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Depardieu par Millet : Le dernier des Français

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Sur Atlantico

 

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Welcome to New York.

 

Sans le corps, l’humanité aurait disparu depuis longtemps, écrivait Nietzsche.

Et de fait, l’humanité (du moins, celle qu’on connait jusqu’ici et à laquelle nous sommes encore quelques-uns à être attachés) commence à disparaître à coup de mondialisme, d’hygiénisme, de féminisme, de genrisme, de véganisme et d’athéisme. Jamais plus qu’aujourd’hui, on n’a en effet tenté de nier le corps, de le neutraliser, de le domestiquer, de le commercialiser, de le désorganiser au sens propre, de le rêver justement comme « corps sans organes », ou «  human centipede »,  ou pur artefact à qui on imposerait des règles qui ne sont pas les siennes, en faisant un genre ou un produit comme un autre - alors que c’est lui qui, à l’origine, accordait le genre et permettait (ou interdisait) tels ou tels échanges. Le corps est devenu l’ennemi à abattre. Le maître que l’on veut mettre en esclavage. Le dieu que l’on n’a pas renoncé à crucifier encore et toujours – et dont on se méfie du retour, ou de la résurrection, comme de la peste. Mais le corps qui envers et contre tout reste notre première condition de présence au monde, sinon notre première gloire de et par Dieu. Le corps Depardieu.

Sous le triple exergue d’Isaïe, de Céline et de Bloy, Richard Millet décrit le corps politique, érotique et théologique du plus grand acteur français. Bien sûr, tout ce qui fâche est au rendez-vous. Ses excès qui scandalisent les pisse-froids  alors qu’ils devraient plutôt émouvoir, rappelant la vulnérabilité d’un homme qui a beaucoup donné et beaucoup perdu. Sa jouissance terrienne, charnelle, parfois excrémentielle, qui en affole plus d’un mais qui n’est rien d’autre qu’une forme anti culturelle de survivance. Sa résistance (augustinienne) aux hérésies transhumaines. Depardieu, c’est l’anti-cathare absolu qui rappelle ce qu’est et ce que peut un corps, le sien, c’est-à-dire le nôtre, même si nous faisons tout pour l’abolir, l’oublier, et pire que tout le déchristianiser, sinon le défranciser. La francité anti-germanopratine de « Gégé ». Sa nouvelle incompatibilité avec les media (alors qu’il en fut le chéri dans les années 70 et 80). On dit qu’il a changé. Mais c’est le monde qui a changé. Comme Bardot ou Delon, autres de nos icônes désormais irrécupérables, Depardieu n’a pas bougé d’un iota et c’est bien cela que l’époque qui n’en finit pas de (se) « désidentifier », de (se) « désexualiser », de déconstruire, lui reproche. Qu’il n’ait pas « évolué » comme elle. Qu’il soit resté cet irréductible gaulois éructant, bouffant, buvant, rotant, pétant, pissant et riant aux éclats, étranger, donc « barbare », au nouveau type d’homme que chaque jour l’on veut imposer et qui pue mille fois plus que n’importe lequel des pets de « Gégé » - peut-être parce qu’on lui a retiré, au nouvel homme, ce qui lui permettait avant de se soulager, de se purger. Contre toutes ces atteintes faites aux origines et aux orifices du monde, le corps préhistorique, « Mammuth », de Depardieu s’insurge. Manneken-Pis contre Piss Christ. Valseuses contre Femen. Danton contre Robespierre.  Falstaff contre Tartuffe. Seul contre tous avec son bide, ses quatorze bouteilles par jour et ses cent, voire mille, dents.

Pour autant, Millet ne fait pas une idole de son primitif préféré. Le génie de Depardieu, explique-t-il, est d’avoir incarné la France autant dans sa grandeur (et même si Millet semble faire exprès de rater Cyrano accusé bien à tort d’être à l’origine de « la France disneylandisée avant l’heure ») que dans sa misère : « déterritorialisé par ubiquité autant que par capacité à tout jouer avec une manière d’excès ou dans un décalage par quoi il dit la vérité du personnage qu’il interprète pour l’amener au point où celui-ci se défait, montrant l’homme contemporain comme rôle de moins en moins individuel, de plus en plus interchangeable (…) ». Les comédiens, on le sait, n’ont pas d’âme et Depardieu pas plus que les autres. Il n’en reste pas moins que c’est en Donissan dans Sous le soleil de Satan de Bernanos adapté par Pialat qu’il trouve son meilleur rôle – celui dans lequel il a pu montrer comme nul autre ce que signifie combattre ses démons, aller jusqu’au bout de son corps et révéler au monde entier (fut-ce le public snob du festival de Cannes qui, apprenant que la palme d’or était remise à Pialat, ne trouva rien de mieux que de se ridiculiser en huant celui-ci et se prenant dans la gueule un bras d’honneur amplement mérité – geste depardien s’il en est !) que la seule limite du corps, c’est Dieu.

Dès lors, on lui pardonne tout, et non pas tant parce qu’il est capable du meilleur et du pire, mais parce qu’il a su, dans sa carrière comme dans sa vie, « inclure le pire dans son mode d’existence » (son indéniable vulgarité, son ivrognerie, son exil fiscal, son amitié avec Poutine) ; prouver à tous que ce qu’il y a de plus sale en nous est aussi ce qu’il y a de plus sacré ; risquer, en ce sens, le sacrifice de son corps en en faisant le réceptacle de tout ce que l’époque puritaine rejette - et se donner le droit de dire : « merde alors, un peu de tenue. »

Sans Depardieu, la France aurait disparu depuis longtemps.

 

Richard Millet, Le corps politique de Gérard Depardieu, Editions Pierre Guillaume de Roux, 128 pages, septembre 2104, 17,90 euros.


Sade, littéralement et dans tous les sens - I

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sade,annie le brun,juliette

Sade, attaquer le soleil : Musée d'Orsay, 14 octobre 2014 - 15 janvier 2015
 
 
 
 
Vieille étude publiée une première fois en octobre 2006 dans feu La Presse littéraire puis en avril 2008 sur ce blog, et que je re-update ici dans une version revue et corrigée à l'occasion de l'expo"SADE, ATTAQUER LE SOLEIL",  que l'on peut voir en ce moment au musée d'Orsay, et dont la commissaire n'est autre qu' Annie Le Brun,  elle-même auteur de l'essai définitif sur Sade,Soudain, un bloc d'abîme, Sade(Folio-Essais, 1993), qui inspire en grande partie ce post en trois parties.
 
 
 
 
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San Remo, Amandine, été 2004
 
 

 

A vous, ma chère Saïda , la seule « Juliette » que j’ai connue…

 

 

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Juliette O (1012 - 2012)

 

 

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« Vous tenez des propos qui sentent le foutre. »

(Curval à Blangis dans Les cent vingt journées de Sodome.)

Ah Sade, cher vieil oncle ! Le premier écrivain de ma vie. Celui sans qui je ne serais pas ce que je suis. Celui qui m’a appris à raisonner. Celui qui a contenu toutes mes rages d’adolescent et d’adulte. Celui qui m'a fait supporter ma blessure. Quand je pense qu’il y a encore des gens qui sont encore allergiques au Marquis.  Qui sont "scandalisés". Ou pire, qui ne le "sentent pas". Qui baillent à Justine et s’endorment à Juliette. Comme je n’ai rien à voir avec eux ! Les petits bourgeois ! Les puritains ! Les salauds ! Pour moi, ç'a toujours été simple : celui qui n'admet pas le négatif (dette, castration, péché, condition humaine tragique) est un négationniste de l'humanité. « En Sade, du moins, respectez le scandale », exhortait Maurice Blanchot dans son célèbre essai. Mais non, pas eux, ces normaux, ces normatifs, ces purs, ces monstres ! Ils trouvent Sade immature, infantile, pas sérieux. Ils n’en voient pas « l’intérêt ». On en vient à regretter le proverbial père de famille qui voyait en Sade le violeur potentiel de sa fille (son rival, donc). Ou la dame patronnesse qui se demandait s’il ne fallait pas le brûler. Le nombre de gens qui sont sadiques avec Sade ! Simone de Beauvoir / Michel Onfray : même combat. Il faut brûler Sade ! Rendons grâce, malgré tout, à ces censeurs qui sont les seuls à comprendre ce que la littérature a d’anti-sociale ou ce que la société a d’anti-littéraire. Sade est immense et continue à enculer le monde. Pour moi, aucun auteur ne m’a autant touillé.

Ca veut dire quoi aimer Sade ? Ca veut dire avant tout qu’on ne peut pas / plus supporter la souffrance.Ca veut dire que tout nous paraît souffrance. Ca veut dire qu’on n’en peut plus de la vie."Pourquoi y a-t-il de la souffrance plutôt que rien ?", nous demandons-nous avec Sade. Pas seulement à cause de la société d’ailleurs - trop facile d’incriminer seulement les institutions ou le pouvoir. Non, c’est le monde dans son ensemble qui est visé par le Marquis, le monde et ses lois, ses valeurs, ses idoles, ses dieux, son histoire et même sa géographie. Tout sadien patenté sait que son auteur préféré adore se faire une collection des mœurs de tous les pays du monde et prouver, qu’ici comme là-bas, si les modes de vie changent, la cruauté de ces modes reste la même. Où qu’on aille, quoiqu’on fasse et quoiqu’on pense, il y a toujours du sang et des morts. La moindre parole, le moindre clin d’œil, le moindre raisonnement déclenchent aussitôt la mise en marche des chevalets et des tortures. A chaque idée son cadavre. A chaque système son supplice. A chaque vie sa douleur.  Vivre, c’est souffrir ou faire souffrir. C'est la vie qui est douleur, nous dit Donatien. C'est la vie qui est  est biologiquement sadique. C’est la "nature", comme il l’appelle, qui contient en elle la mort et la destruction. C’est la matière elle-même qui s’arrange pour nous tourmenter et de la meilleure façon possible. Les tourments, l’humanité adore ça de toutes façons. La preuve en est qu’en plus de ceux que la nature nous inflige, nous nous en inventons sans cesse d’autres avec nos idées d’âme, d’outre-monde, d’enfer, de morale, de mérite. Illusions fantasmagoriques à coup sûr, mais qui sont là autant pour consoler les peuples que pour séduire les libertins en quête de nouveaux excès - tel le ministre Saint-Fond dans Juliette avec son idée d’une douleur maximale que l’on infligerait à un patient et qui, par le biais d’une pratique satanique (donc, franchement anti-matérialiste), se perpétuerait éternellement. Au fond, notre seule différence avec la matière, c’est que nous avons plus d’imagination qu’elle. Et comme « tout le bonheur de l’homme est dans son imagination », c’est par elle que nous pourrons dominer la nature et atteindre notre souveraineté. Etre libre, ce n’est pas outrepasser les lois de la nature, ce qui est impossible, mais les doubler par l’artifice – exactement ce que fait Juliette, la seule véritable héroïne sadienne.

Innommable, irrécupérable, infréquentable, Sade l’est précisément pour nous avoir révélé la cruauté atomique des choses, pour nous avoir exercé à la désidéologisation complète du monde, pour nous avoir initié enfin à la l’humanité totale - et qui en un sens est le contraire de l’humanité. Alors, mimétique ou métaphorique le Marquis ? L’aimer, c’est en tous cas, comme le dit Annie Le Brun citant Rimbaud dans son célèbre et indépassable essai Soudain un bloc d’abîme, Sade et qui inspire notre travail, le lire « littéralement et dans tous les sens ». Allons-y, foutre ciel !

