de le dire, on croit rêver - et tout comme

 « ceux qui n'étaient pas au Conseil, à ces mots, sentent leur coeur bondir au fond de leur poitrine »,

 le lecteur sursaute. Mais qu'est-ce que c'est que ce beans ? Et en quoi est-ce là « un subtil projet » de fuir une victoire qu'un Dieu a dit certaine ? Heureusement, Ulysse intervient et dissuade tout le monde de partir. Ulysse qui sait retourner les situations par la simple parole. Ulysse et sa parole sociale qui s'adapte au roi comme au rustre.

 « De chaque roi, de chaque chef qu'il aperçoit, il s'approche, tâchant de le faire rester par ses douces paroles (....) Trouve-t-il au contraire un homme du commun, qu'il surprend à crier, il le frappe du sceptre et lui dit, le prenant rudement à partie. »

 Leibniz aussi procédait ainsi : à l'érudit, il était érudit, à l'âme simple, il était simple - mais sa philosophie restait la même (une histoire de Deleuze). Ulysse et sa parole politique. Tout le contraire de Thersite (le futur scélérat du Troilus et Cressida de Shakespeare) dont

 « l'esprit est fertile en propos malséants »

 et la parole toujours injurieuse, irritante et consanguine, bonne qu'à chercher querelle. Face à ce disputeur perpétuel, ce railleur blessant, ce sapeur de moral, Ulysse saura se montrer menaçant, et pour le plus grand plaisir du lecteur, calmera ses ardeurs malfaisantes:

 « si je te prends encore à te conduire comme un fou comme tu viens de faire, qu'Ulysse cesse d'avoir la tête en place au-dessus de ses épaules, qu'on ne m'appelle plus père de Télémaque, si je ne te saisis, ne t'enlève tes hardes : manteau, tunique et linge enveloppant ton sexe, et ne te chasse ainsi de l'assemblée, en pleurs, vers les sveltes vaisseaux, meurtri de coups affreux. »

 Mais la parole la plus effrayante, c'est celle de Nestor aux Achéens, celle du viol collectif, du viol comme récompense de guerre :

 « ne vous pressez donc pas de repartir chez vous, mais attendez plutôt qu'en partageant le lit d'une femme troyenne chacun se venge enfin de toutes les alarmes et de tous les sanglots dont Hélène fut cause. »

 Encore une fois, guerre sexuelle de l'Iliade. Pour autant, c'est dans ce chant II qu'Agamemnon revient pour la première fois sur son arrogance face à Achille et admet que « c'est lui qui s'est emporté le premier ». Premier retour sur lui-même, donc, et premier degré de conscience. La civilisation avance. Les rituels sont là, et notamment ceux du repas et du sacrifice, du sacrifice comme repas, du repas comme sacrifice :

 
« La prière finie, les grains d'orge lancés, on lève vers le ciel la tête des victimes, on égorge, on écorche ; on détache les cuisses, on les couvre de graisse en une double couche : on dispose au-dessus les morceaux de chair crue, puis on les fait brûler sur des sarments sans feuilles. Sur une broche ensuite enfilant les abats, on les présente au feu. Les cuisses consumées, on mange les abats. Lors, on coupe le reste en morceaux qu'on embroche ; on les rôtit avec grand soin, puis, de la flamme, on les retire tous. Ces apprêts du repas une fois terminés, l'on se met au festin, et personne en son coeur ne se plaint du banquet où chacun prend sa part. »

 
C'est pour ces passages que l'on lit, aussi, l'Iliade. Le boire et le manger. L'habit et les pafums. Le protocole et l'apparat. Car comme dirait Simon Leys, ce n'est pas la loi qui constitue la civilisation mais le rituel.

 

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 Banquet grec (un site sur l'alimentation antique)

 

 

Chant III - Un jour, Brunnehilde.


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Diane Kruger (rôle d'Hélène) dans Troiede Wolfgang Petersen.

 

« Ah ! comme je voudrais que tu sois impuissant ! »,

ne peut se retenir de dire Hector à Pâris à cause de qui tout a commencé. Le noeud sexuel, historique, anthropologique de l'Iliade - cette guerre du monde, ou monde des guerres, cette origine guerrière du monde. La réponse de l'intéressé est d'un grec typique :

« Hector, avec raison tu me blâmes : c'est juste. (....) Ne me reproche pas, pourtant, les dons charmants de l'Aphrodite d'or : les dons brillants des dieux ne sont pas méprisables - ceux qu'ils nous donnent seuls et que nul ne saurait par lui-même acquérir. »

Autrement dit, ce n'est pas de ma faute si je suis si beau, si classe, si fouteur de femmes et si fouteur de merde ! Tout ça, c'est la faute aux dieux, ça n'a jamais été que la faute aux dieux. Même Priam le reconnaît devant Hélène qui s'accuse avec une violence quasi chiite de tous les maux qui s'abattent sur Troie, se traitant elle-même de « face de chienne ! » (elle fera ça à chacune de ses apparitions) :

« Tu n'es coupable en rien, pour moi, mais les dieux seuls sont coupables de tout, eux qui m'ont suscité cette guerre cruelle avec les Danaens. »

Cruauté des dieux mais qui va de pair avec cette innocence sauvage de l'homme antique, présocratique, que le christianisme mettra en pièce et que Nietzsche voudra retrouver. Au rapport dieux inhumains / hommes inhumains succèdera bientôt le rapport Dieu d'amour / hommes sauvés. Mais n’allons pas trop vite.

Pour le moment, Aphrodite protège outrancièrement Pâris. Alors que celui-ci allait être perforé par la lance de Ménélas et sans doute périr, le voilà escamoté en plein combat par celle-ci :

« elle peut aisément le faire, étant déesse ; elle cache le preux sous un épais brouillard et va le déposer dans sa chambre odorante aux suaves parfums. »

Et c'est l’extraordinaire confrontation entre Hélène et Aphrodite bien analysée par Pascal Zamor (encore lui !) sur son blog : l'humaine exhortant la divine à renoncer à sa condition de déesse et à devenir sa femme (ou son esclave). Puisqu'elle aime tant le bellâtre, qu'elle le rejoigne vraiment. Qu'elle fasse ce que fera un jour Brunnehilde pour Siegfried. Mais bien trop antique, Aphrodite ne peut accepter cette conversion à l'humanité et prouvant par là que la condition humaine n'est pas la plus enviable. Pas d'envie d'Incarnation chez les dieux de l'olympe.

Celui qui se fout de tout ça, c'est bien Pâris qui ne pense qu'à se mettre au lit avec Hélène car rarement

« aussi fort [qu'] aujourd'hui [le] possèdent l'amour et le désir suave ».


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Rubens, mort d'Achille


Sa déesse l'a sauvé contre toutes les lois de la nature, que demander de plus ? Rappelons que c'est Pâris qui aura un jour la peau d'Achille - l'homme efféminé l'emportant contre toute attente sur l'homme ultra viril, le bellâtre protégé par la déesse Amour plus fort que l'homme le plus fort. Et cette scène de se terminer sur une phrase aussi troublante (et inquiétante) que celle représentée dans Le verrou de Fragonard :

« Après ces mots, vers le lit il marche le premier ; son épouse le suit. »

Consentante, au moins ?

Hélène enchaînée. Hélène qui « ne vit, semble-t-il, que dans l'horreur d'elle-même », écrit Rachel Bespaloff. Hélène, comme Anna Karénine, qui n'a voulu croire qu'en l'amour et s’est retrouvée en exil.

« Hélène, dans son palais de Troie, Anna dans la gare où elle va se jeter sous le train, se retrouvent devant leur rêve détérioré et ne peuvent s'accuser d'autre chose que d'avoir été dupes de la dure aphrodite. Tout ce qu'elles prodiguent se retournent contre elles, tout ce que touche leur beauté est calciné ou pétrifié. »

Hélène qui s'insulte comme une chiite, disais-je plus haut, ce qui est très curieux dans l'univers grec où l'on ne cesse de répéter que tout est de la faute des dieux. Hélène prête à se déclarer coupable dans un univers qui se pense avant tout comme innocent. Hélène, quasi sacrificielle. Hélène, première conscience préchrétienne ? Il est vrai que dans ce monde qui ignore encore le pardon et la rédemption, la culpabilité ne sert à rien sauf à chuter sans fin. Car

« il s'agit bien d'une chute, mais d'une chute sans date que ne précède aucun état d'innocence et ne suit aucune rédemption - chute perpétuelle d'un devenir créateur dans la mort et l'absurde. »

Et c'est pourquoipour Bespaloff :

« Nietzsche, en proclamant l'innocence du devenir, s'éloigne de l'antique autant que du christianisme ».

En vérité, il n'y a jamais eu « d'innocence du devenir » pas plus qu'il n'y a eu « d'inconscient créateur ». Nietzsche, comme Rousseau, ont fantasmé chacun leur âge d'or. L'Iliade n'est pas un monde gai - ni d'ailleurs gay. Ca ne rigole jamais chez les Preux ! Et Hélène, plus que toute autre, traîne sa plainte sur les remparts. Le seul qui la comprenne, c'est encore Hector. Complicité existentielle d'Hector et d'Hélène, sans doute la plus belle invention relationnelle d'Homère : l'amitié compassionnelle et intellectuelle entre un homme et une femme. A la mort d'Hector, les pleurs d'Hélène seront les plus beaux :

« Voici vingt ans déjà que je suis partie de là-bas et que j'ai quitté mon pays, et de toi jamais je n'entendis mot méchant ni amer... Je pleure donc sur moi, malheureuse, autant que sur toi, d'un coeur désolé. Nul désormais dans la vaste Troade qui me témoigne quelque douceur et amitié : tous n'ont pour moi que de l'horreur. »

Hélène, noble femme, et la plus belle d'entre toutes, mais condamnée par un sort injuste à faire le malheur de deux peuples. Mais Hélène qui ne se dépare jamais de sa dignité et de sa grandeur. Hélène qui est, comme on dit, au-dessus de la mêlée. Et peut-être même sa présence préserve-t-elle en même temps qu'on se massacre en son nom.

« Jusqu'au fond de sa misère, écrit superbement Bespaloff, Hélène garde la majesté qui met le monde à distance et fait reculer la vieillesse et la mort ».

Reculer n'est pas abolir, mais c'est déjà énorme dans ce monde que de le faire. En ce sens, mille fois oui, Hélène serait

« l'immortelle Apparence [qui] protège et maintient le monde de l'Etre. »

Apparence qui ne nous est jamais décrite. Homère ne dit en effet pas un mot de la beauté d'Hélène ni d’ailleurs des autres femmes - 

« comme s'il y avait là je ne sais quoi de sacrilège : une anticipation interdite de la béatitude. Nous ignorons la nuance des yeux d'Hélène, la couleur des tresses de Thétis, la courbe de l'épaule d'Andromaque. Aucune particularité, aucune singularité ne nous est révélée, et pourtant nous voyons ces créatures, nous les reconnaîtrions, nous ne pourrions les confondre. On se demande par quels moyens impalpables Homère parvient à nous communiquer à ce point le sentiment de la réalité plastique de ses personnages. »

Peut-être parce qu'Homère n'avait pas besoin de voir pour sentir et faire sentir. Peut-être parce qu'un art d'aveugle est celui qui nous rend compte le plus de la beauté.


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     Offenbach, Orphée aux enfers, opéra de Lyon, 1997, le "choeur de la révolte" (à partir de 0h58)


Dans l'Iliade, le comique vient des dieux. Cause de tout et responsables de rien (contrairement aux hommes, cause de rien mais responsables de tout), ils rivalisent en caprice, incohérence, infantilisme, partialité à l'égard des hommes qu'ils incitent sans sourciller au massacre interhumain. Mais peut-être parce que, et comme le dit Vernant, les dieux sentent qu'ils n'en ont plus pour longtemps, que bientôt ils disparaîtront au profit d'un seul dieu, autrement plus puissant, et qu'il faut bien faire quelque chose pour exister encore un peu dans la mémoire des hommes - et donc leur faire des coucous sanglants de circonstance. L'Olympe est un salon mondain où l'on décide qui va mourir ou qui va survivre comme dans Guerre et Paix ou Les Sentiers de la gloire.

« Vous êtes cruels et malfaisants »,

leur hurle Apollon qui ne les aime pas - Apollon, réputé si cruel (épisode Marsyas) et si imbu de lui-même, est dans l'Iliade le dieu le plus sage et le plus dégoûté. Ami d'Hector et maître d'Homère, précise Rachel Bespaloff. Et c'est cela qui va bientôt disparaître : l'amitié (et donc l'inimitié) entre les hommes et les dieux remplacée par le seul amour (sans haine) entre un dieu et tous les hommes. N'oublions jamais que contrairement à ce qui va se passer avec Yahweh, il y a des forces supérieures aux dieux dans la mythologie grecque. Zeus et les autres peuvent mourir. Au-dessus d'eux règnent des divinités cosmiques comme le Destin, la Discorde, la Force, l'Energie, qui peuvent les pulvériser comme de simples mortels. Les dieux grecs ne sont ni sacrés ni cosmiques. Même Zeus ne peut rien contre les forces de l'univers - et c'est parce qu'il est sans doute plus conscient que les autres de cet état de fait qu'il est le maitre des siens. Sans Zeus, les dieux auraient péri depuis longtemps à force de connerie. Ainsi Zeus aime-t-il Hector et est-il sans doute, dans son « cœur », du côté de Troie, mais en même temps il sait que Troie doit périr et qu'Hector doit mourir. Pourquoi ? En quel honneur ? Mystère et boules de gomme. Il le sait, c'est tout, et il doit faire en sorte que cela advienne. Sa seule marche de manoeuvre, au Jovial, c'est de retarder les choses, éventuellement de les compliquer, mais à la fin, il doit laisser faire ce que les forces cosmiques ont décidé.

En fait, dans la cosmologie antique, C'EST LA NATURE QUI VEUT LA GUERRE, c'est la nature qui est guerre,

« c'est la nature qui participe aux luttes des hommes, et le ciel et la terre et les monts et les fleuves s'intéressent au conflit ».

Ni doux anéantissement comme dans le bouddhisme ou justice divine avec rétribution des mérites et vie éternelle comme dans le judéochristianisme, non une simple lutte des forces, une vie purement conflictuelle, une vie qui naît du conflit. D'où Achille. Et c'est contre ce fascisme originaire de la vie, ce nazisme ovulaire, ce carnage spermatique, que vont s'ériger les grandes religions (même la plus con).

 

Chant IV - On dirait une mère.


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Picasso, Maternité (1963)

 

Comme Wagner, Homère est aussi bon dans l'ensemble que dans le détail. Ainsi, lorsque Athéna intervient dans la bataille pour sauver Ménélas :

« Devant toi se dressant, elle écarte le trait pointu loin de ta peau ; on dirait une mère éloignant de son fils qui sommeille une mouche. Elle fait dévier la flèche vers l'endroit où des agrafes d'or ferment le ceinturon, où le ventre est couvert d'une double cuirasse. La flèche amère atteint le ceinturon bien clos, et, traversant ce ceinturon très ouvragé, vient se ficher dans la cuirasse au fin travail ainsi que dans la cotte appliquée au niveau du ventre sur la peau, rempart contre les traits, défense la meilleure. »

Si ce n'est de l'écriture chirurgicale, qu'est-ce que c'est ? On notera le sublime, pré-marial et invariant des siècles et des siècles : "on dirait une mère."