 

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 Manuscrit des 120 Journées que l'on peut voir actuellement au Musée des Lettres et Manuscrits

 

 

A – LA CAUSE PREMIERE

1 – Mots

Sade, on en revient malade. Qui en effet peut résister à « ça » ? :

« Pendant la nuit, le duc et Curval, escortés de Desgranges et de Duclos, descendent Augustine au caveau. Elle avait le cul très conservé, on la fouette, puis chacun l’encule sans décharger ; ensuite le duc lui fait cinquante-huit blessures sur les fesses dans chacune desquelles il coule de l’huile bouillante. Il lui enfonce un fer chaud dans le con et dans le cul, et la fout sur ses blessures avec un condom de peau de chien de mer qui redéchirait [sic] les brûlures. Cela fait, on lui découvre les os et on les lui scie en différents endroits, puis l’on découvre ses nerfs en quatre endroits formant la croix, on attache à un tourniquet chaque bout de ces nerfs, et on tourne, ce qui lui allonge ces parties délicates et la fait souffrir des douleurs inouïes. On lui donne du relâche pour la mieux faire souffrir, puis on reprend l’opération, et, à cette fois, on lui égratigne les nerfs avec un canif, à mesure qu’on les allonge. Cela fait, on lui fait un trou au gosier, par lequel on ramène et fait passer sa langue ; on lui brûle à petit feu le téton qui lui reste, puis on lui enfonce dans le con une main armée de scalpel, avec lequel on brise la cloison qui sépare l’anus du vagin ; on quitte le scalpel, on renfonce la main, on va chercher dans ses entrailles et la force à chier par le con ; ensuite, par la même ouverture, on va lui fendre le sac de l’estomac. Puis, l’on revient au visage : on lui coupe les oreilles, on lui brûle l’intérieur du nez, on lui éteint les yeux en laissant distiller de la cire d’Espagne brûlante dedans, on lui cerne le crâne, on la pend par les cheveux en lui attachant des pierres aux pieds, pour qu’elle tombe et que le crâne s’arrache. Quand elle tomba de cette chute, elle respirait encore, et le duc la foutit en con dans cet état ; il déchargea et n’en sortit que plus furieux. On l’ouvrit, on lui brûla les entrailles dans le ventre même, et on passa une main armée d’un scalpel qui fut lui piquer le cœur en dedans, à différentes places. Ce fut là qu’elle rendit l’âme. Ainsi périt à quinze ans et huit mois une des plus célestes créatures qu’ait formée la nature, etc. Son éloge. »

 

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 Salo, polenta.

 

« Ca », c’est le supplice d’Augustine dans Les cent vingt journées de Sodome, la pire page du pire livre qui n’ait jamais été écrit. « Ca », c’est la vie dans son indépassable horreur physique et morale, c’est la réalité physiologique en action et l’action philosophique dans sa réalité, c’est ce à quoi aboutit n’importe quelle religion, n’importe quelle métaphysique, n’importe quelle morale, c’est le nec plus ultra de l’humanité. « Ca », c’est ce qui fait bander l’humanité ou plutôt c’est ce qui n’empêche pas l’humanité de bander. Car il ne faut pas se leurrer, toutes les atrocités du monde n’ont jamais empêché « la vie » de « continuer » comme l’on dit. Des Augustines, il y en eut des millions mais cela ne gêna jamais les juges de condamner à mort leurs coupables ni les parents de fesser leurs enfants. J’exagère ? Je mets sur le même niveau des choses qui n’ont rien à voir ? Je m’excite tout seul à propos d’un auteur que le bon Joseph n’aurait jamais dû me donner à traiter ? Je règle mes comptes avec Papa Maman, l’âne et le boeuf ? Je fais un doigt d’honneur à Dieu ? Et quand bien même ! Tout cela, c’est kif-kif. Pour le malheur de tous les martyrs, l’humanité a toujours préféré la vie – et dans le cas d’Augustine, la vie, c’est la douleur qui ne finit jamais – au doux néant qui abolit les douleurs. Et comme si cela n’était pas suffisant, aux peines judiciaires, temporelles, l’humanité, via le Dieu qu’elle s’était inventé, rajouta les peines éternelles. L’aventure d’Augustine est un témoignage de ce qui peut se passer dans la tête d’un sadique, d’un juge ou d’un chrétien – et aussi la description d’une réalité à peine exagérée. Lisez plutôt :

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Pièces à convictions de Damiens, manteau, gants, couteaux (Photos prises par un particulier lors d'une exposition sur la Bastille à la bibliothèque de l'Arsenal en février 2011 et dénichées ici.)

 

« Damiens avait été condamné, le 02 mars 1757, à « faire amende honorable devant la principale porte de l’Eglise de Paris » ou il devait être « mené et conduit dans un tombereau, nu, en chemise, tenant une torche de cire ardente du poids de deux livres » ; puis, « dans le dit tombereau, à la place de Grève, et sur un échafaud qui y sera dressé, tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et gras des jambes, sa main droite tenant en icelle le couteau dont il a commis le dit parricide, brûlée de feu de soufre, et sur les endroits où il sera tenaillé, jeté du plomb fondu, de l’huile bouillante, de la poix résine brûlante, de la cire et soufre fondus ensemble et ensuite son corps tiré et démembré à quatre chevaux et ses membres et corps consumés au feu, réduits en cendre et ses cendres jetées au vent. » « Enfin, on l’écartela, raconte la Gazette d’Amsterdam. Cette dernière opération fut très longue, parce que les chevaux dont on se servait n’étaient pas accoutumés à tirer ; en sorte qu’au lieu de quatre, il en fallut mettre six ; et cela ne suffisant pas encore, on fut obligé pour démembrer les cuisses du malheureux, de lui couper les nerfs et de lui hacher les jointures ». A la fin, « l’un des exécuteurs dit peu après que lorsqu’ils levèrent le tronc du corps pour le jeter sur le bûcher, il était encore vivant. »

Plus tard, dans ses Mémoires, Casanova, qui, lui, ne put soutenir le spectacle du supplice jusqu’au bout, raconta qu’autour de l’échafaud, les gens étaient en fête - certains se faisant faire une fellation par des prostituées, d’autres se masturbant gaiement - et rapporta le mot d’une grande dame de l’époque : « pauvres chevaux, ils doivent souffrir à tirer comme ça ! » Qu’on ne se moque pas ! Cette dame, c’est l’humanité dans tout son angélisme, celle qui sera toujours du côté de la vie, de la justice, des innocents qui souffrent (même s’il s’agit d’animaux), et qui prendra fait et cause contre tous les méchants, applaudira à leur châtiment, et sera beaucoup plus scandalisée par le premier texte que par le second. Car pour les bonnes gens, ce que l’on admet dans la réalité, on ne l’admet plus du tout dans la littérature – surtout une littérature qui (d)énonce la réalité.

 

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Damiens, gant

Au XVIIIème siècle, les supplices font long feu. Pourtant, si l’écartèlement de Damiens a pu exciter la partie la plus traditionnelle du public, il n’en a pas moins horrifié l’ensemble des parisiens. Même si la « honte de punir », dont parle Michel Foucault, qui caractérisera la justice moderne, est encore loin, la cruauté judiciaire commence à paraître un peu « too much ». A vrai dire, le paradigme politique, social et mystique est en train de changer. Jusqu’à Damiens le châtiment renvoyait à la souveraineté du Prince, elle-même garante de la volonté de Dieu, et par là même se devait d’être éclatant. Rouer, écarteler, brûler vif n’étaient rien d’autre qu’accomplir la volonté du Très Haut pour la plus grande joie des ouailles. Or, du fait que le Très Haut se retire peu à peu des affaires humaines, les hommes n’ont plus la même ferveur à se punir les uns les autres. Descartes et Kant sont passés par là. Le monde dépend désormais moins de l’objectivité divine que de la subjectivité du Cogito et de la raison pratique. La mystique pénale d’antan commence à sentir le souffre. Un Joseph de Maistre pourra des années plus tard tenter de réhabiliter le bourreau et la nécessité glorieuse des supplices, l’évolution des mœurs et la transformation du langage, à laquelle participe amplement l’œuvre de Sade, auront fini par rendre caduque « l’innocence » de la violence d’état.

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 Damiens, couteaux.

 

Comme l’a définitivement montré Michel Foucault dans son Histoire de la folie, c’est en effet au moment où l’on abandonne les grandes tortures pénales que celles-ci font leur entrée en littérature. Entrée remarquée et qui pour le philosophe correspond à « cette grande conversion de l’imaginaire occidental» et qui est « le fait culturel massif de la fin du XVIIIème siècle »-  le sadisme. Certes, on n’a pas attendu Sade pour être sadique, mais on l’a attendu pour être sadien, c’est-à-dire pour exprimer non plus la cruauté de situations objectivement « cruelles » et d’ailleurs considérées comme telles depuis le début de l’histoire (guerres, famines, crimes, accidents, maladies, deuils…) mais bien celle des valeurs et des institutions qui structuraient la pensée classique - autrement dit, c’est grâce à Sade que nous a été dévoilée dans toute son obscénité la cruauté du bien. Pour la première fois dans l’histoire de la littérature, et peut-être même du langage, on comprend avec effroi ce que signifient pour de bon « exécution des hautes œuvres », « justice divine », « nature », « bonté », « humanité ». En mettant des mots sous les idées et des morts sous les mots, Sade a déniaisé le langage comme il a défloré la réalité. Impossible après lui de ne plus sentir le sang des hommes et de ne plus entendre le hurlement des femmes quand on parle de morale et de religion. Pire, on comprend avec lui que la cruauté peut désormais aller de pair avec la volupté. Un siècle et demi avant Freud, la sexualité comme origine de toutes choses, et notamment des pensées les plus hautes, bouleverse notre anthropologie d’enfant de choeur. La fureur sexuelle accompagne la fureur morale, sinon la provoque. Avec Sade, non seulement le social ou le pénal deviennent des catégories du cruel mais le cruel devient lui-même une catégorie érotique. « Parce que vous bandez, monsieur le président, vous voudriez qu’on vous parlât tout de suite de roue et de potence ; vous ressemblez beaucoup aux gens de votre robe, dont on prétend que le vit dresse toujours, chaque fois qu’ils condamnent à mort » reproche gentiment Blangis à Curval avant d’aller bras dessus, bras dessous démembrer quelques adolescents.

 

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Robert François Damiens devant ses juges, Bibliothèque Nationale de France.

 

Dès lors, c’est la candeur de Joseph Maistre qui croit que l’on peut continuer à parler du supplice sans sadisme, qui apparaîtra monstrueuse. Et c’est en ce sens que sa page à lui sur le bourreau est mille fois plus abjecte que toute l’œuvre de Sade, car sa réjouissance « divine », contrairement à la jouissance du divin marquis, est toute morale, sans malice aucune, sans volonté de subvertir – d’enculer la loi. « Sadisme » inconscient de lui-même, totalement anti-érotique, et qui croit jouir « sainement » des vertus rigoureuses de la justice quand il célèbre le châtiment. Las ! Depuis Sade et avant Freud, et en n’oubliant pas Sacher-Masoch, on ne peut plus punir (ou se faire punir) sans contentement sexuel. La Loi est devenue érotique – donc impossible.

 

2 – Nombres.

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 Salo, Ligne Azur

 

« Le fait est que si ce livre ébranle tellement,écrit Annie Le Brun à propos des Cent vingt journées de Sodome et citant Georges Bataille, c’est bien parce que, malgré tout, malgré l’aberrante horreur, malgré l’inimaginable horreur représentée là, « cette lecture énerve sensuellement » et là commence l’intolérable. » Intolérable en effet cette liste de perversions sexuelles, qui va des aberrations les plus répugnantes aux meurtres les plus atroces, qui mélange allègrement déviances et crimes, manies et tortures, fantasmagories et passages à l’acte, et qui semble concerner le lecteur lui-même. En bon éducateur, Sade « recommande » à celui-ci de ne pas hésiter à rechercher, entre autres « propositions » abominables, celle qui répond le mieux à son désir, car « il n’y a pas de défaut qui ne trouve un sectateur » :

« Cher lecteur (…) Sans doute, beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait, mais il s’en trouvera quelques-uns qui t’échaufferont au point de te coûter du foutre, et voilà tout ce qu’il nous faut. Si nous n’avions pas tout dit, tout analysé, comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient ? C’est à toi à le prendre et à laisser le reste ; un autre en fera le temps ; et petit à petit tout aura trouvé sa place. (…) Choisis et laisse le reste, sans déclamer contre ce reste, uniquement parce qu’il n’a pas le talent de te plaire. Songe qu’il plaira à d’autres, et sois philosophe. »

 

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 Salo, mariage pour tous.

 

Ah la philosophie sadienne… En réalité, le but de Sade est moins de complaire au désir secret de son lecteur que de l’emmener à un en deçà du désir, à ce qu’Annie Le Brun appelle « une sorte de trouble primordial qui anticiperait le désir ou serait la houle fomentant les vagues du désir » et qui n’est rien d’autre qu’ « une perte d’identité érotique.» C’est bien là le paradoxe d’un texte qui se présente comme le plus ordonné et le plus précis possible, qui feint de fixer les plaisirs pour mieux en jouir, qui accumule tous les exemples destinés à étayer ces thèses, qui prétend faire preuve de méthode dans son discours, mais qui au bout du compte fait subir au lecteur le plus extraordinaire nettoyage de cerveau de l’histoire de la « rhétorique ». Si méthode il y a, celle-ci consiste à provoquer par la répétition infinie des orgies et des dissertations l’abrutissement total du lecteur. Piégé entre cent vingt foutreries et six cent supplices, ce dernier doit encore supporter des « raisonnements » censés légitimer la foutrerie et le supplice. Nulle « dialectique » là-dedans. Tout étant négatif chez lui, c’est-à-dire univoque, Sade n’a que faire d’un « travail du négatif », et encore moins d’une argumentation reposant sur l’emploi de la thèse-antithèse-synthèse, celle-ci ne pouvant du tout servir la seule « démonstration » qui vaille, à savoir l’accumulation  vertigineuse des « preuves ». Et de fait, à partir de la seconde partie des Cent vingt journées (qui en compte quatre), le rythme des histoires s’accélère au détriment de leur narration. Aux récits les plus détaillés succèdent les énoncés les plus brefs, comme si le texte devait lui-même ne jamais se terminer tout en se resserrant au maximum - comme s’ il fallait aller à l’essentiel à l’infini.

Ce qui se passe alors est que, comme son auteur le précise lui-même au début de la seconde partie, « les chiffres précèdent les récits ». Mieux : les chiffres commencent à faire récit :

« 1. Ne veut dépuceler que de trois ans jusqu’à sept, mais en con. C’est lui qui dépucelle la Champville à l’âge de cinq ans.

2. Il fait attacher une fille de neuf ans en boule et la dépucelle en levrette.

3. Il veut violer une fille de douze à treize ans, et ne la dépucelle que le pistolet sur la gorge.

4. Il veut branler un homme sur le con de la pucelle ; le foutre lui sert de pommade ; il enconne, après, la pucelle tenue par l’homme.

5. Il veut dépuceler trois filles de suite, une au berceau, une à cinq ans, l’autre à sept. »

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 Salo, Rising star

Et ainsi de suite pendant cent cinquante et une « histoires » pour la seule seconde partie. Au bout du compte, c’est le texte lui-même qui devient une succession de nombres, et pourrait d’ailleurs s’intituler « nombres ». Nombres de passions, de supplices, de postures, de possibilités de jouir et de périr. Dès lors que le comptage sert de récit, la numérotation sert de personnification. Comme dans la passion quarante-six de la deuxième partie où l’écriture cède la place à l’algorithme :

«  Il fait chier une fille A et une autre B ; puis il force B à manger l’étron de A, et A de manger l’étron de B ; ensuite elle chient toutes deux, et il mange leurs deux étrons. »

Ou dans la passion quatre-vingt neuf de la même partie où l’identité interchangeable des filles ajoutée à l’anonymat du libertin (« il ») permet à Sade de donner à son texte une rythmique proprement musicale :

« Quinze filles passent, trois par trois ; une fouette, une le suce, l’autre chie ; puis celle qui a chié fouette, celle qui a sucé chie, et celle qui a fouetté suce. Il les passe ainsi toutes quinze ; il ne voit rien, il n’entend rien, il est dans l’ivresse. C’est une maquerelle qui dirige le tout. Il recommence cette partie six fois la semaine. (Celle-là est charmante à faire, et je vous la recommande. Il faut que ça aille fort vite ; chaque fille doit donner vingt-cinq coups de fouet, et c’est dans l’intervalle de ces vingt-cinq coups que la première suce et la troisième chie. S’il veut que chaque fille donne cinquante coups, il en aura reçu sept cent cinquante, ce qui n’est pas trop.) »

 

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Salo, lol.

 

Mathématique. Rythmique. Musique. Et ivresse du lecteur qui lui non plus ne voit et n’entend plus rien. Chaque numéro ajoute son lot de morts et d’aberrations. A la fin, on fait les comptes et c’est le texte lui-même qui devient un calcul :

« Compte du total :

Massacrés avant le 1er mars dans les premières orgies…… 10

Depuis le 1er mars…………………………………………………20

Et ils s’en retournent…………………………………………… 16 personnes

Total ……………………………………………………………… 46 »

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Nymphomaniac, algèbre des "coups".

 

Ainsi est-on passé progressivement du roman historique à la soustraction - soustraction des vivants, des vertus et des vierges, addition des morts. Même les servantes y sont passées, mais l’on a épargné les cuisinières « à cause de leur talent ». Avec elles, ne restent plus que les libertins et leurs maquerelles. Le reste du château est vide comme la tête du lecteur.

On s’est souvent demandé si l’état provisoire du manuscrit permettait une compréhension réelle du projet de Sade. Pour Annie Le Brun, « il faut considérer Les cent vingt journées de Sodome comme achevées et prendre pour définitive la forme sous laquelle elles nous sont parvenues, comme si l’économie interne du projet avait engendré cette forme qui s’est imposée de façon qu’il devienne impossible de la modifier. » Par ailleurs, passer des lettres aux nombres, puis des nombres aux atomes, n’était-ce pas au fond le projet du marquis ?

 

 

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Melancholia, de Lars von Trier en trois gifs.

 

3 – Atomes.

Car ce sont les atomes les coupables. La matière, dont la vie n’est qu’un pompiérisme selon un mot de Cioran, est le lieu où se nouent toutes les souffrances et toutes les jouissances. C’est en elle qu’a lieu ce « choc des atomes voluptueux » cité par Le Brun et dont chacun de nous n’est qu’une misérable et conflictuelle incarnation. L’histoire n’est qu’une guerre atomique ou individuelle où tous les coups sont permis, ou tous les corps sont démis et où toutes les transcendances sont bannies. Inutile de résister, Dieu n’existe pas, pas plus que notre « liberté ». 

« Rien ne naît ; rien ne périt essentiellement, tout n’est qu’action et réaction de la matière, explique Sade par la bouche du Pape dans Juliette, ce sont les flots de la mer qui s’élèvent et s’abaissent dans la masse des eaux ; c’est un mouvement perpétuel qui a été, et qui sera toujours, et dont nous devenons les principaux agents sans nous en douter, en raison de nos vices et de nos vertus. C’est une variation infinie ; mille et mille portions de différentes matières qui paraissent sous toutes sortes de formes, s’anéantissent et se remontent sous d’autres, pour se reperdre et se remonter encore. »

Seule la nature préside à nos tempéraments. Et les horreurs qu’elle nous fait faire ou subir ne sont rien d’autre que des « humeurs » propres à notre métabolisme. Et dans ses Etrennes philosophiques, Sade prévient qu’il est vain de percer le mystère de celui-ci :

« Tu peux analyser les lois de la nature, et ton cœur, ton cœur où elle se grave, est lui-même une énigme dont tu ne peux donner de solution ! Tu peux les définir, ces lois, et tu ne peux pas me dire comment il se fait que de petits vaisseaux trop gonflés renversent à l’instant une tête et fassent dans la même journée un scélérat du plus honnête des hommes. »

Pire, le scélérat est nécessaire au bon fonctionnement de l’ordre des choses :

« Tu veux que l’univers entier soit vertueux, et tu ne sens pas que tout périrait à l’instant s’il n’y avait que des vertus sur la terre ; tu ne veux pas entendre que, puisqu’il faut qu’il y ait des vices, il est aussi injuste à toi de les punir, qu’il le serait de te moquer d’un borgne. »

Le « mal », dont les métaphysiciens font le problème par excellence de l’existence, n’est pas plus problématique qu’un tremblement de terre ou qu’un tsunami - et ses victimes sont équivalentes sur le plan humain, animal, végétal et minéral. Y résister serait prendre le risque de déséquilibrer la nature. Une huître ne vaut pas plus qu’un être humain.

« Je maintiens qu’il faut qu’il y ait des malheureux dans le monde, que la nature le veut, qu’elle l’exige, et que c’est aller contre ses lois en prétendant remettre l’équilibre, si elle a voulu du désordre. (…) L’univers ne subsisterait pas si la ressemblance était exacte dans tous les êtres ; c’est de cette dissemblance que naît l’ordre qui conserve et qui conduit tout»

fait encore dire Sade à la Duclos dans Les cent vingt journées. On pourrait multiplier à l’infini ces déclarations « écologiques » tant elles constituent le premier credo du Marquis : la Cause Première contient en elle toutes les destructions possibles. Des auteurs aussi différents que Schopenhauer, James Cowper Powys… ou Michel Houellebecq disent ce genre de choses. On se rappelle comment ce dernier (pourtant hostile à Sade) faisait son entrée en littérature aux premières lignes de Rester vivant :

« Le monde est une souffrance déployée. A son origine, il y a un nœud de souffrance. Toute existence est une expansion, et un écrasement. Toutes les choses souffrent, jusqu’à ce qu’elles soient. Le néant vibre de douleur, jusqu’à parvenir à l’être : dans un abject paroxysme. »

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Sauf que pour Sade, cet « abject paroxysme » n’est en rien un prétexte pour se plaindre. Au contraire, soyons abjects et paroxystiques. Soyons naturels et nihilistes. Ecrasons tous ceux qui ne sont pas assez forts pour jouir de l’univers et obéissons sans faillir à cet univers qui nous donne l’exemple. La seule chose dont nous pourrions nous plaindre est que nous n’arriverons jamais à l’égaler dans sa capacité de destruction.

« Combien de fois, sacredieu, n’ai-je pas désiré, regrette Curval, qu’on pût attaquer le soleil, en priver l’univers, ou s’en servir pour embraser le monde ? Ce serait des crimes cela, et non pas les petits écarts où nous nous livrons, qui se bornent à métamorphoser au bout de l’an une douzaine de créatures en mottes de terre. »

Fort de ce qu’Annie Le Brun appelle cette « conscience physique de l’infini. », Sade peut laisser libre cours à la puissance démoniaque, ou plutôt matérialiste, de son instinct de mort. Tant pis s’il en oublie l’instinct de vie tout aussi propre à la nature. C’est là évidemment sa grande faiblesse philosophique. Tout à sa subversion totalitaire, il ne veut surtout pas voir que la nature est encline autant à la férocité qu’à la charité. Car il a beau dire, beau faire, il est bien obligé de se rendre compte que les hommes ne se corrigent jamais entièrement de leur dévotion, et qu’ils ne renoncent pas à mettre leur espoir en Dieu – « le seul tort que je ne puisse pardonner à l’homme »écrit-il rageusement un peu partout. L’erreur en revient à son athéisme total incapable de saisir l’instinct vertical de l’humanité. Même si Dieu est une chimère, c’est un fait que les hommes se sont structurés à partir de cette chimère - et qu’un homme sans Dieu serait précisément… inhumain. Il peut bien s’acharner à dire, par exemple, par la bouche du moribond dans le célèbre Dialogue entre un prêtre et un moribond qu’ « il est parfaitement impossible de croire ce que l’on ne comprend pas », il sera toujours dépassé par Pascal qui lui répondra que « tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. » Comme Marx plus tard, et comme du reste tous les athées, il bute sur le besoin spirituel (et incompréhensible) de l’humanité. Et il est obligé d’admettre, même en fulminant, que l’on peut faire endurer les pires supplices à quelqu’un sans pour autant lui arracher sa foi - comme c’est le cas de la petite Adélaïde, dernière victime de la troisième partie des Cent vingt journées :

« Ce même soir, Zéphire est livré pour le cul, et Adélaïde est condamnée à une rude fustigation, après laquelle on la brûlera avec un fer chaud, tout auprès de l’intérieur du vagin, sous les aisselles, et un peu grésillée sous chaque téton. Elle endure tout cela en héroïne et en invoquant Dieu, ce qui irrite davantage ses bourreaux. » (c’est nous qui soulignons.)