Férocité de la guerre qui oblige à contraindre les faibles, à humilier les médiocres, à mortifier les doux - soit ceux qui ne veulent pas se battre comme il faut :

« Quant aux mauvais soldats, Agamemnon les refoule au centre, de façon que chacun, même contre son gré, soit forcé de se battre. »

La guerre comme ce qui force à se battre, c'est-à-dire à vivre malgré soi. Et lorsque « ça commence » enfin, la première bataille, lorsque les troupes, haranguées par leurs chefs, avancent, Homère a cette remarque bouleversante :

« On ne croirait jamais que cheminent ensemble un si grand nombre d'hommes, dont chacun, dans sa gorge, est doué d'une voix. »

Du camp des dieux et des Forces dont Discorde, la pire d'entre elles, fait partie, on avise :

« Le parti des Troyens, c'est Arès qui l'anime. L'autre, c'est Athéna, la déesse aux yeux pers. Elle a près d'elle Crainte et Panique et Discorde aux terribles fureurs [les forces cosmiques dont nous parlions plus haut], la compagne et la soeur de l'homicide Arès, qui, petite d'abord, se dresse tout à coup, et voici que son front s'en va heurter le ciel, alors que de ses pieds elle foule la terre ; c'est, une fois de plus, elle-même qui vient, sans égard pour personne [ni pour les mortels ni pour les Immortels], insuffler un esprit de querelle à travers les rangs qu'elle parcourt en faisant sous ses pas grandir la plainte humaine. »

Les perforations commencent.

 

Chant V - Image et fumée


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Pallas Athéna, par Klimt.

 

Les perforations commencent. Les fils tombent. Les pères pleurent. Parfois un dieu sauve la vie d'un fils, quand son frère est mort et afin

« d'épargner à [leur ]vieux père un deuil complet »,

comme c'est le cas avec Darès. Parfois, non. Ainsi Diomède qui poursuit Xantos et Thoon,

« les deux fils que Phaenops a tendrement choyés. Leur père est accablé par la triste vieillesse ; il n'a pas d'autre fils à qui laisse ses biens, et voici que, tout deux, Diomède les tue, leur enlève le souffle et ne laisse à Phaenops que plaintes et chagrins. »

Le carnage, comme l’écriture, est chirurgical :

« Lors, à la fesse droite, il l'atteint de sa lance ; la pointe file droit à travers la vessie en pénétrant sous l'os ».

A peine plus loin,

« l'airain, lui transperçant la base de la langue, file à travers les dents. »

Puis,

« il tranche le bras lourd qui, sanglant, tombe à terre. »

Encore un peu plus loin,

« il fend la clavicule, et ce terrible coup, de la nuque et du dos lui détache l'épaule. »

Le comble du détail et de l'horreur (car l'horreur, c'est le détail), c'est lorsque le fils de Tydée frappe Enée à la cuisse avec une pierre,

« à cet endroit qu'on appelle cotyle, où la cuisse pivote au-dedans de la hanche. Cette pierre rugueuse, en emportant la peau, lui brise le cotyle et rompt les deux tendons. Tombé sur les genoux, le héros se soutient en s'appuyant au sol de sa puissante main, et l'ombre de la nuit enveloppe ses yeux ».

Tout dit qu'il va mourir. Non ! Car au paragraphe suivant, le miracle (et le soulagement) a lieu :

« Il aurait péri là, le chef de guerre Enée, si la fille de Zeus ne l'avait aperçu de son oeil pénétrant, - Aphrodite, sa mère, [bonne mère et belle femme !] qui dans les bras d'Anchise, alors gardien de boeufs, autrefois le conçut. Elle étend ses bras blancs, en entoure son fils, et, devant lui, pour le cacher, déploie un pan de sa robe éclatante, écran contre les traits... »

et sauve son enfant. Diomède, incité par Athéna elle-même à

« frapper avec le bronze aigu »

Aphrodite, réussit à atteindre le « bras délicat » de celle-ci :

« La pique, traversant le vêtement divin de la déesse qu'ont ajusté les Grâces, pénètre dans la chair au-dessus du poignet. Alors jaillit le sang divin de la déesse, ce liquide coulant dans les veines des dieux qu'on appelle l'ichor (...) Avec un cri strident, elle laisse son fils échapper de ses bras ».

Enée va-t-il périr cette fois pour de bon ? Non ! Car

« Phoebus Apollon dans les siens le recueille et l'enlève à l'abri d'une sombre nuée »,

laissant Diomède à ses cris d'indignation. Ce que l'on admire, c'est la vitesse narrative avec laquelle tout cela est raconté. Comme dans un film, pourrait-on dire. Voire même, un dessin animé.

Les humains font donc bel et bien la guerre aux dieux - c'est cela qui apparaît dans ce fabuleux chant V, l'un des plus violents de l'Iliade, et comme l'atteste elle-même Aphrodite :

« c'est aux Immortels que les preux danaens font maintenant la guerre ».

La chute de Troie serait-elle alors un crépuscule des dieux - lui-même entériné par le retour d'Ulysse ? Car que sera l'Odyssée sinon la prise d'autonomie définitive de l'homme contre les dieux ? En attendant,

« il a souffert, Arès (...), elle a souffert, Héra (....) il a souffert, enfin, le monstrueux Hadès » -

et tous par des hommes. Les dieux atteints par les hommes - ou la plainte de Dioné.

 

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Shougaichishizai, "blessure"

 

Et Athéna de plaisanter avec Zeus de la blessure d'Aphrodite, prétendant que celle-ci n'a dû que s'écorcher la main en caressant un de ses beaux voiles et en en effleurant l'une de ses agrafes d'or. Encore une fois, comédie mondaine, superficielle et médiocre des Dieux. En vérité, la supériorité des dieux sur les hommes ne réside que dans leur faculté de prendre l'aspect d'un mortel ou de disparaître ou faire disparaître un tel dans le brouillard. La supériorité des dieux sur les hommes est.... image et fumée. Deux races qui seront toujours bien distinctes l'une de l'autre (comme le dit Apollon) mais qui au fond ne peuvent se rencontrer - se regarder - sans dommage : le mortel succombe en effet dans le regard du dieu, mais le dieu n'a pas toujours intérêt à ce que le mortel succombe devant lui, surtout quand il en est amoureux comme c'est le cas de Zeus avec les bergères. Il doit alors revêtir un masque, mais ce masque constitue l'échec « relationnel » des deux. Avec son Dieu unique, infiniment plus puissant que tous les dieux grecs, et sa faculté d'Incarnation, on comprendra le sens de la future révolution chrétienne. Aux dieux aussi humains que nous mais que nous ne pouvons regarder en face succède un dieu surhumain que l'on va pouvoir regarder et toucher.

« La jante d'or inaltérable, et, par-dessus, des cercles en airain s'adaptent, beaux à voir. Les moyeux ronds, des deux côtés, sont en argent. Des entrelacs d'or et d'argent, de toute part, ornent la plate-forme. Autour de celle-ci court une double rampe. Il en sort un timon d'argent, au bout duquel Hébé vient attacher le splendide joug d'or, et d'or également sont les belles courroies, qu'elle fixe au-dessus. »

Tout est or et métal chez Homère. Tout sera lumière et rose chez Dante. Préparatifs d'Athéna, sa robe, son casque, sa pique et avec un ton très « au bonheur des dames », comme du reste, dès que l'on nous parlera des armures et des plumes des preux, on est dans une sorte d' « au bonheur des hommes. »


Athéna, la fille préférée de Zeus, qui après avoir ri avec lui de la blessure d'Aphrodite, se voit accordée le droit, via l'intervention de Héra, de fracasser Arès si elle en a envie ! Et voilà qu'après s'être fait Aphrodite, Diomède peut se faire Arès en l'atteignant, via la vicieuse Athéna, « dans le bas-ventre ».

« Arès, le dieu d'airain, pousse alors un grand cri, - cri pareil à celui que lancent au combat neuf ou dix mille hommes, au moment où s'engage une lutte sanglante. »

Et c'est alors que l'on voit Arès aller se plaindre à Zeus non seulement d'avoir fait d'Athéna sa scandaleuse chouchou, mais en plus lui reprocher, à lui Zeus, de permettre cette bataille fratricide edes dieux. Lui, Arès, bourreau des hommes, toujours prêt à en découdre avec tout le monde, et pas précisément « un intellectuel », prend conscience, à la fin du chant V, de ce qui est en train de se passer :

« Affreux sont les tourments qu'en faveur des mortels nous nous infligeons, nous, les dieux, les uns aux autres. »

Arès prend conscience que quelque chose dans cette se joue "EN FAVEUR DES MORTELS" et subséquemment en défaveur des dieux. Encore une fois, la chute de Troie sera le début de la chute des dieux.

 

 

Chant VI - Hélène chiite

 

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Suite des exploits de Diomède (c'était l'époque où l'on n'avait pas peur de parler des combats et des morts en termes héroïques) - mais les lois de l'hospitalité sont sacrées, aussi Diomède et Glaucos qui sont liées par elles cessent leur duel :

« évitons désormais, fût-ce en pleine mêlée, la pique l'un de l'autre. »

A Troie, Hélène continue de s'autoflageller devant Hector :

« Beau-frère, je ne suis qu'une chienne perverse, que tous ont en horreur. Ah ! Pourquoi donc, le jour où m'enfanta ma mère, n'ai-je pas été prise et transportée, au vent mauvais d'une bourrasque, en haut d'une montagne ou dans la mer houleuse aux flots retentissants : là, j'aurais disparu, noyée, avant d'avoir provoqué tant de maux ! »

C'est cette conscience extrême de sa culpabilité, qui fait qu'Hélène est au fond le seul personnage innocent de l'Iliade. Car en effet, tout ce qui arrive est de son fait - mais CE FAIT N'EST PAS SA FAUTE. C'est la faute des dieux, c'est-à-dire des circonstances supérieures, des forces cosmiques, de la vie méchante. Comme OEdipe, Achille, et tant d'autres, Hélène est coupable mais non responsable.

Contre cette cruauté tellurique et céleste répond l'humanité des hommes et des femmes, Hector et Andromaque en premier lieu, et  dans l'un des plus duos conjugaux qui soient, ceux-ci prouvent que dans ce monde apparemment de pure extériorité, l'intériorité, l'affection et la tendresse existent bel et bien :

« Hector, voyant son fils, lui sourit en silence. »

Et comme Astyanax (cet aiglon qui sera un jour jeté d'une falaise pour la simple raison qu'il était le fils de son père) pleure de peur en voyant le bouclier de celui-ci, celui-ci l'enlève, et prend son fils dans les bras pour le bercer, tandis qu'Andromaque « pleure et rit à la fois ».

Et lorsque le mari dit à la femme :

« rentre au logis et ne prends soin que des travaux qui sont les tiens : du fuseau et du métier. Les soucis de la guerre incomberont aux hommes... »,

c'est tout le féminisme qui vole en éclats, parce que oui, les hommes, de toute éternité, ont voulu protéger les femmes d'eux-mêmes et de leur instinct de mort.

 

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Astyanax, sur les genoux d'Andromaque essaie d'attraper le casque de son père Hector, cratère à colonne apulien à figures rouges, v. 370-360 av. J.-C., Musée national du palais Jatta à Ruvo di Puglia (Bari)

 

Chant VII - Le mur athée

 

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Tête d'Apollon, Bourdelle, Musée d'Hors c'est


La seule marge de manoeuvre des dieux ou des hommes, c'est l'époché. La suspension. La trêve. La mise en retard de la mort pour une heure, un jour, dix ans.

« Arrêtons maintenant la guerre et la tuerie, pour aujourd'hui du moins »,

dit Apollon le pacificateur de l'Iliade. Freiner le cours des choses - c'est, je suppose, l'attitude de droite par excellence au contraire de l'attitude de gauche qui croit réellement à la volonté humaine et sa capacité à changer les choses, qui croit réellement, la malheureuse, à l'Action, et à la pire, la collective.

Et c'est pour faire cesser un instant l'Action collective, la guerre de tous contre tous, qu'a lieu ce chant VII, l'un des plus beaux d'Homère, un combat singulier entre Ajax et Hector. C'est dans ce duel d'individus que les deux camps ennemis sont prêts à reconnaître leurs valeurs et faire en sorte que l'humanité retrouve sa noblesse :

« Fais triompher Ajax et permets qu'il remporte une éclatante gloire, demandent les Achéens à Zeus, juste avant d'ajouter : si tu prends soin d'Hector et si tu le chéris, fais du moins que tous deux aient force et gloire égales. »

Et Ajax bondit. Hector lui-même en frémit.

« [Son] coeur bat fort dans sa poitrine, mais maintenant il est trop tard pour s'esquiver, retourner en arrière et venir se plonger dans la foule des siens : lui-même a provoqué les Argiens au combat. »

Humanité de la peur. Et autonomie grandissante de cette humanité à l'égard des dieux.

Le lendemain de ce duel (dont personne n'est sorti vainqueur), les Achéens construisent un mur pour protéger leur camp et leurs navires. Mais ce mur de défense est surtout un mur de défense contre les dieux, UN MUR ATHEE, le premier mur athée de l'Histoire - car les Achéens, en l'édifiant, n'ont pas fait d'offrandes aux dieux, prouvant ainsi qu'ils commençaient à agir de leur propre chef, sans se référer à ceux qui au fond se révélaient de plus en plus inutiles pour eux. Poséidon, le seul des habitants de l'Olympe, s'en rend bien compte :

« Ah ! Zeus Père, à ce compte, est-il donc désormais sur la terre infinie un seul homme qui veuille encore confier à l'un des Immortels un projet, un dessein ? Ne vois-tu pas qu'ainsi les Argiens chevelus ont bâti cette fois un rempart pour leurs nefs, l'ont muni d'un fossé, sans accorder aux dieux d'illustres hécatombes ? Le renom de ce mur se répandra partout où l'aurore s'étend, tandis que tombera dans l'oubli l'autre mur, celui qu'avec Phoebos Apollon j'ai construit à grand effort pour le héros Laomédon. »

L'Iliade comme crépuscule des Dieux, l'Odyssée comme ultime combat entre les dieux et les hommes - entre Poseidon et Ulysse, et c'est Ulysse qui gagnera.


Chant VIII - Le câble de Zeus


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Zeus et Thétis, par Ingres, détail

 

 

« Tenez, si vous voulez, dieux, faites-en l'épreuve : accrochez donc au ciel, pour voir, un câble d'or, puis tirez-le, vous tous, dieux, vous toutes, déesses ; malgré tous vos efforts, vous n'entraînerez pas du ciel jusqu'à la terre Zeus, maître souverain. Mais, à mon tour, si moi, je me mets à tirer le câble fortement, j'entraînerai la terre et la mer avec vous ; après quoi, si j'attache à l'Olympe le câble, ce monde dans les airs restera suspendu ! Tant je domine, moi, les hommes et les dieux ».

Plus fort que tout, mais pas du destin ni des forces de la nature – tel se révèle Zeus. Les dieux sont en effet faillibles, remplaçables, susceptibles de tomber dans le Tartare comme Japet ou Chronos - immortels, certes, mais pas éternels. Alors, comme tout un chacun, ils s'occupent, ils bricolent, ils brodent (Athéna s'est faite elle-même sa robe), ils cuisinent, ils jardinent, ils vivent leur petite vie. Plus ou moins abandonnés par les mortels ou les uns par les autres :

« ...et si nous écartions Zeus à la grande voix, là-bas, il resterait se ronger le coeur, seul, assis sur l'Ida »,

propose Héra dans un moment d’égarement.

Dur dur d'être un habitant de l'Olympe !


Chant IX - Achille à Gethsémani.

 

 

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Hétérosexualité de l'Iliade. Une guerre pour une femme - Hélène. Un refus de combattre pour une autre femme - Briséis. 

«  Mais c'est une colère affreuse, interminable, Achille, que les dieux ont mise en ta poitrine à cause d'une fille, à cause d'une seule ! ».

Les femmes comme enjeu des hommes. Les femmes et les hommes comme condition de l'humanité. On ne saura jamais si Achille et Patrocle ont consommé leur amitié. On saura en revanche qu'ils passent la nuit avec une de leurs captives - et cette précision sexuelle n'est pas rien :

« Achille va dormir au fond de sa maison solidement construite. Au côté de ce preux est couchée une femme qu'il a prise à Lesbos, la fille de Phorbas, Diomédée la belle. Patrocle, lui, va se coucher à l'autre bout, auprès d'une captive aux beaux atours, Iphis, que le divin Achille, autrefois lui donna, quand il eut pris Seyros, le haut fief d'Enyeus. »

Dans ce même chant IX, Agamemnon est tenté de jeter l'éponge, d'abandonner la guerre et de s'en retourner chez lui. Nestor et Ulysse l'en dissuadent. Agamemnon leur cède et déclare qu'il fera un pont d'or à Achille, le couvrira d'honneurs, lui donnera « sept femmes de Lesbos » (encore des femmes !), s'excusera comme jamais homme ne se sera excusé auprès d'un autre, si Achille cédait. Mais Achille, buté, refusera encore.

Achille que l'on découvre pourtant sous un autre jour,

« réjouissant son coeur à tirer des sons clairs d'une belle cithare, instrument merveilleux à traverse d'argent »,

et chantant les exploits des héros. Achille qui accueille Ulysse et Phoenix avec les honneurs, découpant lui-même la viande pour eux. Achille mélomane et cuisinier ! Génie des libations. Noblesse des bombances. La civilisation, simple question de rituel, une fois de plus.

 

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Et c’est dans cette scène magnifique qu'Achille crache le morceau : le destin d'une vie courte et glorieuse contre celui d'une vie longue et humble. Mais comment réaliser la première s'il refuse de se battre ? Quel est le sens de cet époché ? Est-ce au fond comme on l'a déjà dit, le besoin pour le héros de suspendre son destin glorieux ? Sa colère ne serait-elle alors qu'un prétexte pour ne pas mourir tout de suite ? La gloire immortelle, oui, mais pas trop vite ? Achille, ce psychopathe au courage inhumain, aurait-il peur ? Serait-il dépassé par son choix héroïque ? Quel autre héros a reculé un instant devant sa mort glorieuse ? A hésité à y aller ? Mais le Christ, bien sûr, à Gethsémani.

Notons également que dans ce chant, Achille, malgré son inflexibilité, commence à nuancer son refus de se battre. Alors qu'il menace encore de quitter les lieux, le voilà qui invite Phoenix à coucher chez lui et rajoute qu'

« au lever du jour, nous verrons s'il convient de repartir chez nous, ou bien de demeurer. »

Il connait ses effets, le père Achille. Et comme le dit Robert Flacelière (édition Pléiade que nous suivons page par page) dans ses notes :

« De ce changement d'attitude, Socrate, dans l'Hippias mineur de Platon, conclut paradoxalement qu'Achille est plus trompeur qu'Ulysse » !!!!!!

Platon, lecteur nietzschéen d’Homère, on aura tout vu.

Pour l'heure, il faut dormir. Accepter « le présent du sommeil ». Et « à la nuit noire, obéir ». Deux formules saisissantes, typiques du génie d'Homère, sa vitesse antique, et sur laquelle on reviendra plus tard.

 

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 Mantegna, Christ au Jardin des Oliviers

 

Chant X - Vitesse des antiques


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Mel Gibson, Passion du Christ

 

Vitesse des antiques et des médiévaux. Vitesse de Homère et de Dante - qui en un mot disent une ligne, en une ligne une page, en une page un livre. Plus on ira dans les siècles, plus on fera long et compliqué : Cervantès, Balzac, Pynchon. Le seul mot ne fera plus sens tout seul. Il en faudra d’autres, beaucoup d’autres pour dire les choses. C'est René Girard qui faisait remarquer à propos de la longue scène de flagellation de La Passion du Christ de Mel Gibson (eh oui !) que celle-ci était toute entière contenue dans la périphrase :

« ...après l'avoir fait flagellé.... »,

périphrase apparemment si simple, si pudique, alors qu’elle était une litote monstrueuse, et que Gibson avait bien eu raison de la filmer de cette façon aussi sanguinaire afin de faire comprendre au spectateur moderne ce que le témoin de l'époque savait de la cruauté de ce supplice romain. Et que dans ces simples mots était contenu tout ce que représenteraient bientôt, et avec des raffinements de cruauté, en fait du simple réel, les peintures affreuses et les films sadiques à venir.

Ainsi faut-il lire Homère. Ainsi faut-il percevoir l’horreur de l’Histoire dans toute son amplitude, sa nervosité, sa cosmologie physiologique ou physiologie cosmologique où le battement d'ailes d'un papillon fait trembler l'univers, où un brin d'herbe vaut pour toute la nature, où les sanglots d'un homme résument la condition humaine, etc. Telle cette phrase qui ouvre le chant X et qui, en quelques lignes, nous ouvre à la dimension naturelle des dieux, puis à leur dimension destinale, avant de terminer sur l'état existentiel d'Agamemnon.

« Comme l'époux d'Héra, déesse aux beaux cheveux, fait luire les éclairs quand il va déchaîner les torrents de l'averse, ou la grêle ou la neige, qui saupoudre les champs [dieux = Nature, autrement dit, Dieux inutiles = hommes libres], ou l'effroyable guerre à la gueule béante [dieux = Histoire ou Destin, autrement dit, Dieux encore "utiles" et tragiques = hommes enchaînés], aussi pressés sont les sanglots d'Agamemnon, qui montent de son coeur et lui déchirent l'âme [humanité = coeur + âme]. »

Notons également qu'Homère, qu'un Nietzsche voudrait joyeux et belliciste, parle de la guerre en termes toujours négatifs, "effroyable", et qu'en ce sens, il intervient souvent dans son texte ; il y a bien une subjectivité homérienne. Les preux sont donc aussi des humains, les héros des hommes sensible. Certes, il ne s'agit pas de faire d'Agamemnon un héros « existentialiste », mais il s'agit de voir que ces sanglots-là contiennent, annoncent, concentrent la guerre et la paix, le voyage au bout de la nuit, et peut-être la nausée.

Et elle est belle cette nocturne entre les deux frères, tous les deux insomniaques, où le droit d'aînesse est respecté :

« Il attend les yeux sur moi que je l'entraîne »,

dit affectueusement Agamemnon de Ménélas.

En effet, la reconnaissance fraternelle est une réjouissance :

« Agamemnon se réjouit de voir son frère »,

phrase toute simple et qui contient toute l'humanité du monde - même si aujourd'hui écrire dans un livre : « Jean-Kévin se réjouit de voir son frère, Quentin-Gérard » serait plat, pauvre et ne contiendrait rien d'universel, alors qu'avec Agamemnon et Ménélas, si.

 

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Dolon vêtu de sa peau de loup. Lécythe à figures rouges.
Vers 460 av.J.C., Louvre

 

Suit l'épisode célèbre de la « Dolonie » qu'on pourrait renommer « les infiltrés » et qui marque un réel tournant dans la guerre - en fait, la première défaite signifiante de Troie et le sentiment que désormais tout est perdu pour la ville d'Hector et d'Andromaque. Tandis qu'Ulysse et Diomède sont envoyés en espions dans le camp de Troie, Dolon (dont on nous précise

« qu'il n'est pas beau mais rapide à la course » !)

est envoyé de même par les Troyens dans le camp des Achéens. Mais il tombe sur les deux premiers et se fait, malgré sa « rapidité à la course », capturé par eux [et quel détail tragique lorsque Homère précise que tous les deux poursuivent sans répit Dolon, celui-ci étant bel et bien « coupé des siens », trois mots qui font froid dans le dos], et après avoir été contraint de leur livrer des informations stratégiques, est liquidé sans autre forme de procès. Voici donc l'aventure lamentable d'un homme, Dolon, laid, apparemment courageux, sprinteur émérite, mais qui échoue en tout, se fait avoir par l'ennemi, se révèle pleutre, suppliant, misérable et périt sous l'épée de Diomède

« qui lui plonge [celle-ci] en plein milieu du cou, tranchant les deux tendons ».

Périssent en outre nombre de troyens venus à la rescousse et qui ne font pas le poids face à Diomède et Ulysse. Le carnage (et la victoire) des deux Achéens est totale. Quelque chose a bien changé dans l'équilibre des forces et laisse un goût amer chez le lecteur, quelque chose qui aurait un rapport avec « la guerre, c'est dégueulasse ». Tant pis, Diomède et Ulysse reviennent en vainqueurs dans leurs camps, « en riant », et avec les chevaux qu'ils ont volé au Troyens (bientôt, ce sera avec un autre cheval qu'ils y retourneront...).

« Après quoi, les deux preux vont laver dans la mer l'abondante sueur qui recouvre leur cou, leurs jarrets et leurs cuisses. Puis, quand l'onde marine a nettoyé leur corps et rafraîchi leur âme, ils se baignent tous les deux dans des cuves polies. Ensuite, bien baignés, largement frottés d'huile, au repas, ils s'assoient et, d'un cratère plein puisant le vin suave, ils offrent à Pallas une libation. »

N'a-t-on jamais mieux exprimé le sentiment de bien-être total ?

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Strigils & Sponge, par Sir Lawrence Alma-Tadema


 

Chant XI - Forces boréales

 

 

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Hommes, dieux, Forces. Ou plus exactement, Forces, dieux, hommes.

« Aurore, abandonnant le brillant Tithonos, se lève de son lit pour porter la lumière aux hommes comme aux dieux. »

On l'a déjà dit mais on le redit : les dieux de l'Olympe sont dépendants des forces supérieures, lois de la nature plus ou moins incarnées qui commandent aux uns et aux autres. Alors, on se demande quel peut être le sort de ce Tithonos enlevé et aimé par une entité de cette sorte. Etre aimé par Arès ou Aphrodite, passe encore, mais être aimé... par l'Aurore ! Se faire draguer par le Crépuscule. Convoler en justes noces avec l'Eté ou l'Hiver. Faire l'Amour avec le Vent ou le Brouillard. Enfanter avec Minuit. Deviser avec Boréal.

La bataille reprend. Zeus s'en mêle et envoie dans l'Hadès un nombre impressionnant de preux achéens. Discorde, autre force supérieure de la  "race" d'Aurore, fait des siennes :

« Seule divinité présente à ce combat, Discorde les contemple avec ravissement, elle qui sans répit excite les sanglots. »

A ce sadisme originel de la vie répondent les métaphores pastorales d'Homère pour exprimer la guerre -  parce que la lutte est aussi dans le langage, parce que le langage porteen lui les traces de la lutte, les blessures des hommes, mais aussi  leurs sillons, leurs fluides, leur sang, leur terre :

« Comme l'on voit des moissonneurs qui se font face avancer à travers le champ d'un homme riche, en suivant les sillons, parmi l'orge ou le blé.... »,

puis, dans le paragraphe suivant :

« Quand vient l'heure où, dans les gorges des montagnes, le bûcheron s'apprête à prendre son repas - ses bras se sont lassés à couper de grands arbres ; son coeur, dans sa poitrine, épuisé de fatigue, éprouve le désir des douces nourritures-.... »


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Jules Dalou, Le grand paysan, détail (Musée Door says)


Comme il y aura un jour toute la société achéenne dans le bouclier d'Achille, il y a toute l'histoire des métiers, toute l'évocation des vies humbles dans les métaphores d'Homère. Dans Les Raisins de la colère de Steinbeck, un chapitre sur deux était consacré à la vie paysanne. Dans l'Iliade, un vers sur deux contient une chronique sociale. Vitesse des vers homériques, comme on disait. 

Et encore un peu plus loin, les blessures d'Agamemnon sont comparées aux

« amères douleurs quand une femme enfante.»

J'aime ce monde analogique et traditionnel. J'aime ce monde où les mots étaient les choses, où saisons et châteaux allaient de pair, où les cycles étaient physiques et métaphysiques, cosmiques et sociaux, sexuels et mortuaires. J'aime ce monde d'avant la physique quantique où la terre et les dieux suffisaient pour être. J'aime ce monde de la guerre et de l'Angélus.

Et j'aime aussi ce petit pervers de Pâris dont l'adresse à l'arc compense largement la supposée lâcheté (c'est quand même lui qui lui enverra une flèche dans le talon, à cette brutasse d'Achille !). Là, il a tenté d'en envoyer une dans le bas-ventre de Diomède qui n'apprécie pas :

« Ah, l'archer ! l'insolent ! le beau garçon bouclé qui reluque les filles ! Si tu venais combattre en armes, face à face, à quoi te serviraient ton arc et tous ces traits ? Maintenant, pour m'avoir égratigné le pied, quel n'est pas ton orgueil ! Mais je m'en moque autant que j'étais frappé par une femme ou par un enfant sans raison. Impuissant est le trait d'un lâche, d'un vaurien. Il en est autrement de mon épieu pointu : si peu qu'il touche un homme, il en fait un cadavre, et la femme du mort se déchire les joues, ses fils sont orphelins, cependant que lui-même, il pourrit sur le sol qu'il rougit de son sang, et l'on voit près de lui plus d'oiseaux que de femmes. »

Mais qu'on le fasse taire ce grand escogriffe ! Que Pâris lui décoche un trait dans la bouche et que la flèche lui sorte par la nuque !!

Mais celle que je préfère, dans ce chant XI, c'est Hécamédé, la captive de Nestor,

« aussi belle à voir que les déesses [et qui] mélange dans la coupe à du vin de Pramnos du fromage de chèvre, qu'elle-même a râpé sur une râpe en bronze, puis y répand la fleur d'une blanche farine. »

C’est moi qui souligne.

C'est également au chant XI qu'apparaît pour la première fois Patrocle et dont immédiatement on nous dit que « c'est alors pour lui le début du malheur. » Force du destinal. Force de l'Elément.

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 George Dmitriev, peintre marin (quelques informations sur cet artiste, ici.)

 

Chant XII - Mur athée 2


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Retour sur le mur athée du chant VII. Un retour qui se présente comme une annonce et qui dit que les dieux détruiront un jour ce fameux mur... mais après la défaite de Troie et après que les Argiens aient quitté la région. Voilà qui est fort étonnant. Les dieux ont attendu l'après-guerre pour détruire ce mur qu'ils n'avaient jamais approuvé. Et vu la violence avec laquelle ils s'y prennent, on se demande, une fois de plus, ce qu'il en est de leur réel pouvoir :

« ...lors, Apollon et Poséidon le détruisirent. Ils lancèrent sur lui l'assaut de tous les fleuves qui portent le nom de l'Ida pour courir vers la mer (...) De ces fleuves alors le brillant Apollon fit converger les bouches, et sur le mur, pendant neuf jours, lança leurs flots. Zeus envoyait du ciel une incessante pluie pour que le mur s'en fut plus vite à la dérive. Mais l'Ebranleur du sol, le trident à la main, dirigeait tout lui-même ; il faisait emporter par les vagues les fondements - poutres et pierres - que les Argiens avaient à grand-peine posés ; il nivela les bords du fougueux Hellespont, sous le sable à nouveau couvrit la vaste grève, puis lorsque le rempart ne laissa plus de trace, il fit rentrer chacun des fleuves dans le lit qui recevait auparavant ses belles eaux. »

Quel laborieux déluge divin, tout de même, pour faire voler en éclat trois briques humaines ! En vérité, ce sont les dieux qui donnent l'impression d'être "en grand-peine" pour détruire ce bon dieu de mur. Même à trois, il n'y arrivent pas d'un coup. C'est bien que les choses ont changé dans l'Olympe et que les Immortels ont vieilli..

A ces limites des dieux répond, comme par hasard, la limite du poète qui intervient, à la Emmanuelle Carrère pourrait-on dire, ou plus classiquement, à la Dante, pour avouer les limites de son langage pourtant infini :

« Chaque groupe combat devant l'une des portes. Mais je ne puis tout dire : il faudrait être un dieu ! »


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Destin de la langue. Langue du destin - tel se déploie ce sombre chant XII dont on retiendra aussi cette belle formule patriotique :

« seul un présage est bon : défendre sa patrie »,

et qui n'est rien d'autre qu'un impératif existentiel : ce n'est pas parce que le destin nous battra qu'il ne faut pas combattre. Notre liberté, c'est de faire comme si celle-ci était possible, c'est d'y croire. Et de fait, celui qui se croit libre l'est déjà plus que celui qui n'y croit pas - que la liberté existe ou non.  L'Iliade est ce poème où les hommes sont de plus en plus libres et où les dieux apparaissent subséquemment comme de simples réalités naturelles : un ouragan ou une rosée. C'est pourquoi il faudra un jour un dieu, non seulement unique, c'est-à-dire plus fort que tous réunis, mais surtout qui assurera cette liberté. Il faudra un dieu existentiel et non plus destinal. Nous serons alors embarqués mais non plus "destinés". Le mur argien, "athée" est en fin de compte un mur antipaïen. 