Ainsi, l’on pourra dire avec Annie Le Brun, et contre elle, que si le château de Silling est « le premier, sinon le seul monument athée », il en est aussi le monument répulsif. Paradoxe ultime d’une pensée qui à force de tirer les conséquences maximales de l’athéisme finit par en détourner Car si un monde sans Dieu ne peut être que celui de Sodome et de ses supplices, alors, il faut en revenir à Dieu, et s’Il n’existe pas, l’inventer. C’est ce que feront tous les contemporains de Sade en refusant d’aller jusqu’au bout de leur athéisme et en se réfugiant dans un déisme diffus (Voltaire) ou un matérialisme tout aimable (Diderot), en attendant l’Etre Suprême de la Révolution. Tant pis, ou plutôt tant mieux pour la superstition si c’est elle qui permet aux hommes d’être au mieux avec la vie – car les hommes, hélas pour Sade, préfèreront toujours l’illusion vitale à la vérité mortifère. Et notre cher Marquis de se retrouver alors dans le rôle du repoussoir nécessaire de l’athéisme. Diable ? Sade serait-il l’auteur le plus secrètement subventionné par le Vatican ? 

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A SUIVRE

 

 

Sade, littéralement et dans tous les sens - II

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B – LA DESIDEOLOGISATION DU MONDE.

1 – Vitesse et survie.

Sade va vite. Il se répète mais à toute allure. La vitesse mentale est le propre des pervers et des rêveurs. La sexualité imaginaire ne connaît aucun obstacle, ni moral ni plastique. La sexualité écrite, encore moins. Car c’est l’écriture qui permet tous les excès et tous les écarts. On étire les désirs, on disloque les corps, on multiplie les plans et les postures, on excède largement l’endurance des victimes et la performance des fouteurs. Il faudrait être contorsionniste et insensible à la douleur pour aller jusqu’au bout de la physique sadienne. Peu importe puisque le langage dit tout - et même plus que tout. Riche en action mais économique en moyen, la phrase sadienne saisit par ses raccourcis et ses surprises. Exemple typique, la passion vingt de la troisième partie des Cent vingt journées, véritable « somme » sadienne :

« Pour réussir l’inceste, l’adultère, la sodomie et le sacrilège,

il encule sa fille mariée avec une hostie.»

Réussite qui n'est pas sans annoncer celle d'Eugénie dans La philosophie dans le boudoir luand elle enconne sa mère :

« Venez, belle maman, venez, que je vous serve de mari. Il est un peu plus gros que celui de votre époux, n’est-ce pas ma chère ? N’importe, il entrera… Ah tu cries, ma mère, tu cries quand ta fille te fout !… Et toi, Dolmancé, tu m’encules !… Me voilà donc à la fois incestueuse, adultère, sodomite, et tout cela pour une fille qui n’est dépucelée que d’aujourd’hui ! »

Un maximum de sens en un minimum de mot et dont « l’information » finale surprend, à chaque coup, le lecteur, tel est le style sadien - et qui donne parfois dans une poésie unique. Comme dans la passion trente-quatre de la troisième partie des inépuisables Cent vingt journées :

« Il encule un cygne, en lui mettant une hostie dans le cul,

et il étrangle lui-même l’animal en déchargeant ».

Poésie de l’enculade, direz-vous en vous gaussant. Mais non, poésie du blanc. Vous n’avez pas vu le blanc ? Cygne, hostie, sperme. Mallarmé et son cygne n’auraient pas fait mieux.

 

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Alors, ennuyeux Sade ? Il faut s’entendre. Difficile de lâcher Les cent vingt journées ou La nouvelle Justine quand on les a commencées. Au fond, l’engourdissement du lecteur va de pair avec son énervement continuel. Comme le dit plaisamment Justine,

« il n’y a qu’aux horreurs auxquelles on ne s’habitue pas. »

Chaque souffrance ou jouissance est toujours vécue comme si c’était la première et même si c'est la centième. On a beau être submergé par la douleur ou l’extase, on n’en reste pas moins étonné – et la phrase sadienne, qui accumule autant qu’elle ressert les statuts et les traitements, témoigne de cet étonnement perpétuel. C’est d’ailleurs là le trait de ressemblance entre Justine et Juliette. L’une et l’autre ne semblent jamais blasées de leurs aventures. Et c’est cette « fraîcheur » qui les rend sans doute infiniment plus résistantes que leurs compagnons de fortune ou d’infortune, ces derniers finissant toujours par périr parce que justement ils ont fini par s'ennuyer. A la fin de Juliette, Il ne faudra rien moins qu’un éclat de foudre pour se débarrasser de Justine qui sans cela aurait pu survivre encore longtemps dans l’univers sadien. La vertu de Justine est autant morale que physique et si son infortune consiste à subir toutes les horreurs, sa fortune consiste à durer. Elle supporte tous les sévices possibles mais avec un courage et une indignation qui finissent par forcer le respect des libertins. D’où les tentatives (ratées) de ces derniers de la corrompre, voire de l’intégrer dans le camp du « vice ». Car, comme sa sœur, Justine a en elle une énergie extraordinaire qui pourrait, si elle daignait passer de la vertu au vice, servir admirablement les desseins des scélérats. Hélas ! Justine reste honnête jusqu’au bout, et de fait apparaît comme une insulte suprême à l’ordre maléfique des choses. Seul un éclair tombé du ciel pourra la vaincre.

Ce « coup de foudre » n’en est pas moins problématique dans la mesure où il relève d’une intervention irrationnelle, d’un « ouvrage du ciel », certes extrêmement malveillant, mais qui est en contradiction totale avec toute la philosophie matérialiste exposée dans les centaines de pages qui précédent. Comme si Sade avait eu besoin de recourir au mythe pour se débarrasser du seul personnage qui pouvait intellectuellement l’emporter sur ses chers libertins. Comme si le libertinage ne lui suffisait plus pour outrager les valeurs et les sentiments des hommes et qu'au bout du compte le satanisme le tentait. Comme si le mal permis et encouragé par la nature était finalement en deçà du mal fermenté dans l’imagination. Saint-Fond et sa douleur perpétuelle infligée à un patient pour l’éternité n’aurait-il pas eu le dernier mot de Juliette ?

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Quoiqu’il en soit, c’est cet incessant conflit entre les limites de la raison et les excès de l’imagination, mêlés aux énergies du vice et de la vertu, qui empêche le texte de sombrer dans son soi-disant ennui. En vérité, c’est l’intellect du lecteur que Sade cherche à fatiguer, non son imaginaire. « Le temps sadien est très exactement le temps de la propagation de l’image » note Annie Le Brun. L’image qui pulvérise la réflexion. L’excitation sexuelle forcée qui annihile le sens critique. L’essentiel est que « ça » circule sans s’arrêter – d’où l’idée chère à Sade de la perpétuation des maux qu’il conçoit comme une sorte de clinamen des désastres. C’est Clairwil, l’éducatrice de Juliette et l’héroïne dont nous avons toutes et tous été amoureux un jour, qui rêve d’un crime qui lui survivrait.

« Je voudrais, dit Clairwil, trouver un crime dont l’effet perpétuel agit, même quand je n’agirais plus, en sorte qu’il n’y eut pas un seul instant de ma vie, où, même en dormant, je ne fus cause d’un désordre quelconque et que ce désordre pût s’étendre au point qu’il entraînât une corruption générale ou un dérangement si formel qu’au-delà même de ma vie l’effet s’en prolongeât encore. »

C’est Saint-Fond et ses plans pour dépeupler la France. Ce sont les quatre libertins du château de Silling qui, parfois fatigués de torturer, obligent leurs victimes à se torturer entre elles – comme dans la passion cent quarante-six de la troisième partie des Cent vingt journées :

« Il attache la fille et la mère ; pour que l’une des deux vive et fasse vivre l’autre, il faut qu’elle se coupe la main. Il s’amuse à voir le débat, et laquelle des deux se sacrifiera pour l’autre. »

« Débat » abominable et drolatique s’il en est où la pensée devient une question de vie ou de mort. Chez Sade, c’est toujours à la plus innommable des réalités que l’on « accule », pour ne pas dire plus, la pensée. A chaque mot sa mort. A chaque pensée son supplice. Et à chaque mort et à chaque supplice la jouissance de celle ou celui qui les a mis en œuvre. En définitive, et comme le dit Annie Le Brun, «  Sade met à nu le fonctionnement réel de la pensée : ne suffit-il pas que notre désir se manifeste pour que nous ayons tendance à déserter le déroulement continu de la représentation sociale et à faire du théâtre de notre discontinuité mentale le lieu même de l’objectivation de ce désir. » Anti-social, amoral, capable d’abolir le genre humain pour son seul contentement, le désir, d’où toute pensée est issue, est aussi ce qui permet d’exister. Je désire donc je suis, aurait pu dire Sade.

 

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C’est que le nerf sexuel ne lâche pas facilement prise, surtout quand il s’agit, dans le cas de notre auteur, d’une raison de survie. Ecrire, et écrire « cela », fut la seule façon que cet homme, enfermé quasi toute sa vie en prison, trouva pour ne pas périr. Contrairement à ce que pense tout le monde, l’écriture de Sade n’est pas une preuve de sa folie mais bien une résistance à la folie dont le menaçaient tous les « autres » - purs, innocents, normatifs, bourreaux, bonnes âmes, belle-mère. C’est pourquoi nous rendons grâce à Annie Le Brun d’avoir osé écrire que son œuvre est l’ « une des plus formidables luttes pour la santé qui ait jamais été menée. » C’est cette lutte contre la mort et la folie, contre la souffrance, qui, au bout du compte, retient notre attention, sinon notre souffle, et fait que Sade ne peut être ennuyeux. « Il faut avoir vécu pour proprement ressentir le besoin du christianisme »écrivait Kierkegaard dans son Journal. De même, il faut avoir connu l'horreur de la vie, au moins en avoir été conscient, pour ressentir la profondeur de l’œuvre sadienne. Quiconque trouve Sade odieux ou ennuyeux se rend justice à lui-même.

 

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2 – Le corps dans le langage (Sade et Artaud)

« Profondeur » n’est cependant pas le mot qui convient à Sade. Pas plus que « surface ». Ou alors il faut les employer autrement. La surface, c’est les idées. La profondeur, c’est les corps. Faire remonter les corps à la surface des idées – voilà qui est déjà plus juste et plus sadien.

« Sade a une botte secrète pour saisir le vague de l’abstraction, écrit Annie Le Brun, c’est la feinte de la littéralité qui n’est que l’intempestif retour du corps dans le langage. » Le retour du corps dans le langage, littéralement, ça veut dire le sang ou la merde qui remonte dans la bouche. Ca veut dire que ce que nous croyons n’être que des paroles va faire pousser des hurlements de douleur à autrui. Ca veut dire qu’il y a des cadavres au bout de notre petite causerie morale et politique. Contrairement à ce que pensait Roland Barthes « sur la société qui ne voit jamais l’œuvre de Sade que sous le rapport au référent ou au réalisme alors qu’il ne faudrait la lire que sous l’angle de  l’inconcevable », tout n’est pas que blabla dans la parole, tout n’est pas que discours dans le discours - bien au contraire, chez Sade, c’est la réalité matérielle du discours qui est affirmée contre sa misérable idéalité. Que telle ou telle philosophie, apparemment digne, ne soit concrètement qu’une machine à tuer, c’est ce que veut nous faire comprendre le Marquis, et c’est donc bien mal le lire que ne pas le lire aussi à la lettre.