Impossible de ne pas citer cette extraordinaire métaphore, une des plus belles, des plus émouvantes et des plus sociales, d'Homère :

« ... comme on voit une ouvrière honnête, en pesant de la laine, équilibrer les deux plateaux de part et d'autre, - elle n'obtient ainsi, pour nourrir ses enfants, qu'un misérable gain : de même le combat le combat s'équilibre pour eux, jusqu'au moment où Zeus comble de gloire Hector.... »

 

Chant XII - bis : Interlude culturel


 

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Quelques notes en vrac, et toujours d'après l'édition de Robert Flacelière et Jean Bérard en Pléiade :


- Les esprits forts, déjà pénibles, existaient en Grèce Antique. C'étaient les gonzes qui doutaient que l'Iliade et l'Odyssée soient du même auteur. Aristote, puis l'archéologie moderne et la lecture sensible des textes ont donné tort à ceux qu'on appelait les "séparatistes". De beaux connards, oui. Iliade et Odyssée sont bien unis par les mêmes liens.

- A plusieurs reprises, Homère précise qu'Achéens et Troyens usent d'armes et d'outils de bronze, le fer y étant rarement mentionné. On est donc encore à l'âge de bronze juste avant l'âge de fer qui commence au XII ème siècle avant J.C. Sacrés mycéniens !

- On a commencé par situer la prise de Troie au XIV ème siècle avant Jicé. Ensuite, on a parlé de 1270 puis de 1209 avant Jicé Aujourd'hui, ce serait plutôt 1183 avant Jicé. Un bail, dans tous les cas.

- Et Homère, lui, aurait composé son oeuvre probablement au VIII ème siècle avant Jicé, entre 850 et 750 (dates déjà mentionnées par Hérodote), soit quatre siècles après la période à laquelle les historiens font correspondre la guerre mythique qu’il relate. Elle n'aurait été fixée par écrit que sous Pisistrate, au VI ème siècle avec Jicé.

- Agamemnon aurait emmené avec lui une flotte de 100 navires, Agapénor 60 (mais prêtés par Aga, son cousin), Nestor 90, Idoménée 80, Ménélas 60, Ulysse, petite bite, 12, et Tlépolème, 9. La plus grande flotte de tous les temps. Il y avait aussi John Wayne.

- L'Iliade commence dix ans après son "commencement". De même, l'Odyssée qui, outre le fait qu'elle est dans sa première partie la suite de l'Ililade (les épisodes capitaux du Cheval de Troie, de la prise de Troie et de la mort d'Achille seront en effet racontés à Télémaque par les uns et les autres) est en fait un immense flash-back qui constitue la seconde partie de l'oeuvre. Le présent de l'Odyssée sera le retour véritable d'Ulysse à Ithaque, le massacre des péteux et la fête à bobonne.

- L'Iliade, récit linéaire et spatial au présent, moins complexe que l'Odyssée, tout en agencement de récits et en mélange de temps, plus organique, donc plus "moderne". Espace de l'Iliade et temps de l'Odyssée (ou comme le dirait Dantec, les 2001, odyssée de l'espace et Apocalypse now de l'époque, okaaaay ?)

- Iliade, oeuvre de maturité et de force, Odyssée, oeuvre de sagesse et de vieillesse.

- On a toujours tendance à prendre Homère comme le premier écrivain, le poète "primitif", le père de la culture occidentale, ce qu'il est d'une certaine façon, mais en oubliant qu'à son époque, il était aboutissement de la culture de celle-ci, Iliade et Odyssée n'étant que la synthèse supérieure de toutes les épopées qui les ont précédées. Homère, c'est le Joyce de l'Antiquité.

- Homère aveugle : ce qui faisait dire à ce con de Zagdanski (le seul pouvant à mon avis revendiquer haut la main le statut de l'écrivain le plus nul doublé du penseur le plus imbécile que nous ayons en France), que le Verbe n'avait pas besoin de la vue pour s'exprimer et que c'est pour cela que le cinéma est l'art de Hitler et de Staline alors que la littérature l'art de Dieu. Cela dit, reconnaissons qu'il existe une tradition qui fait des aveugles des clairvoyants et des devins comme une autre fait des sourds des Beethoven.

- Homère : naît à Smyrne, vit à Chios, meurt à Ios. Certains disent qu'il était du IV ème siècle avant Jicé, d'autres qu'il est une invention d'érudits farceurs du VIème. D'autres encore que c'était une femme sicilienne (et qui aurait fait son autoportrait en Nausicaa). D'autres enfin affirment que c'était un gros bonhomme jaune qui faisait "t'hot !".

- Non, il semblerait qu'il ait vécu dans les années 850 avant Jicé. "J'estime qu'Hésiode et Homère ont vécu quatre cent ans avant moi, pas davantage", assure Hérodote en 450. Ca, c'est la science comme je l'aime.

- Le nom d' Homère vient du grec ancien : Ὅμηρος / Hómêros, « otage » ou « celui qui est obligé de suivre ». Merci Wiki.

 

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"Contrôle impossible.... Analyse impossible.... Le moteur ne répond pas.... Plus rien ne répond....  Tout est foutu.... Nous sommes perdus dans l'univers, perdus.... perdus.... perdus..." (Shirka, l'ordinateur  dépressif de Ulysse 31, "qui ne sert à rien" comme dit le Joueur du Grenier, à 6'47'')


- A part l'Iliade et l'Odyssée, Homère serait aussi l'auteur d'un Hymne à Apollon, d'autres trucs pas clairs, mais surtout d'un Combat des grenouilles et des rats qu'on appelle "Batrachomyomachie" (et là, je dis prem's pour le titre de mon prochain post...)

- Certains doutent de la mémoire "surhumaine" des aèdes de l'époque qui pouvaient réciter intégralement les deux poèmes. Et Caubère, alors ?

- Le fameux passage du chant VI (vers 168 - 169) et que je vous translate, une fois n'est pas coutoume, en langage Mourielle Joudet : "Le roi ne pout se résoudre à touer le héros ; son coeur en out scroupoule, mais il le fit partir pour le pays lycien, non sans loui confier un founeste message, oune tablette aux plis fermés où se lisaient maints signes mourtriers" qui est la seule allousion, et certaine selon Flacelière, que l'écritoure était antérioure à Houmère. Youhou ! Poutain, c'est addictif ce trouc !

[- Mais alors ? Le mythique "oulouloulou" de Faustin Soglo n'a jamais été qu'un "ulululu" déguisé ??? Encore plus énigmatique que les papyrus homériques.]

- Plus sérieusement, ce seul passage atteste, pour Flacelière, que si Homère composait oralement ses poèmes, rien ne l'empêchait de les mettre par écrit et assurer ainsi leur conservation. "On le comprend" (et ça, c'est pas ma petite remarque rigolote, mais bien celle de Flacelière.) Question "texte", identité et style, cohérence et persistance, cela confirme qu'Homère est bien le premier auteur occidental, le premier pour qui l'oral ne suffit plus. Et cela change tout. A partir de lui, on commence à gribouiller.

- Ce con de Platon qui chasse Homère de sa chaste République parce qu'il a parlé des dieux "en termes inconvenants". Histoire des haines de la littérature au nom de la vérité, de Dieu et du peuple : Platon, Pères de l'Eglise, Rousseau, "les redoutables hommes du bien", comme diraient Deleuze et Anne Bouillon.

- Lire ces deux poèmes comme on lit la Bible. Textes fondateurs et sacrés = textes populaires.

- Hier comme aujourd'hui, le peuple reste friand de violence cathartique. Aucun combat qui se ressemble exactement dans l'Iliade. Aucun coup décrit comme un autre, aucune blessure qui ne soit pas singulière. L'invention homérienne est infinie.

- L'ultra-réalisme d'Homère n'annule pas son extraordinaire subjectivité, sa grande pitié. Cruel et compassionnel comme le sont les très grands auteurs, Shakespeare, Dostoïevski, Céline. Le lire donc plus façon Schopenhauer que façon Nietzsche et son Amor Fati de merde (mais est-ce que Nietzsche a compris un jour un truc ?)

- Achille, dont on dit qu'il est l'incarnation de la gloire pure, ne serait-il pas au contraire celle du regret de cette gloire ? On sait qu'il avouera un jour à  Ulysse qu'il a eu tort d'avoir préféré une vie courte et héroïque (celle d'un psychopathe d'ailleurs) plutôt qu'une vie humble, longue et paisible. Achille trouvera son humanité... que mort.

- Pitié et impiété d'Homère. Il admire ses héros mais les plaint.

- "Le merveilleux homérique comme mode d'expression de l'expérience humaine." Le divin comme volonté formelle... ou pas. Parfois, les interventions divines apparaissent comme de simples phénomènes naturels, parfois comme des coups du hasard, parfois comme des caprices voulus et incarnés. Le divin comme événement naturel ou surnaturel. Un jour, il faudra que ça change. Il faudra un dieu qui domine la nature et qui aime l'homme.

- La liberté surprenante des métaphores d'Homère, sociales comme on l'a souvent fait remarquer (en une phrase et c'est tout Zola et Dickens qui passent), mais aussi burlesques, "inconvenantes" comme disait Platon, ou tout simplement incongrues : ainsi Patrocle comparé à une petite fille qui pleure en courant auprès de sa mère dont elle tire la robe, ou Ménélas comparé à une vache qui vient de mettre bas, et plus tard à une mouche !

 - Les trois thématiques de l'Iliade selon moi : une guerre sexuelle (ou guerre de vie : Hélène, la femme, condition de l'humanité, etc) ; une époché destinale (Achille ou la suspension de la mort) ; un crépuscule des dieux (ou le futur affranchissement de l'homme).

 

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Bibi, Nice, août 2012


 

Chant XIII - Mimétisme


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Vase grec à figures noires, Athènes, 570-560 - JC, attribué au peintre C. Musée des Beaux-Arts de Lille.

 

 

Deux Ajax dans le même camp. Deux camps et une seule guerre. La symétrie mimétique est parfaite particulièrement dans ce chant XIII où tout n'est que doublement, dédoublement, reflet du même en soi (dans son camp) ou hors soi (dans l'autre camp). Ainsi est décrit celui des Achéens :

« Autour des deux Ajax leurs rangs puissants se forment (...) L'écu frôle l'écu, le casque est près du casque, l'homme s'appuie à l'homme. Les cimiers éclatants des casques à crinière se heurtent chaque fois que les guerriers se penchent, tant ils sont là serrés les uns contre les autres. »

Quand la mêlée commence, c'est d'un même homme que les hommes s'annulent :

« ... de même la bataille en un point se concentre. Tous brûlent en leur coeur de se faire périr L'UN L'AUTRE dans la foule à la pointe du bronze. »

Et Homère de se laisser aller à sa plainte sublime qui remet à leur place tous ceux que Jean Hatzfeld appelait, dans le Limonov de Carrère, les « mickey de la guerre », et qui, de Nietzsche à Hemingway, ont cru qu'il était marrant de la faire :

« Qu'il serait endurci, l'homme qui, contemplant leur douloureux labeur, loin de s'en affliger, y prendrait du plaisir ! »

Le mimétisme, c'est aussi la fraternité ennemie, celle des dieux, celle de Zeus et de Poséidon :

« Ils ont tous deux même origine et même race, mais Zeus, étant l'aîné, sait aussi plus de choses ».

Ce que le cadet ne comprend pas, c'est que Zeus ne fait perdre les Achéens dans cette bataille que pour leur faire gagner la guerre plus tard. Le cadet ne voit généralement que la bataille sans voir la guerre. Il est vrai que les plans de l'aîné sont retors - comment distinguer le qui du quoi dans cette

« affreuse lutte et le combat égal pour tous, sur l'une et l'autre armée alternativement [et dans lesquelles] les dieux serrent le noeud, impossible à détruire ainsi qu'à délier, qui brise les genoux de tant de combattants. »

Noeud gordien du mimétisme. Et violence extrême du mimétisme - car plus on est dans le même, plus on est dans la violence :

« L'homme tombe avec bruit ; le javelot lui reste enfoncé dans le coeur, qui fait, en palpitant, vibrer le bout de l'arme. »

Une page plus loin, on nous racontera le javelot de Mérion, frappant

« entre le sexe et le nombril, à cet endroit du corps où, sous les coups d'Arès, les malheureux mortels souffrent les plus grands maux. »

Efficace ce Mérion qui encore un peu plus tard touche Harpalion en lui envoyant une flèche dans la fesse droite

« qui lui traverse la vessie et pénètre sous l'os. »

La mort, « qui déchire le cœur », s'épand partout, le père est inconsolable de la mort du fils, ce qui n'empêche pas une seconde le carnage de continuer - et j'allais dire la vie, tant c'est la vie dans ce qu'elle a de plus élémentaire, qui veut ce carnage. Eris.

« Ils combattent ainsi, pareil au feu brûlant. »

 Même Pâris, le bellâtre s'y joint. Et encore une fois les deux armées, L'UNE DANS L'AUTRE, s'affrontent dans une clameur que l'en entend « monter jusqu'à l'éther, brillant séjour de Zeus. » Zeus, le seul qui pourra briser un jour le mimétisme et donner la victoire à l'un et non à l'autre.

[A ne pas oublier, au milieu de ce massacre, l'entrée de Poséidon dans son royaume et à propos duquel Homère écrit que « la mer s'ouvre avec joie. »]

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Peinture de George Dmitriev

 

  Chant XIV - Zeus berné (ou l'Eros d'Héra)

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. Médaillon d'une coupe attique à figures rouges, v. 480 av. J.-C.



 

Femme, vin et bain moussant.

« Toi, pourtant, reste assis et bois tranquillement ce vin couleur de flamme, en attendant que ma servante aux belles tresses, Hécamédé, fasse chauffer l'eau de ton bain. »

« Machaon recherche Hécamédé » - je me demande si cela marcherait sur Adopte un mec ce genre d'annonce.

A part ça, qui a dit qu'Héra était moche et peu amène de séduire son Zeusounet ?

Fabuleux chant XIV tout entier sous le signe de l'éros d'Héra ! Pour permettre à Poséidon (très actif ces derniers chants et qui adore s'incarner en plusieurs avatars) d'aider les Achéens plutôt mal au point, Héra décide de berner son mari. Pour cela, elle se refait une beauté, demande à Aphrodite un petit sortilège d'amour que celle-ci, toute à sa complicité de femme, accepte bien volontiers de lui donner (et sans pour autant lui demander quel est l'enjeu politique de cette tromperie), en l'occurrence un petit ruban ensorcelé, puis se présente à son mari toute câline et se donne à lui. Peu après l'amour, il s'endort (parce que l'amour, ça fait roupiller un mec comme chacun sait) et les Achéens, secondés par Poséidon, reprennent du poil de la bête et emportent la bataille contre les Troyens - Hector lui-même étant blessé.

De cet épisode connu sous le titre « Zeus berné » (et que condamnèrent pour des raisons morales non le cardinal Barbarin ni Clémentine Autain mais bien Aristophane lui-même et Aristarque de Samothrace, le Roland Barthes de l'époque) on voudrait tout citer tant chaque détail est merveilleux :

 

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« [Héra] gagne sa chambre, ouvrage d'Héphaïstos, son fils, qui la munit d'une porte solide dont un verrou secret ajuste les montants : nul autre dieu ne l'ouvre. Elle franchit le seuil et referme aussitôt la porte scintillante

[cette insistance de l'entrée d'Héra dans sa chambre, presque trop longue pour nous qui parlions il y a quelques jours de la vitesse stylistique d'Homère, avec le verrou, l'entrée, la refermeture - jamais on n'a décrit aussi érotiquement le passage d'une femme dans sa chambre].

De son corps désirable, avec de l'ambroisie, elle efface toute malpropreté. Puis elle prend une huile agréable et divine, parfumée à son goût ; lorsque, dans le palais de Zeus au seuil de bronze, on agite cette huile, la senteur s'en répand au ciel et sur la terre ; elle en oint son beau corps, puis, de SES PROPRES MAINS

[que n'imagine-t-on pas ce qu'elle fait en propre et seule avec ses mains - les mains d'Héra ?],

peigne sa chevelure. De son front immortel bientôt pendent les tresses qui brillent d'un éclat magnifique et divin. Ensuite, elle revêt une robe divine

[pourquoi l'emploi de cet adjectif, "divin" ou "divine", qui apparaît trois fois dans la même phrase, n'est jamais redondant et se révèle toujours plus érogène ?],

ouvrage qu'Athéna fit et lustra pour elle

[Athéna brodeuse de ses propres mains, donc - les dieux, et surtout les déesses, sont des manuels, et on a envie d'écrire "manuelles"..],

non sans l'agrémenter de mille broderies, et des agrafes d'or la tiennent sur sa gorge. D'une ceinture à cent franges elle se pare. Puis elle attache à ses oreilles bien percées des pendentifs à trois chatons, d'un fin travail, pleins de grâce et d'éclat. D'un beau voile tout neuf, blanc comme le soleil, cette toute divine enfin couvre sa tête, et sous ses pieds brillants met de belles sandales. Lorsque ainsi tout son corps a reçu sa parure, elle sort de sa chambre, elle appelle Aphrodite, et, LOIN DES AUTRES DIEUX, l'interpelle en ces termes (....) ».

Armée du ruban vénusien, elle se présente à Zeus sur son mont Gargare qui dès, qu'il l'aperçoit, et grâce au ruban, se met à la désirer comme au premier jour, d'

« un amour aussi fort que celui de jadis, au jour où tous les deux, POUR LA PREMIERE FOIS, S'UNIRENT DANS UN LIT A L'INSU DES PARENTS. »

Parce que faire l'amour, même pour les dieux, est un affranchissement. Ne pouvant plus se retenir comme l'ado qu'il est redevenu, Zeus se précipite sur sa femme qui à cet instant redevient l'Héra hargneuse qu'on ne connaît que trop, lui jetant cette remarque étonnamment moderne que sans doute toutes les femmes se sont faites un jour ou l'on faites à leur compagnon :

« Allons-nous coucher là, puisque DECIDEMENT c'est le lit qui t'attire. »

Et c'est sur une nature divine en joie que se termine cet épisode unique :

« A ces mots, le Cronide en ses bras prend sa femme. Sous eux le sol divin fait naître une herbe tendre où se mêlent safran, jacinthe et frais lotus, - tapis doux et serré qui les soutient tous deux au-dessus de la terre : ils s'étendent sur lui, tandis que les entoure un beau nuage d'or, d'où perle une rosée en gouttes scintillantes. »

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A favorite custom, par Sir Lawrence Alma Tadema

 

Chant XV - Epoché

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 Ca & surmoi.

 

Les Dieux sont SM et pas qu'un peu !

« Ne te souvient-il pas du jour où, dans les airs, tu restas suspendue, où j'avais à tes pieds accroché deux enclumes et retenu tes mains dans une chaîne d'or impossible à briser ? »,

éructe Zeus à l'égard d'Héra quand il se réveille au chant XV et se rend compte qu'il a été berné par elle. Furax, il ne l'attache pas cette fois-ci mais la charge de ramener illico Poséidon du champ de bataille de manière à ce que les Achéens perdent un soutien de choc et recommencent à en baver. Pour autant, la ruse a fonctionné psychologiquement -  Zeus avoue enfin son dessein : les Grecs vont encore perdre, Patrocle va être tué au combat (singulier personnage que ce Patrocle dont le destin est scellé en une phrase divine), mais Hector sera bientôt tué par Achille et les Grecs l'emporteront. Le poème pourrait donc s'arrêter là.

Mais ici comme dans n'importe quel film, la connaissance de la fin de l'histoire n'altère pas le suspense dramatique - à moins d'être un pauvre lecteur. Le pauvre lecteur ou le pauvre spectateur (et il y en a) est celui se désintéresse d'une action quand il la connaît à l'avance. Le pauvre lecteur est celui qui préfère les événements à la forme, qui se fout de la forme, qui ne voit dans la forme qu'un simulacre dont lui, être positif et logique, n'a pas besoin. Lui n'est pas sensible à ce qui caresse le sensible. Seule la fin lui importe et la fin annule le commencement et le développement. La fin est tout pour lui. Tout s'arrête en lui et pire rien ne reprend. Il a une conscience définitive des choses qui lui fait ignorer, refuser et même ignorer la reprise. Triste sire qui ne comprend rien à la reprise. Sa logique est imparable :

"si je sais que Patrocle, Hector et Achille vont mourir, à quoi bon continuer de lire leur histoire ? Ne m'intéresse que ce que je ne sais pas qui va arriver. Ne m'intéresse que ce qui se fait là, maintenant, mais une fois que c'est fait, que c'est passé, que c'est consommé, je me tire - et trouve assez ridicules ceux qui restent. Car moi, ce qui me botte dans la vie, c'est aller de l'avant, c'est avancer. Et passer toute sa vie à relire un texte, à réinterpréter à l'infini une phrase, à rester bloqué dans une image me semble grotesque. Et puis, à quoi bon suivre tous ces gens dont le destin est tracé par avance ? Qu'en ai-je à foutre du destinal, moi ? Oui, mon vieux, l'Iliade se terminera sans moi."

Au moins pour m'avoir évité d'être ce butor-là, et de m'avoir fait rencontré Fanoutza trois fois cette semaine (octobre 2012), je vous rends grâce, ô Athéna, de toute mon âme.

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Moïra & hybris

 

La mêlée reprend et le mimétisme avec lui :

« chaque homme tue un homme. »

Les Dieux s'en mêlent toujours mais comme des enfants, rien que pour s'amuser - et « sans effort ».

« Et devant eux, Phoebos Apollon, sans effort, abat avec le pied le rebord du talus (...) Puis, sans le moindre effort, il renverse d'un coup le mur des Achéens. Comme, au bord de la mer, sur la grève, un enfant, après avoir, par jeu, fait des châteaux de sable, du pied ou de la main s'amuse à les détruire. »

Les Dieux sont des enfants. Même s'il aurait voulu lui éviter le pire, Zeus joue avec Hector en lui accordant force et courage alors qu'il sait qu'il devra l'abandonner un jour et le livrer à son ennemi. Toute l'Iliade n'est-elle pas contenue dans ce soutien provisoire de Zeus à Hector ? Toute l'Iliade n'est-elle pas en fait un contretemps ? Et même deux contretemps ? A la mise en suspens d'Achille, tellement vexé et furax à cause d' Agamemnon qu'il refuse de se battre, s'ajoute en effet la mise en suspens par Zeus d'Hector, glorieux et glorifié jusqu'au bout. Avec lui, Zeus met les bouchées doubles :

« Zeus, du haut de l'éther, le secourt en personne, Zeus qui lui veut donner, à lui seul entre tant de preux, honneur et gloire, et d'autant plus qu'il ne doit pas vivre longtemps, car Pallas Athéna déjà fait approcher de lui le jour fatal où le tuera la forte main du Péléide. »

Zeus comble de dons celui qu'il abandonnera bientôt. Et Hector d'être « entouré d'une lueur de feu » dans le combat, héros d'une pentecôte qui lui est destinée personnellement.  Et c'est là, dans le carnage triomphant, dans la comparaison avec « un lion cruel qui s'attaque à des vaches » qu'il est le plus émouvant - car tout le monde (les dieux, le lecteur, et peut-être lui-même, Hector) sait qu'il va mourir, que tout a été dit, et que les victoires surhumaines qu'il est en train de remporter ne sont que la parenthèse à sa défaite et à sa mort programmées. Le plus émouvant dans l'Iliade n'est donc le fait des volontés libres comme mon intéressant personnage imaginaire le concevait dans sa très bête positivité mais bien dans le destin imposé. Hector va mourir, Troie va être prise, l'enfant Astyanax va être précipité d'une falaise. Plus on gagne, plus on perd. Plus on est fort, brave et généreux, plus on se rapproche de la mort. Dans cette page sublime qu'il faudrait citer en entier, Hector apparaît comme un demi dieu mais un demi dieu du désespoir (comme on parle de force du désespoir). On ne sait exactement comment Homère le suggère mais on est sûr qu'Hector va mourir – et qu’il le sait. Et c'est infiniment beau.

Achille aussi va mourir, mais il touche infiniment moins, d'une part parce qu'il appartient au camp des vainqueurs, d'autre part parce qu'il n'a rien à perdre, ni famille, ni ville à protéger, hors sa propre gloire de sale con. Ulysse lui-même pourra émouvoir, malgré ses ruses et sa cruauté (c'est lui qui jette Astyanax de la falaise !) car il vit pour les siens, sa femme, son fils, son royaume et il n'est venu à Troie que contraint et forcé. Mais Achille n'a rien pour lui sauf son orgueil de merde. Achille n'est que le héros de lui-même. Il lasse. Y compris, nous le verrons, dans son chagrin.

Suspension, parenthèse, différance avec un "a" comme dirait l'autre - et en même temps vie. Car c'est en suspendant son destin qu'Achille l'allonge et c'est en étant soutenu par Zeus et Apollon qu'Hector ajourne le sien. Pour vivre, il faut faire des parenthèses, il faut prendre des tangentes, marcher droit en courbe. Pour pouvoir dire un jour : j'ai peut-être raté ma vie mais je n'ai pas raté mes époché, j'ai réussi même quelques mises en suspension bienvenues, j'ai accompli de magnifiques tangentes et j'ai rencontré de miraculeuses courbes. Non, je n'ai pas raté ma vie.

 

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 ἐποχή à Annecy



Chant XVI - Virilité (homosexualité)


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Achille et Patrocle jouent au Jeu des Villes (Poleis en grec), une variante de notre jeu de dames (amphore peinte, Quatrième siècle avant Jésus-Christ.)


Achille et Patrocle n'ont jamais voulu « se marier », encore moins avoir des enfants. Ils s'aimaient fraternellement, tendrement, métaphysiquement - peut-être physiquement après tout. Mais ce qui touche, ce n'est pas tant le désir qui est le grand absent de cette scène extraordinaire qui ouvre le chant XVI, que l'amitié profonde, l'attention à l'autre, le partage de la peine :

« PARLE, NE CACHE RIEN, dit Achille à Patrocle en pleurs, AINSI, NOUS SERONS DEUX A CONNAITRE TA PEINE. »

 S'il y avait une parole à retenir de l'Iliade, ce serait celle-là. Parole d'humanité, d'altérité, de tendresse infinie. Achille et Patrocle, ce sont les frères amis, le contraire absolu de Caïn et Abel.
S'en suit cette scène étonnante dans laquelle Patrocle demande à Achille de porter ses armes, de se revêtir comme lui afin que les Troyens, le prenant pour lui, fuient la bataille. Et le comble est qu'Achille... accepte. Achille accepte que Patrocle aille à la bataille à sa place, avec son apparence. Que n'entend-il les vers d'Homère qui scellent à l'instant le destin de ce

« grand fou de Patrocle : c'est son propre malheur et la funeste mort qu'il appelle sur lui ! ».

Et non content d'affirmer cette substitution, triomphe du mimétisme s'il en est, Achille recommande encore à Patrocle d'acquérir pour lui, Achille,« grand honneur [et] grande gloire ». A Patrocle, le combat farouche, à Achille, la gloire du combat ! Et qu'il n'en fasse pas trop non plus, même s'il en a le désir, non, au contraire :

« repousse le désir de combattre sans moi les belliqueux Troyens, car tu diminuerais ainsi mon propre honneur. »

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Achille et Patrocle, Roberto Roméo


L'allégeance de Patrocle (qui est pourtant l'aîné) à Achille est totale, absolue, indiscutée, une sorte de rapport tacite surfraternel - et c'est là que le sacrifice au nom de la fraternité est réellement outrepassé, et qu'on peut alors y voir autre chose que de la pure amitié. Si homosexualité il y a entre Achille et Patrocle, celle-ci ne s'exprime pas dans le désir mais bien dans le sacrifice ultime de l'un pour l'autre. L'homosexualité relève dans ce cas non pas tant de la sexualité que de la charité, et de la charité héroïque - de l'effusion militaire. L'homosexualité est donc bien un mode de la virilité, peut-être le suprême mode - l'idée étant qu'à la fin seuls eux deux restent face au monde détruit, ignorant superbement le camp adverse comme le leur :

« que pas un des Troyens, que pas un des Argiens non plus, tous tant qu'ils sont, n'évite le trépas, et que nous soyons seuls à survivre tous deux pour dénouer le saint diadème de Troie. »

C'est encore dans cette scène incroyable qu'une fois Patrocle, travesti à l'image de son ami et parti combattre les Troyens, que ce dernier se livre, en compagnie de sa mère Thétis, à une étrange libation où il commande à Zeus lui-même :

« Zeus Roi, Dodonéen, dieu lointain, Pélasgique, qui règnes sur Dodone, en ce rude pays des Selles, (...) Tu n'as pas refusé de m'exaucer naguère et d'accabler, pour m'honorer, les Achéens. Donc, cette fois encore, ACCOMPLIS MON SOUHAIT. Moi, je vais demeurer dans le cercle des nefs, mais au combat j'envoie, avec les Myrmidons en foule, mon ami. Fais que la gloire, ô Zeus à la puissante voix, accompagne sa route; rends son coeur intrépide (...) Mais sitôt que, des nefs, il aura repoussé la bataille et ses cris, fais qu'il revienne sauf. »

Mais Zeus ne peut à tout complaire et s'il accorde le premier voeu, il refuse le second :

« Il veut bien que Patrocle écarte des vaisseaux la guerre et le combat, mais non pas qu'il revienne ensuite sain et sauf. »

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Achille pansant une blessure de Patrocle, médaillon datant de 500 avant J.-C., découvert à Vulci.

 

Et ce vers, comme tous les vers « déterministes » (« destinaux » ?), fait froid dans le dos.
Zeus, pour autant, n'est pas en reste question soucis existentiels dans ce chant. Ne voilà-t-il pas qu' à propos d'un certain Sarpédon qu'il s'agit de sauver ou pas, lui aussi se met à douter de ses choix. Il en est si troublé qu'il en appelle à l'aide de bobonne :

« Zeus - Hélas ! malheur à moi ! Le sort de Sarpédon, le plus cher à mon coeur entre tous les mortels, est de tomber devant le films de Ménoetios. Mais mon âme se trouble et reste partagée : je suis, soit l'arracher vivant à la mêlée, source de tant de pleurs, puis le faire porter dans sa grasse Lycie, soit l'abattre à l'instant sous les mains de Patrocle. »

Comme Wotan plus tard, Zeus est prêt à rompre les lois du destin par amour filial pour un humain. Et comme Fricka admonestera Wotan, Héra rappelle à Zeus son devoir de Dieu qui est avant tout de respecter le destin, ne serait-ce que pour éviter le crépuscule des dieux. Si les dieux antiques, puis celtiques, ont disparu, c'est peut-être aussi parce qu'ils ont fini par trahir leurs propres lois, qu'ils en avaient marre d'être assujettis à quelque chose de plus fort qu'eux. Quoiqu'il en soit, Zeus accepte de faire mourir Sarpédon et

« répand sur terre une averse de sang pour honorer son fils que va tuer Patrocle en Troade fertile et loin de sa patrie. »

Quant à la mort de Patrocle,« il forme plusieurs plans » !!!! Celle-ci n'est pas pour autant compliquée à organiser vu que ce « fou de Patrocle » commet sa grande faute en allant plus loin qu'Achille ne le lui avait dit et en rencontrant Hector animé par Apollon. S'en suit la mort promise, programmée, déterminée et en celle-ci celle d'Hector, car la mort rend extralucide celui qui meurt :

« Ecoute encore un mot, mets-le bien dans ta tête, dit Patrocle à Hector. Toi-même tu n'as plus à vivre bien longtemps. »

 Hector est donc prévenu mais se demande, son seul espoir, si Achille ne mourra pas avant lui. En attendant,

« de la plaie, il retire le bronze, en repoussant du pied le cadavre du preux, qu'il plaque dos au sol pour dégager sa pique.»