Au fond, Sade raisonne comme Clémenceau qui exhortait les partisans de la peine de mort à aller renifler le cou sanglant et fumant du guillotiné avant de revenir défendre la nécessité de celle-ci. Et comme Clémenceau, Sade était contre la peine de mort - ce qui, soit dit en passant, risque d’inquiéter sérieusement ceux qui sont pour et qui pensent que Sade est un monstre. S’il l’est, c’est parce qu’il rend inactualisable tout raisonnement et caduque tout idéal. Contraindre les idées à la littéralité, c’est révéler leur cruauté foncière et les rendre impossibles à appliquer sinon en admettant que l’on s’est fait sadique. Aucune politique, aucune morale, aucune religion qui n’aient eu leurs chevalets et leurs gibets. Pire, aucun geste de la vie qui n’ait de près ou de loin sa dimension barbare. Le respect pour nos parents qui est une perte de temps et d’argent (et pour des gens qui se sont contentés de « foutre » pour nous avoir), l’éducation de nos enfants dont il faut réprimer, donc mettre à mal, la nature en eux, l’altérité générale imposée par la société et qui est une insulte à notre égoïsme. Il n’y a pas une tendresse qui ne contienne en elle une torture, une caresse qui ne fasse saigner, un clin d’œil qui ne fasse pleurer.

L’anti-sadien, viril et plein de bon sens, pourra dire que Sade est trop sensible à la matérialité des choses et que c’est là que réside sa vraie folie. Comme plus tard Antonin Artaud, il a une perception pathologique de la surface. Aucune différence pour eux entre l’oral et l’anal. Ce qui se passe dans la bouche est toujours sanglant ou excrémentiel. Parler c’est tuer comme manger c’est chier.

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 Salo, Top chef.

« L’anus est toujours terreur, et je n’admets pas qu’on perde un excrément sans se déchirer d’y perdre aussi son âme »écrit Artaud dans une lettre de Rodez. Comme le commente Gilles Deleuze dans « Du schizophrène et de la petite fille », le plus beau chapitre de Logique du sens, la souffrance d’Artaud, et qui en un sens est la souffrance de Sade, réside dans l’abolition des frontières entre surface et profondeur. Il n’y a plus de différence entre les mots et les choses, entre les signifiants et les signifiés, entre l’intérieur et l’extérieur - il n’y a plus surtout de surface des corps.

« Tout est corps et corporel. Tout est mélange de corps et dans le corps, emboîtement, pénétration. Tout est de la physique, comme dit Artaud [dans La tour de feu: "nous avons dans le dos des vertèbres pleines, transpercées par le clou de la douleur et qui, par la marche, l’effort des poids à soulever, la résistance au laisser-aller, font en s’emboîtant l’une sur l’autre des boîtes." Un arbre, une colonne, une fleur, une canne poussent à travers le corps ; toujours d’autres corps pénètrent dans notre corps et coexistent avec ses parties. Tout est directement boîte, nourriture en boîte et excrément. »

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Dès lors, le sens n’est plus une déduction intellectuelle qui exprime un effet incorporel distinct des actions et des passions du corps, mais bien un effet corporel qui ne renvoie qu’à la peau, à la chair et aux nerfs. L’immanence du corps a évacué la transcendance de l’esprit. Le mot cesse de signifier ou de nommer quelque chose mais se confond avec un état sonore insupportable (le cri). L’unique signification de toutes choses n’est plus que fécale ou sanglante, c’est-à-dire corporelle. Comme l’écrit Artaud lui-même :

« "Toute écriture est de la COCHONNERIE",

c’est-à-dire, commente Deleuze, tout mot arrêté, tracé se décompose en morceaux bruyants, alimentaires et excrémentiels. » A la fin, le non-sens triomphe du sens, l’écrit se fait borborygme, et la folie investit tout l’être. Grâce au ciel, s’il est permis d’user de ce genre d’expression concernant notre beau Marquis, Sade ne sombrera pas dans ces extrémités. « Cochonne » autant que salubre, son œuvre lui aura épargné la déraison et bien au contraire nous aura rendu ce que Nietzsche appelait « la grande raison du corps ». C’est le corps qui nous sauve de la véritable aliénation mentale qu’est l’abstraction ; c’est le corps qui matérialise, et ce faisant, sacralise notre être-au-monde ; c’est le corps enfin qui nous permet d’accéder à la vérité et nous prévient de tous les mensonges - c’est-à-dire de toutes les idées qui se passent de corps et qui ont tendance à le liquider, symboliquement ou non.

 

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3 – Les idées sans corps (Robespierre et Sade)

« Ecrire, c’est bondir hors du rang des meurtriers », disait Kafka. Mais ce sont les écrivains plus que les meurtriers que la société craint le plus – sans doute parce que les écrivains sont socialement inutiles, sinon nuisibles à la cité, alors qu’il y a des meurtriers fort nécessaires au bon fonctionnement de celle-ci et que l’on appelle rois, présidents, ministres, juges, clercs, et par-dessus tout idéologues. Quelle est la différence entre un écrivain et un idéologue ? Le premier met du corps dans la pensée, le second évacue tout corps de la pensée. Le premier nous enlève les quelques idées, parfois généreuses, souvent idiotes, toujours criminelles, que nous avions sur le monde, le second nous en remplit tellement la tête qu’on en oublie notre corps et l’effet qu’elles pourraient avoir dessus si on les actualisait. Le premier écrit Les Cent Vingt journées de Sodome qui nous dégoûte à vie de faire quoi que ce soit qui provienne d’une idéologie, le second écrit Que faire ? ou Le petit livre rouge qui nous incitent à faire plein de bonnes choses idéologiques et à réprimer très concrètement tous les méchants qui nous empêcheront de les faire. Le premier tue dans ses livres, le second fait des livres qui tuent. Parfois, le premier se confond avec le second. Il s’appelle Jean-Jacques Rousseau ou Bertolt Brecht et bondit hors du rang des écrivains pour rejoindre celui des meurtriers. Et Annie Le Brun de s’indigner que certains, comme le marxiste Marcel Hénaff, aient pu osé mettre Sade et Brecht du même côté de la barricade.

 « Jusqu’à quand essaiera-t-on de nous cacher que Brecht est du côté des tueurs avec son langage idéologique qui tue les idées, comme les mots, et les mots comme les hommes ? »,

a-t-elle le courage d’ écrire. On ne peut imaginer en effet opposition morale et littéraire plus radicale que celle entre l’auteur de Mère Courage et celui de Justine. Là où le premier ne montre que des corps qui seront « sauvés » par des idées, le second montre en quoi ce sont les idées qui vont précipiter la perte des corps. Si Sade est « immoral », c’est parce qu’il n’est pas dupe de la moralisation des choses qui n’est jamais rien d’autre que leur dématérialisation systématique. Lui rematérialise tout ce qu’il touche et de fait rend tout idéal irrécupérable. Que l’on plaide pour le christianisme, le judaïsme, l’islam, le bouddhisme, l’agnosticisme, l’athéisme, le marxisme, le capitalisme, l’individualisme, l’anarchisme, le socialisme, le royalisme, le cléricalisme, l’anticléricalisme, Sade reniflera toujours la barbarie qui se cache en partie ou intégralement dans n’importe lequel de ces systèmes.

« Ce que Sade met ici en scène, affirme Annie Le Brun, c’est l’intolérable duperie des idées sans corps, l’intolérable duperie de tous les systèmes qui nient la matérialité humaine. De sorte que les aventures de Justine pourraient être aussi être lues comme l’histoire d’une formidable revanche du corps, s’inscrivant sur la vie de Justine à son corps défendant. »

Justine, martyr de l’Histoire et Juliette, incarnation de l’Histoire, mais toutes deux témoins à charge de l’Histoire. Si Sade est l’auteur le plus infréquentable de la littérature, ce n’est pas parce qu’il s’est complu à écrire les horreurs de son imagination perverse, c’est parce qu’il a confondu ces horreurs avec la réalité de l’Histoire, c’est parce qu’il a fait de l’Histoire la perversion suprême. Et à son époque, ceux qui font l’Histoire, les plus pervers donc, ce sont les révolutionnaires. Rien de plus atrocement abstrait en effet qu’un idéal révolutionnaire – du moins pour le révolutionnaire car pour celui qui est « révolutionné », c’est une toute autre affaire. Qu’importe ! L’  « esprit » de la révolution doit l’emporter gaiement sur sa lettre, c’est-à-dire sur sa réalité physique. L’idée suprême, c’est la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’idée effective, c’est la guillotine pour tous ceux qui ne sont pas « dignes » d’humanité et de citoyenneté – soit tous ceux qui doutent peu ou prou des nouveaux principes. Nulle mieux que la révolution n’incarne cette cruauté du bien. Et nul mieux que Sade n’a exprimé le dégoût que lui inspirait celle-ci, que cela soit dans ses livres ou dans sa correspondance. Ainsi, dans une lettre adressée à Gaudifry du 19 novembre 1794, décrit-il les quatre prisons qu’il a connu en dix mois et précise-t-il que la

« quatrième enfin était un paradis terrestre ; belle maison, superbe jardin, société choisie, d’aimables femmes, lorsque, tout à coup, la place des exécutions s’est mise positivement sous nos fenêtres et le cimetière des guillotinés dans le beau milieu de notre jardin. Nous en avons, mon cher ami, enterré dix-huit cents, en trente-cinq jours, dont un tiers de notre malheureuse maison. Enfin, mon nom venait d’être mis sur la liste et j’y passais le 11, lorsque le glaive de la justice c’est appesanti la veille sur le nouveau Sylla de la France. »

…et dans une autre lettre du 21 janvier 1795 toujours à Gaudifry :

« Avec tout cela, je ne me porte pas bien, ma détention nationale, la guillotine sous mes yeux, m’a fait cent fois plus de mal que ne m’en avaient jamais fait toutes les bastilles imaginables. »

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 Guillotine présentée à l'entrée de l'expo "Crime et châtiment"à Orsay (printemps 2010)

 

La guillotine rend malade l’homme qui concevait le supplice insoutenable d’Augustine. C’est qu’Augustine incarnait la réalité insoutenable à laquelle aboutissent tous les systèmes qui exaltent les idées sans corps et qui de fait massacrent les corps. Augustine, comme Justine, Juliette, ou Clairwil, qu’importe finalement que l’on soit patiente ou bourrelle, et pour ne s’en tenir qu’aux femmes, constituent autant de corps qui emplissent de force le champ abstrait des idées. Ainsi, contre Robespierre, qui, comme l’écrit Annie Le Brun, « faute de savoir que les idées ont un corps, fabrique une machine de désincarnation sociale, au sommet de laquelle se trouve la guillotine, là où il croit que règne l’Etre suprême », Sade répond par sa propre machine d’incarnation au sommet de laquelle la seule matière vivante règne. Car c’est bien de la vie contre la mort dont il est question dans cette guerre des corps contre les idées. Mettons des corps dans vos abstractions et comptons après le nombre de morts, semble dire Sade à tous les révolutionnaires du monde.

 

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La pensée de Sade en deux mots ? La désidéologisation du monde. Et le réinvestissement des idées par les corps. L’érotique sert à ça – faire remonter le corps dans la pensée, ne pas laisser un gramme de chair hors de la pensée. Et faire tomber les abstractions. C’est cela le célèbre « effort » que demande Sade aux Français s’ils veulent être républicains – mettre un peu de corps dans les principes afin que les principes ne bousillent pas trop les corps. Contrarier les incorporels de la pensée. Tout comme la philosophie ne pardonna jamais à Marx de l’avoir réduit à une simple idéologie, l’idéologie ne pardonnera jamais à Sade de l’avoir réduit à une érotologie sacrificielle. Où sang, foutre et merde giclent à la surface du monde des idées. La chair meurtrie, les os fracassés, les yeux arrachés, le visage brûlé au fer rouge, les parties génitales tenaillées et le rire infernal des libertins auront finalement fait moins mal aux victimes qu’aux idéologues. Et c’est la raison pour laquelle il y a une véritable joie sadienne. Au fond, tout cela n’a-t-il pas été un immense simulacre destiné à confondre les surfaces ? Justine et Juliette n’ont-elles pas jouées chacune à sa manière un rôle d’historienne ? Et est-il interdit de penser qu’elles se sont appréciées voire aimées l’affaire d’un instant ? Et dans Les cent vingt journées, se laissera-t-on aller à croire qu’à la fin les victimes se relèvent toutes et saluent le public avec les libertins avant de s’applaudir les uns les autres ? Lorsqu’on sait que Sade a adoré le théâtre, qu’il a mis en scène et joué ses propres pièces à Charenton avec les autres « malades », que sa littérature est à bien des égards théâtrale (et pas seulement dans La philosophie dans le boudoir), alors, oui, on peut penser que tout cela fut la plus saisissante et la plus féroce des illusions comiques.