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Achille soutenant le corps de Patrocle mourant - Loggia des Lansquenets à Florence


 

Chant XVII - Chevaux de guerre

 

A Mathilde Babkine

 

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Cheval de guerre, Steven Spielberg

 

Parfois, Homère sommeille, dit-on à propos de tel ou tel passage moins inspiré que les autres. Il semble que le chant XVII, « combat sur le corps de Patrocle », n'ait pas la faveur des critiques qui en parlent souvent comme d'un « remplissage ». Pourtant, une phrase comme

« le tumulte de fer gagne le ciel de bronze et traverse l'espace infini de l'éther »

n'est pas des moindres et a quelque chose de powysien dans sa volonté de décrire les forces invisibles, les entités mystérieuses qui nous entourent. Et comment ne pas être ému par l'épisode des chevaux d'Achille, ma chère Mathilde, qui refusent de bouger après la mort de Patrocle ?

« Ils restent sans bouger, plantés comme une stèle à tout jamais dressés au-dessus du tombeau d'un mort ou d'une morte [magnifique détail "féministe" s'il en est] : c'est ainsi que, devant le magnifique char, ils restent immobiles, en appuyant tous deux leur tête sur le sol. A terre, de leurs yeux, coulent des pleurs brûlants, que le regret de leur cocher leur fait répandre ; leur crinière abondante en est toute souillée, qui tombe du collier, des deux côtés du joug. »

Pendant ce temps, la bataille fait rage entre les preux, chaque camp voulant arracher le corps et les armes de Patrocle à l'autre - se battre à mort pour un mort, tel est aussi l'enjeu de la guerre, sinon de l'humanité. Récupérer le corps soit pour le glorifier lorsqu'il est des nôtres soit pour le souiller lorsqu'il est des autres. La guerre va jusque dans le rituel mortuaire ou dans la volonté d'en priver ses ennemis, les atteindre ainsi dans leur honneur, sinon leur coeur, voire leur statut d'homme. Empêcher l'autre d'enterrer ses morts, telle est peut-être la plus grande violence réelle et symbolique qu'on peut lui faire. C'est tuer deux fois la personne et insulter ses proches - c'est profaner son âme, continuer la souffrance après sa mort, faire de son éternité un enfer (un peu comme voudra le faire le ministre Saint-Fond dans Juliette de Sade). Et c'est à ce moment que la guerre apparaît vraiment comme une barbarie sans nom où, malgré les civilités antiques ou modernes qu'on y met, la violence de l'homme contre l'homme devient pure et sanguinaire affirmation. Il s'agit non seulement de tuer mais de faire en sorte que la tuerie blesse l'âme de celui qui la subit et fasse jouir celui qui l'effectue.

Ainsi, Apollon stimule Hector tandis qu'Athéna verse dans le coeur de Ménélas

« l'audace de la mouche, qui s'acharne à piquer un homme dont le sang est pour elle un régal. »

Ajax, lui, supplie Zeus de leur accorder le corps de Patrocle - quitte à ce qu'ils perdent la bataille :

« Ah ! Zeus Père, du moins, tire de ce brouillard les fils de l'Achaïe ; donne-nous un ciel clair, fais que nos yeux y voient, puis, en pleine lumière, achève de nous perdre, puisqu'il te plaît ainsi. »

 Et Zeus,« touché par ses larmes », l'exauce. La guerre est aussi une guerre des affects - et peut-être pour les dieux la guerre est-elle une manière, la seule manière, d'avoir un affect, j'allais dire un contact amoureux avec les hommes.

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 Automédon avec les chevaux d'Achille, Henri Regnault

 

Chant XVIII - Maternités


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Picasso, Maternité

 

La mort de Patrocle débloque tout. Et précipite la chute de Troie, la mort d'Hector, mais aussi la mort d'Achille. En attendant, on craint que celui-ci n'attente à ses jours tant il est désespéré. C'est sa mère, encore, Thétis qui vient le consoler et en même temps, bizarre consolation mais on est chez les Grecs, lui confirmer sa mort prochaine.

« Hélas ! proche est ta mort : je le comprends, mon fils, à t'entendre parler, car ton trépas suivra de près celui d'Hector. »

Pendant ce temps, le corps de Patrocle continue d'être disputé entre Troyens et Achéens. Achille ne peut se rendre tout de suite sur place, il doit attendre ses nouvelles armes comme il l'a promis... à sa mère :

« Ma mère me défend d'ailleurs de m'équiper avant qu'elle revienne et se montre à mes yeux : elle veut m'apporter de la part d'Héphaïstos de magnifiques armes. »

Alors, il crie trois fois dans la plaine et son cri est si terrifiant qu'il tue une douzaine de guerriers troyens ! Tout devient funèbre et conscient, annonce et certitude de la victoire comprises - puisque la victoire militaire et politique passe par la mort des héros. Dans ce monde de violence et de terreur, la seule douceur passe par Thétis, bonne mère pour tous, bonne mère qui compense les mauvaises. Héphaïstos en sait quelque chose :

« Ah ! c'est une déesse auguste et vénérée que j'ai là sous mon toit, - celle qui m'a sauvé quand j'étais tout meurtri de mon immense chute, à cause de ma mère au visage de chienne, qui voulait, moi, bancal, me faire disparaître ! Que mon coeur eût souffert, si je n'avais été recueilli par Thétis, qui me prit dans son sein, et par Eurynomé, fille de l'Océan, le fleuve qui s'écoule en regagnant sa source ! Auprès d'elles, pendant neuf ans, j'ai façonné d'innombrables bijoux : flexibles, bracelets, broches, bagues, colliers, dans une vaste grotte au fond de l'Océan, dont la houle sans fin gronde, blanche d'écume. Aucun homme, aucun dieu ne savait ma retraite ; Thétis, Eurynomé, Aurora, seules, la connaissaient, - ces déesses par qui j'avais été sauvé. Et voici qu'aujourd'hui celle-ci vient chez nous ! J'ai le devoir pressant de m'acquitter envers Thétis aux belles tresses de toute ma rançon, car je lui dois la vie. »

Suit le fameux morceau d'anthologie de la fabrication des armes, mais l'on ne peut pas tout citer.

 

 

Chant XIX - Vers la gloire et la mort


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L' Achilleas thniskon ("Achille mourant "), par Ernst Herter, 1884


 

La guerre ne doit pas être personnelle et ne peut se faire seul, tout preux que l'on est. Il faut d'abord passer par le monde, c'est-à-dire par la réconciliation. Enfin, Achille et Agamemnon se retrouvent. Enfin, le monde se reconstruit dans l'humanité - une humanité qui va alors accuser les dieux de l'avoir brouillée.

« LE COUPABLE [de notre discorde], CE N'EST PAS MOI : C'EST ZEUS, affirme avec force Agamemnon, et c'est la Destinée, et l'Erinye aussi, qui marche dans la brume ; ces dieux, à l'assemblée, ont jeté dans mon âme une fatale erreur, le jour où j'ai voulu moi-même dépouiller Achille de sa part. Mais que pouvais-je faire ? C'est la divinité seule qui tout achève, et tous sont égarés par l'exécrable Faute, de Zeus la fille aînée : ses pieds sont délicats et, sans toucher la terre, elle effleure en marchant les têtes des humains, qu'elle accable de maux, prenant dans ses filets tantôt l'un, tantôt l'autre. La Faute un jour parvint à tromper Zeus lui-même, que l'on dit cependant roi et des dieux et des hommes. »

On ne saurait être plus clair :

1/ Divinité coupable = humanité innocente (le christianisme dira exactement le contraire).

2/ Mais les dieux eux-mêmes, les dieux « incarnés », les Olympiens, sont tout autant manipulés que les hommes par des forces divines, « désincarnées », plus fortes qu'eux.

Face à cette double hiérarchie divine, les hommes ne peuvent que s'organiser et cette organisation s'appelle le rituel. Le rituel est la sacralisation des gestes élémentaires de la vie. Ainsi du repas qui est sacré. Et c'est dans ce chant XIX que se joue, à mon avis, la question la plus importante de l'Iliade : LA QUESTION DU REPAS.

 

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Fort de sa réconciliation minute avec Agamemnon, Achille veut en découdre tout de suite avec les Troyens. Lui qui a suspendu pendant des mois (des années ?) le combat, voilà désormais qu'il veut le précipiter. Mais comme le lui rappelle Ulysse, le plus civilisé d'entre eux, l'on ne va pas au combat comme ça, « à jeun », et parce que Monsieur Achille l'a décidé. Avant toutes choses, il faut se restaurer, se remplir de vin et de viande qui donneront du coeur au combat. A cette proposition civilisationnelle, Achille rugit : il n'est pas venu se réconcilier pour bouffer mais pour tuer - ou pour bouffer du Troyen !

« Moi, je voudrais pousser les fils de l'Achaïe à combattre sur l'heure, à jeun, sans rien manger ».

Le repas, on le fera éventuellement après.

« Nourriture ou boisson, jusque-là, ne saurait passer par mon gosier, tant que mon ami mort, percé d'un bronze aigu, gît, tourné vers le seuil, dans mon cantonnement, et qu'autour de son corps pleurent nos compagnons. Aussi mon coeur n'a-t-il nul souci de repas ; il ne songe qu'au meurtre, au sang, aux douloureux gémissement des hommes. »

Ulysse insiste. On frôle l'incident diplomatique. Manger ou ne pas manger, telle est la question. Manger n'est pas une simple question de santé, c'est une question sociale, celle du « vivre ensemble » (pardon de ce gros mot), comme on dirait aujourd'hui. Banquet, Cène - tout ce que l'histoire des hommes a compté en moment d'élévation s'est toujours fait autour d'un repas. Mais Achille n'est pas un homme. Il connaît son destin. Il sait qu'il va mourir. Que lui importe la côte de boeuf à la sauce béarnaise ? Pendant que les autres se tapent la cloche, il va s'habiller seul, conscient de ce que les dieux lui réservent - c'est presque son Gethsémani :

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« Lors le divin Achille au milieu d'eux s'équipe. Ses dents grincent, ses yeux brillent comme des flammes. UNE PEINE IMPLACABLE A PENETRE SON COEUR. »

Il revêt les armes que lui a forgées Héphaïstos. Guêtres, cuirasse, épée en bronze, bouclier si éclatant qu'il se voit de loin dans la nuit comme la lune. Et là, on ne rêve pas, on lit bien :

« Comme des matelots aperçoivent parfois, depuis la haute mer, la lueur d'une flamme, - elle brûle dans UNE ETABLE SOLITAIRE EN HAUT D'UNE MONTAGNE, mais eux, contre leur gré, les rafales du vent les jettent loin des leurs, sur la mer poissonneuse : ainsi jusqu'à l'éther s'élève la lueur du bouclier d'Achille, de son beau bouclier, merveilleusement fait. A terre il prend enfin le casque résistant, et le met sur sa tête. Et le casque à crinière ainsi qu'un astre brille : on voit autour de lui voltiger les crins d'or qu'Héphaïstos a fait pendre, en masse du cimier. »

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Mais cette étable en haut d'une montagne, cette flamme qui pourrait guider les matelots... D'où sort cette image de la Nativité en pleine mythologie, cette métaphore improbable, saisissante, anachronique ou prophétique - cet instant de Noël en pleine Iliade ? Et pour finir, ce corps glorieux d'Achille à présent évoqué et que n'aurait pas désavoué une Anne Bouillon ?

« Achille, divin preux, de ses armes couvert, les éprouve sur lui : s'ajustent-elles bien ? ses membres glorieux peuvent-ils y jouer ? Le pasteur d'hommes sent que ses armes le portent : il croit avoir des ailes. »

Ailes mortuaires certainement - et comme le lui rappelle in extremis Xanthos, son propre cheval (mais les chevaux nous parlent, n'est-ce pas Mathilde?) :

« pour toi maintenant le jour fatal est proche ».

Vers la gloire et la mort.

 

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Thétis pleure la mort d'Achille, Füssli, 1780, Art Institute of Chicago.

 

 Chant XX - Le dernier de sa race


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Ajax transportant le cadavre d'Achille, cratère à figures noires, 570 av. J-C, Florence

 

Les dieux sont au taquet. Du côté achéen, on a Héra, Athéna, Poséidon, Hermès, Héphaïstos. Du côté troyen, on a Arès, Apollon, Aphrodite, Artémis. Encore plus que les humains, les dieux donnent l'impression d'avoir envie d'en découdre

« tant est grand le fracas que font les Bienheureux pour entrer dans la lutte ! »

Comme s'ils nourrissaient le rêve secret de devenir humain. Après tout, leur crépuscule est proche, autant penser à se reconvertir, et pourquoi pas, à entrer dans les rangs de l'humanité. Commençons donc par les aider, ces mortels, on verra ce que ça donnera. Ainsi Poséidon sauve Enée de la grande boucherie d'Achille. A son tour, Apollon sauve Hector d'Achille. Celui-ci n'en peut visiblement plus de carnage. Un a le crâne brisé et la cervelle mise en marmelade. Un autre croule en retenant ses entrailles. Un troisième voit son foie tranché et jaillir hors de son corps. Un quatrième est transpercé par la lance qui rentre par son oreille et en ressort par l'autre. Quant au nommé Deucalion, Achille lui transperce le bras avec sa pointe en bronze

« au point où les tendons du coude se rejoignent »,

avant de lui fendre le cou et de jeter la tête avec le casque :

« des vertèbres du col, on voit jaillir la moelle. »

C'est clair que c'est pas lui qu'on inviterait à un vidéodrome Rohmer, Achille.

« Tel, en tout sens bondit Achille avec sa pique, se ruant comme un dieu sur les guerriers qu'il tue. Partout la terre noire est de sang inondée. »

Et le char de l'inhumain divin fait mille éclaboussures de sang en passant. C'est que « le Péléide aspire à la plus haute gloire. »

Mais quelle gloire ? Et qui voudrait être Achille ? On peut se rêver en Ulysse, en Prométhée, en Jason, en Persée, en Héraklès ; on peut se reconnaître en Sisyphe, en Oedipe, en Antigone. Mais Achille ? Qui parmi vous, là, aurez envie d'être Achille ? Le comble, c'est qu'aux Enfers, lui-même avouera qu'il s'est trompé de destin et qu'il aurait mieux fait de choisir la vie humble et longue d'un brave paysan plutôt que celle du fou furieux qu'il a été. En ce sens, il est bien un personnage tragique qui s'est condamné à être la force vivante la plus violente de tous les temps. Mais quoi ? Comme le disait Rachel Bespaloff,

« sans Achille, l'humanité aurait la paix. Sans Achille, l'humanité se racornirait, s'endormirait glacée d'ennui, avant le refroidissement de la planète. »

Mais c'est le dernier. Le dernier héros antique. Le dernier demi-dieu. Le dernier de sa race.

 

Interlude tolstoïen


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L'origine de la guerre, par Orlan


 

De troie à Moscou.

« Homère et Tolstoï,écrit Rachel Bespaloff, ont en commun l’amour viril, l’horreur virile de la guerre. Ni pacifistes, ni bellicistes, ils savent, ils disent la guerre telle qu’elle est. (…) On chercherait vainement dans l’Iliade et dans Guerre et paix une condamnation explicite de la guerre comme telle. La guerre, on la fait, on la subit, on la maudit ou on la chante ; non plus que le destin, on ne la juge. Seul lui répond le silence – ou plutôt l’impossibilité des paroles – et ce regard enfin désabusé qu’Hector mourant jette sur Achille, ou que le prince André semble plonger au-delà de sa propre mort. »

En vérité, la guerre est l’accomplissement de la nature, l’aboutissement paroxystique du cosmos, l’apothéose de la vie. Big bang métaphysique qui suscite autant l’inhumanité que l’humanité – et comme si l’humanité ne pouvait se révéler que sur fond d’inhumanité. La guerre fait couler le sang mais donne du prix au lait de la tendresse humaine. La guerre donne du prix à la vie, provoque la conscience humaine, incite les hommes à sortir provisoirement (historiquement) de cet état originel.

« La guerre même est la voie de l’unité dans le gigantesque devenir qui crée, broie, recrée les mondes, les âmes et les dieux. A cette vie qu’elle consume, elle rend une importance suprême. Parce qu’elle nous arrache à tout, le Tout, dont la présence, soudain, nous est imposée par la vulnérabilité tragique des existences particulières qui le constituent, devient inestimable. » 

Le problème de la force, c’est la violence. La force est sans doute une belle et bonne chose (qui ne voudrait être fort ?), la  violence est une force imposée. Quand Achille se bat contre dix troyens à la fois ou quand il est face à Hector, il fait preuve de force – et indéniablement, il en jette. Mais quand,

« abruti de puissance »,

il s’acharne sur Polydore, le plus jeune fils de Priam, enfant sans défense, il est dans la pure violence et apparaît 

« mûr pour la flèche de Pâris. »


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Orlando Bloom dans Troie de Wolfgang Petersen


La guerre, dans l’Iliade, n’est pas pour autant « totale », c’est-à-dire faite au nom de l’Esprit ou de la Vérité. Ce n’est pas une guerre sainte, mais un simple rapport de forces cosmiques – une guerre « saine » plutôt que sainte, oserait-on dire. Homère ne s’engage pas comme Tolstoï, ce dernier étant bien évidemment pour les Russes et contre Napoléon quand il écrit Guerre et paix. Abattre Napoléon, dans l’esprit de Tolstoï, c’est abattre le mal – non seulement l’envahisseur de la sainte Russie mais encore le rival de Dieu. Or, il n’y a pas de « mal » dans l’Iliade (sauf peut-être quand Achille dépasse les bornes et encore… Energie pure qui ne sait qu’être elle-même, Achille est à la limite de passer pour l’inconscient de service), et quant aux dieux, on ne sait entre eux et les hommes qui imite qui. Guerre des forces, encore une fois, non guerre du bien contre le mal ou de la vérité contre l’erreur – et qui permet de temps en temps la magnanimité entre les adversaires, et peut-être même une secrète admiration (« cet Achille, quand même, quel homme ! Dommage qu’il m’ait écrabouillé les os et que j’ai sa pique enfoncée dans ma bouche et qui ressort par ma nuque, mais quelle classe ! »). A la fin, Priam venu lui réclamer le corps de son fils le trouvera beau.

« Tout change si le critère du conflit de force n’est plus la force mais l’esprit. Quand la guerre apparaît comme la matérialisation d’un duel entre la vérité et l’erreur, l’estime réciproque devient impossible. Dans une lutte qui met aux prises – comme c’est le cas dans la Bible –Dieu et les faux dieux, l’Eternel et l’idole, il ne saurait y avoir de répit. Il s’agit d’une guerre totale qui doit se poursuivre sur tous les terrains, jusqu’à l’extermination de l’idole et l’extirpation du mensonge. Respecter l’adversaire équivaudrait à rendre hommage à l’erreur, à témoigner contre la vérité. »

L’orthodoxe ne peut respecter l’hérétique. Une difficulté que je n’avais pas prévu, tiens….

 

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Hermann Nitsch, Sans titre, 1962

 

 

Chant XXI - La tragédie de Lycaon

 

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Dado, L’Enfant mort, 1954, gouache sur papier.


En philologie antique, on appelle "aristie" une série d'exploits individuels accomplis par un héros en transe, qui le fait entrer dans la légende et rend son nom digne d'être chanté. Le mot vient du grec ancien ἀριστεία / aristeía, qui signifie « vaillance, supériorité individuelle », et au pluriel « hauts faits, exploits » (Wikipédia).

Pauvre aristie que celle qui consiste à massacrer un enfant par pur instinct de sacrifice... des autres. C'est pourtant ce que va faire Achille avec Lycaon, le jeune prince troyen, fils de Priam - le moment le plus sombre de l'Iliade. Quel abominable destin que celui de ce Lycaon qui, une nuit, alors qu'il jardinait dans le verger de son père, fut enlevé par Achille, emporté loin de chez lui, vendu comme esclave sur l'île de Lemnos, avant de réussir à échapper à ses maîtres, et retrouver Troie.

« Au retour de Lemnos, onze jours près des siens, il réjouit son coeur, mais le douzième, un dieu, pour la seconde fois, le jette aux mains d'Achille. »

Rencontrer deux fois son bourreau (on se croirait dans un film d'Haneke !) et cette fois-ci qui va lui faire la peau. L'enfantl a beau implorer Achille à genoux :

« ... et voici qu'à nouveau mon funeste destin me place en ton pouvoir ! Quelle haine pour moi doit éprouver Zeus père, qui me livre à tes mains pour la seconde fois ! Ma mère m'enfanta pour une courte vie... »

Mais comment celui qui va mourir bientôt lui aussi, et le sait, pourrait-il avoir de la pitié ? Pourtant il y a de l'amertume dans l'extraordinaire réponse d'Achille, extraordinaire parce qu'elle résume tout le personnage, sa rage inhumaine, son orgueil dément, mais aussi son désespoir, et peut-être le sentiment que Lycaon et lui subissent un destin injuste :

« Meurs à ton tour, AMI ! Pourquoi te lamenter ? Patrocle est mort, lui qui valait bien mieux que toi. Et moi, ne vois-tu pas ma taille et ma beauté ? J'ai pour père un héros, pour mère une déesse. Pourtant, le sort brutal et le trépas me guettent. L'heure viendra - le soir, à midi, le matin ? - où quelqu'un, au combat, m'arrachera la vie à mon tour, de sa lance ou d'un trait de son arc. »

Il faut alors officier - comme Abraham aurait officié avec Isaac si un ange n'avait pas retenu sa main au dernier moment.

« Il dit, et Lycaon sent défaillir soudain son coeur et ses genoux. Lors, il lâche la pique et, LES BRAS ETENDUS SUR LA TERRE, il s'affaisse. Achille, dégainant son épée acérée, le frappe près du cou, juste à la clavicule. L'épée à deux tranchants y plonge tout entière. L'homme, face en avant, gît couché sur le sol. De son corps le sang noir coule, trempant la terre. Achille par le pied le saisit et le lance au fleuve, qui l'emporte. Puis triomphant, il dit ces paroles ailées : "Va reposer là-bas au milieu des poissons, qui lécheront en paix le sang de ta blessure. Ta mère ne pourra te mettre sur un lit en poussant des sanglots. Les remous du Scamandre emporteront ton corps au vaste sein des mers ; alors quelque poisson bondissant dans la houle, approchant sous le noir frémissement des eaux, de Lycaon dévorera la blanche graisse ! Allez tous à la mort, tant que nous vous aurons pas - vous, en fuyant, et moi, en courant sur vos traces - atteint la sainte Troie. Ce fleuve au cours splendide, aux tourbillons d'argent, ne vous sauvera pas, bien que depuis longtemps vous lui sacrifiiez des taureaux innombrables et que dans ses remous vous jetiez tous vivants de robustes chevaux. Malgré cela, vous périrez de male mort, aussi longtemps que tous, vous n'aurez pas payé le trépas de Patrocle et la mort des Argiens que vous avez tués, lorsque j'étais loin d'eux, près de mes sveltes nefs." Tels sont les mots qu'il dit, et le fleuve en son coeur sent monter la colère : il cherche le moyen d'arrêter les exploits du divin preux Achille ; il voudrait des Troyens écarter le désastre. »

 

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Miodrag Dado Djuric, Expulsion à Montrouge,
technique : peinture à l’huile ; toile
dimensions : H :146cm; L : 114cm
date de création : 1968

 

La nature elle-même n'en peut plus d'Achille. Elle entre aussi en guerre contre lui et cette fois-ci de manière personnifiée. Le fleuve, le Scamandre, parle à son tour: 

« Mes belles eaux déjà sont pleine de cadavres. Je ne sais plus par quel chemin porter mes flots jusqu'à la mer divine, tant je suis dans mon lit par ces morts encombré ! Et tu ne cesses, toi, d'abattre et de tuer ! Allons, l'horreur me prend : chef de guerriers, arrête ! »

Et comme il est impossible à Achille d'être un homme (parce qu'un homme, ça s'arrête, comme le dira un jour Camus), un combat commence entre lui et le fleuve comme dans un film de Miyazaki. Un combat où pour la première fois, Achille perd pied et se met à se plaindre : 

« Ah ! Zeus Père ! malheur ! ainsi nul dieu ne veut me sauver de ce fleuve ! J'y pourrais bien périr. Non, tous les dieux du ciel ici sont moins coupables que ma mère, dont les mensonges m'ont séduit, - elle qui prétendait que devant les remparts des Troyens cuirassés, Apollon me tuerait de ses flèches rapides. Ah ! j'aurais mieux aimé périr du bras d'Hector, le plus vaillant des preux qu'a nourris cette terre : c'est un brave, du moins, qui m'aurait pris la vie, et c'est un brave aussi qu'il aurait dépouillé. Mais mon sort maintenant est de mourir ici d'une mort pitoyable, étouffé par les eaux de ce terrible fleuve, comme un jeune porcher noyé dans le torrent qu'il passe un jour d'orage. »

Crève, orgueilleux ! aurait-on envie de lui dire. Et : achève le vite ! au Scamandre, achève-le avant que les dieux n'interviennent. Celui-ci (je parle du fleuve) tient Achille dans ses flots mais ne peut le noyer seul. Il appelle un autre fleuve, le Simoïs, à la rescousse. Deux fleuves s'acharnent sur Achille !

« Le Scamandre - Mon bon frère, tous deux ensemble maîtrisons la force de cet homme (...) Vite, aide-moi ! Remplis ton lit de l'eau que déversent les sources ; soulève les torrents ; dresse une vaste houle ; suscite un grand fracas de troncs d'arbres, de pierres. Il nous faut arrêter ce combattant sauvage, qui, pour l'heure, triomphe et sévit comme un dieu. (...) Lui, je le roulerai sous un monceau de sable et je le couvrirai de galets par milliers, si bien que les Argiens ne sauront même plus où le recueillir ses os, tellement je l'aurai dans le vase enfoui. »  

Mais voilà que les dieux s'en mêlent, Héra, Héphaïstos, tous les deux contre le Scamandre. Bataille des dieux et de la nature. Bataille du feu et de l'eau. L'eau qui perd devant le feu. Le fleuve qui se retire, vaincu par les dieux. Et cette incroyable remarque d'Héra à Héphaïstos, son fils boiteux, une fois qu'ils ont gagné :

«  Héphaïstos, mon illustre enfant, arrête-toi : il ne sied pas qu'un dieu soit ainsi maltraité pour complaire à des hommes. »

Le temps du Dieu maltraité par les hommes adviendra bientôt. Comment le saurait-il autrement puisque les dieux désormais ne font plus que se battre entre eux ? Sur l'Olympe, en effet,

« la discorde et la haine envahissent leurs coeurs. La terre immense gronde. Le ciel vaste à l'entour claironne la bataille. Zeus, assis sur l'Olympe, entend, et son coeur rit, joyeux, de voir les dieux entrer dans la mêlée. »

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Dado, Sans titre.


Rixe entre Athéna et Arès (et de nouveau défaite cuisante de ce dernier). Rixe entre Héra et Aphrodite (venue, une fois de plus, sauver Arès) et qui est encore battue par Athéna. Totus tuus, "tout à toi", Athéna, semble dire Homère. Au même moment, Poséidon et Apollon se disputent, mais plus sages que leurs autres parents n'en viennent pas aux mains. Artémis gourmande alors son frère d'arme et pour cela vient se faire corrigée par Héra.

« ... de la main gauche, [Héra] saisit les poignets d'Artémis, et, de la droite, arrache l'arc à ses épaules. Ensuite, EN SOURIANT, elle la frappe avec cet arc sur les oreilles, tandis qu'à chaque coup l'autre tourne la tête et que les traits légers à terre se répandent. Tête basse, en pleurant, la déesse s'enfuit (...) »

Je ne sais pas vous, mais tout cela commence à m'exciter grave. Mais le plus beau, c'est Hermès qui, se retrouvant face à Létô, la mère d'Artémis, refuse de se battre et lui dit, merveilleux jésuite qu'il est :

« Je ne veux pas, Létô, combattre contre toi : il est trop dangereux, je le vois, de s'en prendre aux épouses de Zeus, l'assembleur des nuées. Va vite chez les dieux, si tel est ton désir, te vanter de m'avoir vaincu de vive force ! »

Tout se précipite. Achille est devant Troie, est en passe de vaincre Agénor. Mais Apollon intervient et sauve Agénor d'une mort certaine, puis revient sous ses traits affronter le Péléide, l'empêchant de prendre Troie - mais sans doute pour la dernière fois. 

 

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Dado, Composition

LE SITE DE DADO

 

 

Chant XXII - Dogs of war

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Hermann Nitsch, Schüttbild

 

Stéphanie Hochet en sait quelque chose. Le chien, meilleur ami autant que première insulte de l'homme (on s'est traité de « chien » bien avant de se traiter d' « enculé »). Le chien qui se retourne contre son maître. Mourir "comme un chien"à la Joseph K. ou mourir jeté aux chiens comme le craint Priam dans une plainte à Hector qui nous émouvra toujours :

« Prends aussi pitié de moi, de mon malheur, du peu de sentiment que je conserve encore, - de moi, l'infortuné, que Zeus Père fera mourir de male mort [de "mort mauvaise" et non de "mâle mort"] dans un âge avancé, après que j'aurai vu de mes yeux tant de maux : mes fils agonisants, mes filles enlevées, mon palais ravagé, mes petits-fils précipités contre le sol dans l'atroce carnage, mes brus entre les bras maudits des Achéens, et, pour finir moi-même, à la première porte, déchiré par les dents sanguinaires des CHIENS, dès que le bronze aigu d'une flèche ou d'un glaive aura brisé mes membres - ces CHIENS que j'ai nourris à ma table, dans mon palais, comme gardiens, et qui boiront alors, fous de rage, mon sang, puis dans mon vestibule étendus dormiront ! Quand un jeune guerrier succombe, déchiré par le bronze acéré, sur le champ de bataille, il n'offre pas à l'oeil un spectacle odieux : tout ce qu'on voit de lui, même mort, reste beau. Mais alors que des CHIENS outragent d'un vieillard le front chenu, la barbe blanche et les parties, qu'est-il de plus affreux pour les pauvres humains ? »

Hécube aussi implore Hector de ne pas se rendre au dernier combat :

« Hector, ô mon enfant, prends pitié de ta mère et respecte ce sein que je t'offrais jadis, ce sein qui te faisait oublier toute peine. Souviens-t'en, cher enfant. Ce héros ennemi, de derrière nos murs tu peux le repousser, au lieu de te dresser en champion devant lui. S'il te tue, ah ! cruel ! je ne pourrai pas même t'étendre sur un lit, mon grand, et te pleurer, moi qui t'ai mis au monde, - et ta femme non plus (...) Mais loin de nous, auprès de la flotte achéenne, tu seras dévoré par les rapides CHIENS. »

 Et en effet, il est l'heure pour Hector de se rendre « devant » Achille - soit se rendre « à » lui.