 

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ILLUSTRATIONS :

- Contes immoraux (1), de Walerian Borowczyk (1974)

- Hostie consacrée.

- La comtesse, de et avec Julie Delpy, film consacré à Erzsebet Bathory ( 2009).

- Contes immoraux (2) (épisode "Erzsebeth Bathory avec Paloma Picasso.)

- Antonin Artaud en Marat dans le Napoléon de Gance (1927)

- Salo, Pasolini

- La fameuse porcherie de Courtemelon

- Tête en cire de Robespierre.

- Guillotine à Orsay.

- Contes immoraux (3) 

- Porcherie, de Pasolini (1969).


A SUIVRE

Sade, littéralement et dans tous les sens - III

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C - LA MACHINE DU DESIR

1 – Excès

Sade donne du bonheur. Sade donne deux bonheurs. Celui d’avoir tout dit et celui d’avoir dit plus que tout. Nul mieux que lui n’a à la fois rendu compte de la réalité originaire et exprimé les transports de l’imagination. Obscène dans le sens et dans l’excès de sens, son œuvre a la vertu de poser les choses telles qu’elles sont et le vice de les déborder. C’est ce que nous demandons à la littérature : du réel et du délire. Avec Sade, nous sommes comblés. Grâce à lui, l’existence devient plus supportable - non qu’on se mette à assassiner à tour de bras pour imiter ses héros, mais par ses héros, nous ne nous ferons plus jamais d’illusion sur la nature des idées, nous n’oublierons plus jamais les corps mais nous saurons aussi jusqu’où peut aller l’imagination des hommes.

 

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Et puis il y a la fête. La négation de l’ordre social et moral qu’est la fête. L’inversion des valeurs, la saturnale des sexes, le carnaval des excès.  Tout est bon quand c’est excessif ? Bien sûr que oui, bien sûr que non. Objectivement, cette proposition n’a aucun sens, mais subjectivement, elle les a tous. Personne ne la prend au sérieux, mais chacun la pense avec plaisir. Tant pis pour ceux qui ne suivent pas ! Il faut lire Sade littéralement et dans tous les sens comme on l’a dit. Il faut voir en lui celui qui dévoile la Cause première et celui qui s’y complaît, celui qui libère l’humanité de ses illusions et celui qui l’enferme dans ses perversions, celui qui dénonce l’idéologie du monde et celui qui rend le monde impossible, celui qui limite les plaisirs à la nature et celui qui les excède par l’imagination, celui qui au final n’arrête pas de contredire l’homme et aurait pu écrire à la place de Pascal :

« S’il se vante, je l’abaisse

S’il s’abaisse, je le vante

Et le contredis toujours

Jusqu’à ce qu’il comprenne

Qu’il est un monstre incompréhensible. »

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C’est ce que des commentateurs aussi « vénérables » que Blanchot, Bataille ou Barthes n’ont précisément pas compris en enfermant Sade soit dans le discours absolu (Barthes) soit dans la négation totale (les deux autres), celle-ci hésitant entre l’ennui (Bataille) et le néant (Blanchot). Or, c’est aller à l’opposé de la démarche sadienne que de réduire son langage au néant sous prétexte qu’il le dévoile. C’est se tromper du tout au tout sur l’écriture sadienne, et la neutraliser honteusement, que de croire qu’une fois la négation posée, ce qui a été nié ne reviendra plus dans le discours. Au contraire ! Comme le dit superbement Dolmancé dans La philosophie dans le boudoir, ce n’est pas parce que Dieu n’existe pas qu’il ne faut pas continuer à l’insulter,

« Dès l’instant où il n’y a plus de Dieu, à quoi sert-il d’insulter son nom ? Mais c’est qu’il est essentiel de prononcer des mots forts ou sales, dans l’ivresse du plaisir, et que ceux du blasphème servent bien l’imagination. Il n’y faut rien épargner ; il faut orner ces mots du plus grand luxe d’expression ; il faut qu’ils scandalisent le plus possible car il est très doux de scandaliser. »

Il est très doux de scandaliser car scandaliser, c’est se prouver qu’on est encore vivant et que le néant ne nous aura pas – ce qui, pour un homme qui a passé trente ans de sa vie en prison, apparaît comme le credo le plus vivifiant, sinon le plus émouvant. Le contresens absolu que fait Blanchot est de penser que pour Sade, « écrire n’a finalement nul rapport avec la vie », alors que précisément, pour Sade, écrire a précisément tous les rapports avec la vie. Ecrire, c’est vivre. Et écrire que tout est bon quand c’est excessif, pour y revenir, signifie que c’est par l’excès que s’exprime la vie contre la mort – ou le corps contre l’idée. C’est l’excès qui résiste au néant. C'est l'excès qui nous rend à la vie. C'est l'excès que Nietzsche a nommé surabondance. D’où ce qu’Annie Le Brun appelle le « souci » de Sade et qui consiste à « amener chaque personne, chaque objet, chaque situation, chaque idée, chaque passion, à son être excessif, comme pour investir la singularité de la toute-puissance métaphorique » car en effet « chaque être, chaque objet [recèle] en soi son propre excès » L’excès est ce qui permet de dévoiler, sinon de déniaiser, l’être « excessif » des choses. L’excès est l’être profond des choses, ce que d’autres philosophes ont appelé conatus, volonté de puissance, élan vital. L’excès est au bout du compte le mot que Sade utilise pour dire « énergie ». L’excès est énergie. Et dans l’univers sadien, ce sont précisément ceux qui sont le plus capables d’excès, soit qui ont le plus d’énergie, qui sont les plus forts - Justine compris.

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A contrario, comme le précise Le Brun «  devient victime chez Sade tout être dont la tête ne tient pas l’excès, comme on le dit pour l’alcool ». Dès que l’on n’est plus « excessif », l’on est rattrapé par le néant et l’on périt. La moindre faiblesse est fatale même pour le plus endurci des libertins. Il suffit d’un instant de pitié ou d’humanité, c’est-à-dire un instant de déficit énergétique, pour se voir signer son arrêt de mort. D’autant que les libertins, s’ils s’associent pour mieux foutre ensemble, se gardent bien de lier des amitiés, et finissent toujours par se trahir. Ainsi, Norceuil assassinera Saint-Fond, Clairwil et Juliette précipiteront la Princesse Borghèse dans les flammes du Vésuve, et Juliette, enfin, empoisonnera Clairwil (et il n’est pas de sadien le plus aguerri qui n’ait regretté ce geste - car Juliette et Clairwil, quel merveilleux tableau c'était !)

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De tous les libertins, c’est sans doute l’ogre Minsky, bien connu des lecteurs de Juliette, qui remporte la palme de l’excès. Sorte de Gargantua sadien qui ne mange que de la chair humaine, celui-ci a besoin de dizaines de « boudins au sang de pucelles » et autant de « pâtés de couilles » pour se nourrir. Son immense fortune lui permet de posséder deux harems sans cesse fournis, l’un contenant « deux cent petites filles de cinq à vingt » et l’autre « deux cent femmes de vingt à trente », dont chaque soir une douzaine est allégrement massacrée de sa main et de son vit – ce dernier si énorme qu’il dépasse parfois la taille des victimes qu’il va enculer, comme il l’explique lui-même :

« Il vous faut maintenant, pour achever de me faire connaître à vous, un petit développement sur ma personne. J’ai quarante-cinq ans ; mes facultés lubriques sont telles, que je ne me couche jamais sans avoir déchargé dix fois. Il est vrai que l’extrême quantité de chair humaine dont je me nourris, contribue beaucoup à l’augmentation et à l’épaisseur de la matière séminale (…) Comme j’espère que nous déchargerons ensemble, il est nécessaire que je vous prévienne des effrayants symptômes de cette crise en moi. D’épouvantables hurlements la précèdent, l’accompagnent, et les jets de sperme élancés pour lors s’élèvent au plancher, souvent dans le nombre de quinze ou vingt. Jamais la multiplicité des plaisirs ne m’épuise : mes éjaculations sont aussi tumultueuses, aussi abondantes à la dixième fois qu’à la première, et je ne me suis jamais senti le lendemain des fatigues de la veille. A l’égard du membre dont tout cela part, le voici, dit Minski, en mettant au jour un anchois de dix-huit pouces de long sur seize de circonférence, surmonté d’un champignon vermeil et large comme le cul d’un chapeau. Oui, le voici, il est toujours dans l’état où vous le voyez, même en dormant, même en marchant.»

Sacré Minski ! Il n’en reste pas moins que même lui trouvera ses limites physiologiques. Le « problème » de l’excès est qu’il finit précisément par « excéder » les capacités du corps, fut-il celui d’un géant cannibale. L’être finit par buter sur la nature. Pour le vrai libertin, il faut trouver autre chose.

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2 – Artifice.

L’excès est donc ce qui en nous met la nature en branle. Mais l’excès est aussi ce qui autorise à doubler la nature quand celle-ci apparaît trop limitée par rapport à l’être. Car la nature n’est là que pour satisfaire nos passions. Et ce n’est pas parce qu’elle nous a guidé dans notre compréhension de nous-mêmes que nous lui devons la reconnaissance ou pire le respect. Nulle « écologie » dans le projet sadien. Bien au contraire, faire souffrir la nature fait partie du programme – et révèle notre humanité. D’ailleurs, c’est en la violentant et en l’avilissant que l’on suit paradoxalement le mieux ses lois - comme l’explicite la Delbène à Juliette au tout début de l’éducation de celle-ci :

« C’est alors que tu reconnaîtras la faiblesse de ce qu’on t’offrait autrefois comme des inspirations de la nature ; quand tu auras badiné quelques années avec ce que les sots appellent ses lois, quand, pour te familiariser avec leur infraction, tu te seras plu à les pulvériser toutes, tu verras la mutine, ravie d’avoir été violée, s’assouplissant sous tes désirs nerveux, venir d’elle-même t’offrir à tes fers… te présenter les mains pour que tu la captives ; devenue ton esclave au lieu d’être ta souveraine, elle enseignera finement à ton cœur la façon de l’outrager encore mieux, comme si elle se plaisait dans l’avilissement, et comme si ce n’était réellement qu’en t’indiquant de l’insulter à l’excès qu’elle eût l’art de te mieux réduire à ses lois. »

Des années plus tard, Juliette aura retenu la leçon et ce sera à son tour de convaincre Clairwil que le véritable libertinage consiste à excéder la nature.