Pourtant, dès qu'il le voit, pris de panique, il fuit. Lâcheté d'Hector ? Oui, si l'on considère qu'Achille est un être humain. Mais non, cent fois non si l'on considère qu'Achille à ce moment-là est à son maximum de violence et de déterminisme, qu'il est la mort en personne (celle des autres comme la sienne, d'ailleurs), et qu'Hector fuyant devant lui n'est pas plus lâche qu'Indiana Jones fuyant le gros rocher qui roule vers lui au début des Aventuriers de l'Arche Perdue. Homère, lui, écrit sans équivoque :

« BRAVE EST L'HOMME QUI FUIT, mais l'autre, par-derrière, est encore plus brave. »

 

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Dans cette poursuite célèbre, le mimétisme est parfait :

« On dirait des coursiers aux sabots d'un seul bloc, déjà vainqueurs souvent, qui vont à toute allure en contournant la borne... »

Ils font trois le tour de la cité. Ils passent à côté

« de grands et beaux lavoirs de pierre, où, quand régnait la paix, avant qu'eût abordé la flotte danaenne, les femmes des Troyens et leurs filles jolies souvent venaient laver des habits éclatants »

- magnifique insertion de l'univers féminin pacifique dans l'univers masculin belliciste (parce que, mariage gay ou pas, l'homme, ce sera toujours la mort et la femme, ce sera toujours la vie.) Ce qui ressemble de plus en plus à une exécution programmée se précipite : Zeus laisse agir Pallas (« Agis à ton idée, et que rien ne t'arrête ! »), Apollon, le cher Apollon, « abandonne Hector à son destin » (et là aussi non pas tant par faiblesse que par force du destin), et Achille, qui n'a cure à ce moment-là que de sa gloire, ordonne aux Achéens de ne pas envoyer leurs javelots sur Hector, craignant, s'ils le faisaient, de n'avoir, lui, qu' « un rôle de comparse » dans la mort de ce dernier. Et c'est la dernière confrontation entre les deux hommes, dont l'un est à son maximum d'inhumanité (de « caninité », allais-je dire) et l'autre à son maximum d'humanité (et ici, humanité veut dire noblesse), avec encore la question des chiens. Hector dit à Achille que si Zeus lui accordait à lui la victoire, il rendrait le corps de son ennemi au camp de celui-ci sans aucun outrages. Monstrueuse et titus andronicusienne réponse d'Achille :

« CHIEN ! Cesse d'invoquer mes genoux, mes parents. Tu m'as fait tant de mal ! Aussi vrai que mon coeur, dans sa rage, me pousse à manger par lambeaux, moi-même, ta chair crue, personne de ton front n'écartera les CHIENS. L'on pourrait m'apporter ici et me peser une rançon dix fois ou vingt fois supérieure et m'en promettre encore, - Priam le Dardanide aurait beau m'envoyer un poids d'or égalant celui de ton cadavre : non, même, ainsi, ta mère auguste ne pourra t'étendre sur un lit afin de te pleurer, toi qu'elle a mis au monde. Les CHIENS et les oiseaux dévoreront ton corps et n'en laisseront rien. »

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La mort d'Hector, par Biagio di Antonio

Et Achille tue Hector. Et Hector meurt. Et les outrages commencent. Et il y a ce détail incroyable des Achéens qui autour du corps d'Hector n'osent pas d'abord le toucher, l'admirent même, seraient presque prêt à lui rendre gloire. Hélas, les louanges se transforment en coups de pied.

« C'EST EN PARLANT AINSI QU'ILS VIENNENT [A]  LE FRAPPER »

(tout René Girard ne naitrait-il pas de cette unique phrase ?). On perce les talons et les chevilles d'Hector, on lui passe des courroies, on attache les courroies au char d'Achille, et le galop interminable autour de Troie commence, chaque jour, chaque nuit. Parce que la mort n'est pas suffisante. La mort n'est pas une fin mais un moyen de blesser encore plus, d'atteindre au plus profond le coeur des autres, de les faire périr de chagrin. Et c'est bien un chagrin halluciné qui frappe Andromaque à la fin de ce terrible chant XXII - un chagrin qui concerne, notons-le, finalement moins son mari que son fils Astyanax :

« Oui, même s'il échappe à la guerre cruelle, aux coups des Achéens, l'avenir ne sera pour lui que peine et deuil. On lui prendra ses terres. L'orphelin perd, du coup, les amis de son âge. Il tient le front baissé ; des pleurs mouillent ses joues. Lorsque, tout démuni, l'enfant s'en va trouver les amis de son père et les tire par leur tunique ou leur manteau, certains en ont pitié ; l'un d'eux même, un instant, lui présente une coupe : il ne le laisse pas y mouiller son palais, mais seulement ses lèvres. L'enfant qui, lui, conserve et sa mère et son père le chasse du festin, le bat et l'injurie : - ton père n'est pas là. Va-t'en à la MALHEURE ! »

 [« Entre parenthèses », j'ai lu plusieurs traductions de ce morceau et aucune ne m'a paru aussi douloureusement belle que celle de Flacelière en Pléiade que je suis depuis le début.]

 

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Chant XXIII - Holocauste

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Günter Brus, Pinturas del pintor

 

 Quel chagrin a-t-il été plus abominable que celui-ci ? Deuil, sacrifices et jeux funèbres.

« Thétis fait croître en eux le désir des sanglots. »

 Achille se rase la tête. Ecorche moutons et boeufs. Enduit de graisse animale le corps de Patrocle. Jette quatre chevaux superbes au feu (vivants ?). Egorge deux chiens et les lance sur le bûcher.

« Le même sort échoit à douze nobles fils des Troyens magnanimes, qu'il tue avec le bronze : son âme ne se plaît qu'à des oeuvres de mort. »

Animaux, humains - aucun holocauste n'est au niveau de son abominable chagrin. A l'inhumanité des hommes répond l'humanité des dieux. Pendant qu'Achille hurle son chagrin, Aphrodite et Apollon préservent le corps d'Hector.

« D'Hector pourtant les chiens respectent le cadavre, car la fille de Zeus, Aphrodite, les chasse et de jour et de nuit. (...) Et Phoebos Apollon sur le mort fait descendre une sombre nuée, qu'il amène du ciel et répand sur la plaine, cachant aux yeux l'endroit où le cadavre gît : il craint que le soleil ne dessèche trop vite la peau d'Hector autour des muscles et des membres. »

Ce sont ces soins divins qui émeuvent, non les pleurs de l'irascible. Commencent les jeux funèbres, la course de char, le pugilat - et les querelles internes. Hector mort, les Argiens retrouvent leur indicible médiocrité. Ajax vs Idoménée. La médiocrité des héros, la stupidité énorme des preux, la boursouflure sans fin des costauds - Shakespeare en fera une pièce géniale, véritable parodie de l'Iliade : Troilus et Cressida.

 

 

Chant XXIV - Le chagrin et la pitié


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La douleur d'Andromaque, par David


Grâce à Apollon, le cadavre d'Hector n'a subi aucun mal.

« Les dieux bienheureux, à le voir, ont [eu] pitié. »

Une pitié qui n'étouffe décidément pas Achille et ses amis. On pense un moment à dérober le corps d'Hector sans qu'Achille s'en doute - mais cette idée est « impraticable », de l'aveu de Zeus même. Limites, encore une fois, des dieux. Thétis, la bonne mère effondrée elle aussi par l'inhumanité de son fiston est envoyée auprès de lui et dans l'espoir qu'elle pourra le convaincre de rendre le corps.

« Jusques à quand, mon fils, rongeras-tu ton coeur à pleurer, à gémir, sans plus te souvenir de la table et du lit ? »

Achille accepte de rendre Hector à Priam.

Et c'est cette rencontre magnifique, sublime, bouleversante, l'une des plus belles choses qui n'aient jamais été écrites, entre Achille et Priam - et qui peut-être sauve Achille de son inhumanité. Achille qui propose et prépare lui-même le repas à Priam. Achille qui redevient un être civilisé, c'est-à-dire un être de rituel. A ce moment-là, même Priam ne peut pas ne pas l'admirer :

« qu'il est beau ! qu'il est grand ! on croirait voir un dieu ! », se dit-il. Peut-être le salut est-il dans la beauté. Et « Achille admire aussi Priam le Dardanide pour sa prestance noble et ses sages paroles. »

Achille va jusqu'à promettre à Priam que le temps des funérailles d'Hector, il retiendra son armée. Mysticisme de la trêve. Au fond, la cruauté d'Achille, que je préfère appeler « férocité », n'a jamais été, comme le dit Rachel Bespaloff, calculée, technicienne, méthodologique - contrairement à celle d'Ulysse. D'ailleurs, c'est Ulysse qui fera tomber Troie. Après la mort de Hector, Achille a terminé son destin et bientôt lui aussi périra. Le chagrin est la seule égalité des hommes... et des femmes. Les derniers pleurs d'Andromaque qui ne cesseront jamais :

« Au moment de mourir, tu n'as pu, de ton lit, tendre vers moi les bras, ni m'adresser non plus un propos lourd de sens dont je me souviendrais nuit et jour, en pleurant ! »

La veuve et l'orphelin privés de la dernière parole. On ne saurait souligner détail plus déchirant. Et c'est le bûcher final, celui d'Hector, mais qui embrasera bientôt Achille et les dieux. Plus tard, ce sera le retour d'Ulysse - soit l'affranchissement de l'homme.

 

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Epilogue - Crépuscule des dieux

 

 iliade,homère,rachel bespaloff,bible,christianismeL'intime se méfie du symbolique comme le vivant se méfie de l'idée.

« Plus intime notre commerce avec ces deux livres divinement inspirés [l'Iliade & la Bible], plus vive notre méfiance à l'égard des interprétations symboliques qui les chargent d'un sens trop riche »,

écrit Rachel Bespaloff dans son dernier chapitre intitulé de  « De l’Iliade », « Source antique et source biblique ».

On le sait, le dieu judéochrétien a aboli l'occulte, la magie, le calcul - la vénalité. On ne complote plus avec Dieu. On ne commerce plus avec Dieu. On fait une Alliance - rien à voir. Il y a certes des mystères de la foi, mais en aucun cas il n’y a d'énigme. Le Père n'est pas le Sphynx. Bien au contraire, si Dieu a puni Israël, c'est parce qu'Israël exigeait de lui un rapport plus occulte qu'intime, un rapport plus donnant donnant qu'amoureux. Avec les judéochrétiens, le don devient gratuit, sacrificiel, altermondialiste. Mais non le sacrifice d’autrui, le sacrifice de soi. Avec la Bible, on ne sacrifie plus personne, on se sacrifie – très important. Ce changement de paradigme n'est-il pas déjà présent dans l'Iliade ? C'est la thèse de Bespaloff. Du premier au dernier vers de l’Iliade, les dieux de l'Olympe constituent plus un Fatum qu'un pouvoir de décision. Que les Achéens l'emportent sur Troie, ce ne sont pas les dieux qui l'ont décidé, mais le Destin - eux peuvent donner des coups de pouce ou de coude aux hommes pour suspendre ou accélérer la chute de Troie, ou pour faire disparaître un preux en pleine bataille ou pour conserver le corps glorieux d'Hector malgré la violence que lui fait subir Achille, ils n'ont pas le pouvoir de changer globalement les choses. On l'a vu dans le dernier chant : même à Zeus, il est impossible de dérober le corps d'Hector à Achille. L'Iliade est donc bien un crépuscule des dieux (comme l'Odyssée sera  un affranchissement total de l'homme).

Certes, l'esprit tout intérieur de la Bible reste très étranger à l'esprit tout extérieur de l'Iliade. Mais on pourrait dire que dans l'Iliade, l'esprit devient de moins en moins extérieur et que dans la Bible, il devient de plus en plus intérieur. De la pure extériorité (Achille) à la pure intériorité (Jésus) - et à la fin, c'est l'extériorité qui meurt et l'intériorité qui ressuscite.

En revanche, là où les deux textes se retrouvent vraiment, est bien dans ce moment où le mythe commence à sentir le roussi. Le mythe non pas compris comme aventures légendaires mais comme principe premier des choses de ce monde. Le mythe comme mainmise sur l'âme et le cosmos.

« Or, c'est justement cette volonté de mai-mise que la Bible et l'Iliade condamnent. La prophétie exclut la divination et ne s'obtient pas par des procédés magiques. Il n'existe d'autre ascèse que la droiture du coeur pour entrer en contact avec la surnature. »

S’il n’y avait qu’une seule chose à retenir, c’est ceci : à partir de l’Iliade, puis avec la Bible, on passe progressivement de la pensée magique (ou mythique) à la pensée éthique - en attendant la pensée dialectique moderne (celle-ci allant en gros de Platon à Hegel).

La véritable différence entre Iliade et Bible n'est donc pas dans le mythe, aboli par les deux, que dans le rapport entre Force et Logos. Indéniablement, l'Iliade définit la force comme « principe homogène, identique au devenir qu'elle détermine, sans origine et sans fin », alors que dans la Bible,

« la représentation de la force implique une hétérogénéité fondamentale, sinon fondamentale »

 entre elle et Dieu. Dans la Bible, il y a la force corruptible, matérielle, « dionysiaque », d'une part et la force créatrice, amoureuse, divine, d'autre part. La première tue, détruit et crucifie (quoiqu'immortalise, on le verra plus bas) ; la seconde aime, crée, procrée et fait ressusciter. Pour le dire autrement, chez les Grecs, le devenir (ou le destin) est le maître des dieux (Zeus ne peut empêcher la chute de Troie, le vol du corps d'Hector - en fait, il ne peut RIEN empêcher. Son seul pouvoir est de suspendre les événements) alors que chez les chrétiens, Dieu est le maître du devenir (ou du destin) - Dieu soumet le destin à lui, et c'est en ce sens que les hommes sont libres.
L'autre différence majeure est celle qui oppose immortalité et résurrection.

« Le trait fondamental de la religion biblique, c'est qu'elle n'est pas une foi en l'immortalité, mais une volonté de détruire la mort dans le temps. Non seulement la nation ressuscite en Dieu, Dieu aussi ressuscite dans le coeur de la nation. L'éthique elle-même n'est avant tout qu'un instant de résurrection, une INSURRECTION de la force finie contre sa propre déchéance et sa corruptibilité. En revanche, la conception moniste de la force, l'idée de la culpabilité diffuse de l'éternel devenir, l'image du Fatum bouchant le ciel de l'immanence, devaient orienter la pensée grecque dans la voie du détachement esthétique, de l'éternité intemporelle et de la rédemption par la beauté. »

 Les chrétiens préfèreront la rédemption par la bonté.  Les chrétiens préfèreront L’INSURRECTION DE LA RESURRECTION à l’immortalité esthétique.

« Tandis que la foi en la résurrection affirme le principe de la communion, associant à Dieu tous les membres du peuple élu, puis toutes les nations, et finalement le genre humain, pour l'édification du salut, la croyance en l'immortalité consacre le principe de l'unicité, exalte l'incomparable événement - qu'il se nomme Hector, Achille ou Hélène - qui émerge du devenir un instant et à jamais. Immortaliser est le fait de l'homme, et la plus haute raison de son activité. Ressusciter, au sens transitif de ce verbe, est le fait du Dieu créateur, du Dieu d'Ezechiel qui tire son peuple du sépulcre et souffle sur les ossements morts pour qu'ils revivent. »

Qu’on se préfère grec ou chrétien, c’est super beau, non, tout ça ? Je ne suis pas le seul à m’exalter ?

Dès lors, le rapport au malheur change. Pour un grec, le malheur vient soit à cause des dieux (grec ancien) soit à cause du Destin (grec nouveau). Pour un judéochrétien, le malheur vient de sa propre faute. C'est lui qui est coupable, pas Dieu qui est toujours innocent et encore moins le Destin qui n'existe pas. On pourra rétorquer que cette culpabilité, forme ultime de l'intériorité, est abominable, et que décidément, mieux vaut vivre en grec qu'en chrétien, mieux vaut dire que ce sont les dieux ou le destin qui sont coupables plutôt que nous. C'est vrai. Mais on pourra dire aussi que cette culpabilité a un autre nom sur lequel se fonde toute l'Histoire moderne et qui constitue le socle de nos valeurs collectives et individuelles : liberté.

 

 

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