« O Clairwil, avant que nous ne nous quittassions, j’en étais encore à la nature, et les nouveaux systèmes, adoptés par moi depuis ce temps, m’enlèvent à elle pour me rendre aux simples lois des règnes. »

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Passer des lois de la nature aux lois des règnes, tel est le point capital de la philosophie sadienne et qu’exceptée Annie Le Brun aucun des plus célèbres commentateurs de Sade n’ont voulu voir. « La loi des règnes » met en effet la nature au pas - un peu d'ailleurs comme la grâce (et l'on pourrait imaginer un "règne des grâces" aussi puissant, et même bien plus que la simple "loi des règnes" qui reste, quoiqu'on dise, précisément légaliste). L’imagination prend le pouvoir et commence à dicter ses propres lois. « Comme si, dit Annie La Brun, pour échapper à la satiété naturelle qui résulte d’une suite d’écarts, il fallait prendre ses distances avec la nature et s’ écarter artificiellement des écarts de la nature. » Sade, le grand apologiste de la nature intégrale, ne serait-il pas plutôt le plus grand des artificialistes ? C’est par la nature que l’on sort de la nature mais c’est par l’artifice que l’on en vient à maîtriser celle-ci. Le volcan le plus intéressant n’est plus celui que l’on contemple de loin mais celui que l’on réveille par des moyens proprement humains. Lors de leur périple en Italie, Juliette et ses compagnons peuvent bien admirer un premier volcan, à la puissance toute naturelle et dont

« La flamme qui sort du foyer est extrêmement ardente, elle brûle et consume à l’instant toutes les matières qu’on y jette, sa couleur est violette comme celle qui s’exhale de l’esprit du vin »

il n’empêche que c’est le second volcan sur qui l’on va « intervenir » qui recueille le plus de ferveur :

« Sur la droite de Pietra-Mala, se voit un autre volcan, qui ne s’enflamme que quand on y met le feu. Rien ne me parut plus plaisant comme l’expérience que nous en fîmes : au moyen d’une bougie, nous allumâmes toute la plaine. Avec une tête comme celle dont j’étais douée, on ne devrait jamais voir de telles choses, il faut que j’en convienne avec vous, mes amis ; mais la bougie que je présentais au sol l’allumait moins vite que la flamme évaporée de ce terrain n’embrasait mon esprit. »

L’artifice force la nature et accomplit l’imagination. Les pommes, c’est bien, mais les pommes dans lesquelles on a mis du poison et qu’on a fait manger à tous les enfants de la région (un jeu de Juliette pour se désennuyer), c’est mieux. A ce niveau, c’est tout le rapport de force initial qui est renversé et qui, comme dit Annie Le Brun, « implique aussi le passage à une autre vitesse » et qui est autant vitesse de l’imaginaire que vitesse de la technique. L’artifice est en effet la technique qui détourne la nature de ses lois afin de mieux servir les nôtres. Le vrai libertin n’est donc pas celui qui obéit à la nature, mais celui qui, une fois l’avoir écouté, l’asservit à ses propres desseins. Si le désir commence toujours par s’enraciner dans la nature, l’excès d’imagination et de technique fait exploser le désir sur un plan supérieur autant qu’il dévaste la nature. Don de la nature, le désir s’est fait bourreau de la nature ou, comme le dit plus exactement Le Brun, machine. Machine à jouir et à détruire, « machine qui dévoile la machination et machine qui ourdit la machination, machine qui détruit les illusions et machine qui construit les illusions, machine qui réduit et machine qui amplifie, machine qui vide et machine qui fabrique, machine qui dénie le système des valeurs et machine qui non seulement produit des valeurs, mais produit des valeurs productrices de valeurs. » Machine enfin qui fait accéder le désir à sa souveraineté absolue. De toutes les créatures de Sade, une seule y parviendra.

 

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3– Gloire

Juliette, on l’adore. On la suit avec jubilation. On aime ses crimes et sa gaieté. On admire ses excès et sa vitalité. On envie son énergie toute féminine – et que d’aucuns prennent pour de la « virilité », car enfin, une « vraie » femme n’agirait pas comme cela. Mais qu’est-ce qu’une vraie femme ? Nous y reviendrons. En attendant, force et plaisir de constater que de tous les libertins décrits par Sade, Juliette a indéniablement quelque chose de plus. Plus vive, plus exubérante, plus légère aussi, elle jouit de toutes les rencontres, triomphe de toutes les situations, et surtout ne reste jamais en place. Juliette est pur mouvement, et c’est là la différence capitale avec ses compagnons qui un jour ou l’autre finissent en rade.

C’est qu’on a beau être libertin, on en est pas moins pépère. Arrive toujours le moment où les fouteurs-athées-assassins s’enferment dans leurs raisonnements ou dans leur château. A force de figer les jouissances, ils en viennent à figer les énergies et de fait à en perdre. Tout à leur système de négation, la pensée devient autarcique et le plaisir, quand il existe encore, purement cérébral. Surtout, leurs principes commencent à oblitérer leurs corps. «Et c’est sans doute pourquoi [écrit Annie Le Brun] Juliette déserte toutes les façons de penser de ses amis, dès qu’elle sent leur cohérence se faire au détriment de l’ébranlement qui part du corps ou y ramène ; dès qu’elle sent poindre en celles-ci le risque majeur de toute pensée qui se fige sur une forme. » L’excès de tête, c’est ce dont se défie par-dessus tout Juliette et qui la fait régulièrement se prostituer afin de ne jamais oublier son corps et ses puissances. Rien de mieux en effet que la prostitution pour rester en forme mentale et physique ! Rien de plus éducatif non plus pour saisir toutes les nuances du néant, tous les artifices du désir, toutes les occurrences de la Cause première ! Car c’est au bordel que l’on apprend, le temps d’une rencontre, d’un corps ou d’une « passe », telle passion ou telle pensée. Nulle mieux que la putain n’a le sens de l’intensité et de l’éphémère, nulle n’est plus à même de débusquer les secrets des corps tout en s’entraînant au détachement des âmes.

Le charme de Juliette est qu’elle reste putain avec tout le monde, c’est-à-dire disponible pour tous mais un temps – le temps précisément d’explorer et d’intérioriser les pensées et les façons de faire de ses « amis » avant de les leur dérober. Comme elle-même n’a pas de singularité particulière, elle peut expérimenter à souhait celles des autres et garder pour elle ce qui lui convient le mieux. Son secret est qu’elle vise « au-delà de la négation, doublant tout et tout le monde, se jetant à corps perdu, dans chaque situation comme dans chaque être, pour en percevoir l’ordre secret, l’organisation intime qui lui donne forme mais surtout pour délivrer de la forme toute l’énergie que celle-ci retient à l’intérieur de ses limites. » S’il y a des voleuses d’âmes, il y aussi des voleuses d’énergie. Si nous aimons tant Juliette, c’est que nous aimons sa façon de tirer « le meilleur » de chacun de ses compagnons avant de les abandonner. Sa grande vertu est la vitesse par laquelle elle séduit les autres, intègre leurs spécialités, épouse leur philosophie et met en correspondance et pour son usage personnel toutes ses découvertes. « C’est en traversant les idées et les mots, les corps et les désirs, que Juliette attente à la finitude de leurs formes pour les relier à l’infini. De cette libération d’énergie, Juliette acquiert sa vertigineuse vitesse de déplacement : être, à la recherche de sa forme au-delà des formes, Juliette est le corps de la plus belle idée qu’on peut se faire de la liberté », conclut Annie Le Brun.

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La liberté de Juliette réside dans son refus absolu de s’enfermer dans le système qui la porte et qui risque toujours de se transformer en tentation religieuse du mal et de la négation. Ainsi surfe-t-elle sur les négations des autres mais sans jamais y chercher d’asile définitif. L’important est moins de se fixer dans la négation que de rester dans le flux. Car le danger du sadisme, c’est le fétichisme, c’est-à-dire la répétition effrénée du même crime qui finit par le vider de sa substance et par atrophier sa jouissance. Or, si Juliette aime le crime avec « fureur », elle ne l’en aime pas moins avec discernement. Pour que celui-ci enflamme à jamais les sens, il faut apprendre à s’en écarter de temps en temps, comme elle le recommande à la comtesse de Donis dans son célèbre discours (« Soyez quinze jours entiers sans vous occuper de luxures, distrayez-vous, amusez-vous d’autres choses… ») et qui va à l’encontre de tout ce qu’enseignent habituellement les autres libertins. Pour ces derniers, la vraie liberté est atteinte lorsque le crime est commis non plus dans l’ivresse, qui lorsqu’elle retombe risque de laisser place au remords, mais dans l’apathie qui est garante de la stabilité du scélérat autant qu’elle est source d’une jouissance supérieure, moins enfantine et plus adulte, pourrait-on dire. Or, c’est bien cet impératif « de sang froid », le plus radical, que conteste franchement Juliette et qui lui fait rétorquer à Clairwil :

« Souviens-toi que Machiavel a dit qu’il valait mieux être impétueux que circonspect, parce que la nature est une femme de qui l’on ne saurait venir à bout qu’en la tourmentant. On voit, par expérience, qu’elle accorde ses faveurs bien plutôt aux gens féroces qu’aux gens froids »

Ce que Juliette est la seule à avoir compris est qu’en s’acharnant à prévenir les excès de la sensibilité, les libertins en ont oublié les excès de tête, mille fois plus difficile à maîtriser, et somme toute mille fois plus nuisibles. L’insensibilité intégrale protège peut-être de la culpabilité mais guère de l’intellectualisation. Or, c’est l’intellectualisation qui finit par miner le corps. A force de trop concevoir tout, on n’effectue plus rien. Même une scélérate aussi voluptueuse que la princesse Borghèse avouera à Juliette qu’avoir trop cogité un crime lui a joué des tours :

« Je comptais étonnamment sur le parricide que je viens de commettre ; le projet avait embrasé mes sens mille fois plus que l’exécution ne les a satisfaits : tout est au-dessus de mes désirs. Mais j’ai trop raisonné mes fantaisies ; il eût cent fois mieux valu pour moi que je ne les analysasse jamais ; en leur laissant l’enveloppe du crime, elles m’eussent au moins chatouillée, mais la simplicité que ma philosophie leur donne fait qu’elles ne m’atteignent même plus. »

 

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Raisonneuse, c’est justement ce que Juliette n’est pas. C’est qu’elle croit au corps plus qu’à l’esprit et qu’elle n’a pas complètement rejeté l’idée, comme le prouve sa citation de Machiavel, que la nature est femme. Là-dessus, il faut s’entendre. Pour Annie Le Brun, la spécificité de Juliette est qu’à aucun moment celle-ci ne réagit en « femme » : elle a eu beau être tour à tour fille, épouse et mère, sa conduite érotique et assassine (qui culmine avec le meurtre de sa fille Marianne), et toute d’une énergie proprement masculine, lui dénie la féminité traditionnelle – mais c’est sous-entendre que la féminité ne saurait être que douceur, passivité et soumission et ne saurait, pauvre féminité décidément, faire le mal ! Or, la « vraie » féminité, celle qui en tous cas fait bander les hommes, n’est pas du tout « traditionnelle » et n’a rien à voir avec les vertus terrifiantes de la mère de famille. Bien au contraire, c’est lorsqu’une femme sort de son carcan social de fille, d’épouse ou de mère qu’elle commence à nous plaire. Et c’est précisément ce que fait Juliette. Annie Le Brun peut donc bien écrire que Juliette ne réagit jamais en femme parce qu’ « elle invente, au contraire, sa liberté en désertant, avec autant d’application que de brio, les comportements qu’on attend d’elle » nous lui répondons que c’est parce qu’elle déserte ces comportements et en invente d’autre qu’à nos yeux elle agit vraiment en femme. Car s’il est un trait que l’on a de toute éternité reconnu à la femme est bien cette faculté à rester indifférente à toute objection et sourde à la contradiction autant qu’à savoir s’adapter, bien mieux que l’homme, à toutes les situations. Insensible au discours, attentif seulement à la réalité, tel est l’éternel féminin, telle est Juliette.

 

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Tel est aussi le principe poétique. Qu’on se rappelle ce que conseillait de faire Juliette à la comtesse de Donis après ces quinze jours sans luxure. Se coucher tout seule « dans le calme, le silence et l’obscurité la plus profonde », se croire réellement la maîtresse du monde, parcourir toutes les formes du désir, se permettre toutes les folies et tous les égarements, s’attacher à celle ou à celui qui lui conviendra le mieux (le savoir par une pollution légère), se relever et noter sur des tablettes ce qui lui a enflammé les sens, recommencer le lendemain, mettre au net tous les épisodes qui ne tarderont pas à suivre, exécuter enfin dans la réalité l’écart sélectionné en commettant un meurtre… ou un livre. « Ainsi, Juliette s’applique-t-elle à fixer successivement les formes instables de son désir, comme la poésie cherche à fixer les normes de l’impensable, comme le plaisir est la forme arrachée à l’indétermination de la jouissance. » Pour sa gloire, elle a compris que c’est en pensant (sans la résoudre) la contradiction qu’on accède à la liberté véritable, que c’est en doublant la nature par l’artifice que l’on survit, et que c’est en concevant l’impossible que l’on se met à écrire. Philosophe (mais non intellectuelle), « dandy érotique » (« le premier connu à ce jour»), poétesse des flux et des excès, voilà donc Juliette, l’héroïne que l’on a toutes et tous un jour rêvé d’être ou de voir…

 

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… et sans qui Sade serait peut-être devenu fou. Comme il a dû aimer son héroïne ! La pensée qui sauve du néant, c’est elle. Et le génie de Sade est d’avoir élaboré une œuvre en laquelle le littéral et le métaphorique ne se contredisent jamais. On comprend qu’il y ait tenu comme à la prunelle de ses yeux.

« Ma façon de penser, dites-vous, ne peut être approuvée,écrit-il à sa femme en novembre 1783. Et que m’importe ? (…)Cette façon de penser que vous blâmez fait l’unique consolation de ma vie ; elle allège toutes mes peines en prison, elle compose tous mes plaisirs dans le monde et j’y tiens plus qu’à la vie. (…) Si donc, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du sacrifice de mes principes ou de mes goûts, nous pouvons donc nous dire un éternel adieu, car je sacrifierais, plutôt qu’eux, mille vies et mille libertés, si je les avais. »

Il déclarait ailleurs vouloir disparaître de la mémoire des hommes. Quelle coquetterie ! En fait, il l’aura marqué au fer rouge, la mémoire des hommes, plus que n’importe quel autre. Ce n’est pas demain qu’on dira « adieu » au Marquis – surtout en ces temps qui courent où son style et sa pensée s’imposent comme plus nécessaires que jamais. En vérité, il est de notre devoir d’être sadien. Mais qui aujourd’hui osera écrire Les cent vingt journées de Dubaï, La nouvelle Saïda ou La philosophie dans la mosquée ?

 

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 Oeuvre de Neïla Ben Ayed que l'on peut retrouver dans la galerie"REVE DE FEMME":

 

 

 


 Sauf la dernière, illustrations et gifs tirés des films de Lars von Trier :

- Breaking the waves, avec Emily Watson (inoubliable Bess McNeil)

- Dogville, avec Nicole Kidman.

- Antichrist, avec Charlotte Gainsbourg.

-Mélancholia, avec Kirsten Dunst.

- Nymphomaniac, avec Stacy Martin et Charlotte Gainsbourg.

 

 

 

 

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Lui partout I.

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 A Pierre Balmefrezol,

"tory anarchist",

"bonapartiste",

et tant d'autre choses,

sans qui mon mur FB ne serait pas ce qu'il est. 

 

 

napoléon,jean tulard,chateaubriand

 

 

1 – « Un officier rêveur et distrait au service d'une monarchie qu'il sert en mercenaire, une mentalité d'exilé, une tendance suicidaire, un ennui promené de garnison en garnison »,écrit de lui Jean Tulard à la première page de sa biographie, Napoléon - le mythe du sauveur,  et que nous suivrons chapitre par chapitre deux posts d'affilée.

Même en Asie, celui qui devint une maladie mentale dès son vivant (combien d'asiles regorgent-ils de malades qui se prennent pour lui ?) eut ses biographes et le premier d'entre eux, un certain Ozeki San'ei, en 1837. Récemment, un bicorne de l'empereur a été acheté aux enchères, et à prix d'or, par un sud-coréen. Et dans le Caodaïsme, cette religion vietnamienne d'inspiration occulte, on le vénère comme un dieu (avec Hugo, Pasteur, Churchill.... et Lénine, il est vrai). Napoléon, super star partout encore et toujours. Le personnage historique le plus fascinant de tous les temps - et peut-être même symbole de l'Histoire (avec César). L'homme auquel tous les hommes ont aspiré un jour, que toutes les femmes ont trouvé "beau", et dont tous les enfants ont entendu parler. Même si "la liberté ne fut jamais qu'un prétexte à sa vanité", et pour citer contre lui-même, un ses « mots », peut-être apocryphe, sa geste perdure envers et contre tout.  L’année prochaine sera sa fête (ou sa défaite, peu importe puisque tout lui sert.)

Quoiqu'on pense de lui, et l'on est en droit de penser de lui le plus de mal possible quand on se rappelle ses exactions, ses massacres, son extraordinaire arrogance, il reste dans la mémoire populaire comme le prototype du grand homme. C'est l'une des leçons des MOT (Mémoires d'outre-tombe) : la critique historique ne peut rien contre la légende. La morale échoue toujours devant la grandeur, même sanglante. Voyez Lénine, Guevara et, pour certains, encore Mao. On a beau répéter à tort et à travers les salauds qu'ils étaient, apporter les preuves accablantes de leurs forfaits, l'opinion générale ne les déteste pas comme on voudrait qu'ils soient justement détestés. Pareil pour lui. « Après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire », écrivit son plus grand mémorialiste. Et de rajouter un peu plus loin :« après lui, néant. »

Ce qui m’amène à lui, aujourd’hui ? Chateaubriand dont je découvre le grand oeuvre depuis l’an dernier à Saint-Malo lorsque j'y vais, et seulement là-bas.  Lentement, voluptueusement, amoureusement, souvent à haute voix, sur un banc qui surplombe la plage du Grand Bé où il repose, ou carrément en face de sa tombe, je lis les Mémoires d'outre-tombe, en pensant qu'un jour j'irai pisser sur la tombe de Sartre. Mais sans doute aussi Stanley Kubrick qui, à jamais, reste pour moi, en cinéma, Dieu le père, et dont on sait que le film avorté sur Napoléon fut le rêve de sa vie. Stanley Kubrick, Napoléon Bonaparte - deux noms étranges qui me transportent et qui, peut-être, à mon tour, m'auront rendu fou.

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Napoléon Bonaparte en uniforme de lieutenant colonel
du 1er bataillon de la Corse en 1792 (23 ans)
par Henri-Félix-Emmanuel Philippoteaux
(1815 - 1884), daté 1834.
Musée du château de Versailles

2 - Et maintenant, Tulard.

L'idée maîtresse du bonapartisme : se placer au-dessus des partis, se poser en réconciliateur national, voire en sauveur. Mythe du Sauveur. « Bonaparte est le premier général, depuis César, à avoir compris l'importance de la propagande. Il ne suffit pas de gagner des batailles, il faut entourer la victoire d'un halo de légende. » La critique historique n'y pourra jamais rien. Même les défaites seront sublimes : d'Arcole à Waterloo, les chutes de l'aigle seront épiques, dramatiques, formidables. Quant à Saint Hélène, on ne connaît cette île sinistre que parce qu'il y a résidé. Génie militaire et politique, ce petit Corse a su comprendre le contexte de son époque mieux que personne et s'y insérer majestueusement : Napoléon, c'est le kaïros incarné. C'est pourquoi l'admiration amorale, « nietzschéenne » qu'on a pour lui persiste et que tous les dégoûts vertueux manquent leur coup. Il est le dernier prodige de l'histoire européenne. « Quel personnage peut intéresser en dehors de lui ? De qui et de quoi peut-il être question, après un pareil homme ? », écrira Chateaubriand. Qu'on en fasse un diable (et l'auteur des Mémoires le traite comme Milton traitait Satan dans son poème), ou un Christ (Edgar Quinet), son soleil en profite de toutes les façons. Tulard en est conscient : « Tout a servi Bonaparte, y compris son physique étrange. »

 

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Napoléon, portrait de David retrouvé récemment paraît-il



3 - Physique étrange, prénom étrange. D'où vient ce « Napoléon » improbable ? De Saint Neopolus ou Neopolis ? Mais ce saint-là semble n'avoir jamais existé. On pense alors à un néologisme à partir de Naples alors que c'est plutôt du côté d'Alexandrie, dont le nom primitif était Nea Polis, qu'il faudrait chercher. A moins qu'il ne soit le descendant d'un.... Nibelung. Ca aussi a été dit.

Quoiqu'il en soit, il restera jusqu'à la fin « l'Etranger », et même le métèque, le « semi-africain », le « Corse » - de cette Corse annexée en France quelques mois avant sa naissance. A six mois près, il naissait italien et la face du monde etc.

Sa culture est courte, très subjective (Rousseau et l'abbé Raynal sont ses maîtres à penser car ils ont défendu l'indépendance de la Corse !) mais passionnée et créatrice : outre le fameux Souper de Beaucaire, petit pamphlet pacifico-révolutionnaire (!), on lui connaît quelques contes semi-fantastiques : Le masque prophète et Le comte d'Essex, écrits lors de sa vie de garnison pendant laquelle il s'ennuie ferme et pense parfois à se suicider, préfigurant déjà le héros romantique. Au fond, "Napo" sera un mélange de Werther, Rousseau, Robespierre et César.

C'est avec une prostituée du Palais-Royal (et parce qu’elle n'a pas « l'air grenadier des autres ») qu'il se dépucèle le 22 novembre 1787 - j'avais dix-sept ans.

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("Napoléon, jeune général", aucun crédit trouvé)


4 - Il y a dans la « Vie de Napoléon » (second tome des MOT dans l'édition Levaillant) ce passage extraordinaire sur le bilan de l'empereur (que Chateaubriand, on le sait par ailleurs, ne ménage pas) :

« Bonaparte n’est point grand par ses paroles, ses discours, ses écrits, par l’amour des libertés qu’il n’a jamais eu et n’a jamais prétendu établir ; il est grand pour avoir créé un gouvernement régulier et puissant, un code de lois adopté en divers pays, des cours de justice, des écoles, une administration forte, active, intelligente, et sur laquelle nous vivons encore ; il est grand pour avoir ressuscité, éclairé et géré supérieurement l’Italie ; il est grand pour avoir fait renaître en France l’ordre du sein du chaos, pour avoir relevé les autels, POUR AVOIR REDUIT DE FURIEUX DEMAGOGUES, D'ORGUEILLEUX SAVANTS, DES LITTERATEURS ANARCHIQUES, DES ATHEES VOLTAIRIENS, DES ORATEURS DE CARREFOURS, des égorgeurs de prisons et de rues, des claque-dents de tribune, de clubs et d’échafauds, pour les avoir réduits à servir sous lui ; il est grand pour avoir enchaîné une tourbe anarchique ; il est grand pour avoir fait cesser les familiarités d’une commune fortune, pour avoir forcé des soldats ses égaux, des capitaines ses chefs ou ses rivaux, à fléchir sous sa volonté ; il est grand surtout pour être né de lui seul, pour avoir su, sans autre autorité que celle de son génie, pour avoir su, lui, se faire obéir par trente-six millions de sujets à l’époque où aucune illusion n’environne les trônes ; il est grand pour avoir abattu tous les rois ses opposants, pour avoir défait toutes les armées quelle qu’ait été la différence de leur discipline et de leur valeur, pour avoir appris son nom aux peuples sauvages comme aux peuples civilisés, pour avoir surpassé tous les vainqueurs qui le précédèrent, pour avoir rempli dix années de tels prodiges qu’on a peine aujourd’hui à les comprendre. »

Bonaparte est grand pour avoir débarrassé son époque.... des intellos de gauche.

 

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Napoléon Bonaparte consul, François Gérard - (Rome, 1770-Paris, 1837), Domaine de Chantilly



5 - Il est républicain par pragmatisme, robespierriste par intérêt, homme de la Révolution plutôt que révolutionnaire - et d'ailleurs plus en France qu'en Corse. Sur le continent, il se sent plein d'ardeur jacobine. Dans un concours d'écriture organisé par l'académie de Lyon, il écrit son propre Discours sur l'origine de l'inégalité ("Discours sur le bonheur") et malgré son inspiration sociale certaine (« pourquoi le fainéant a-t-il tout, l'homme qui travaille presque rien ? ») et un hommage appuyé à Rousseau (« O Rousseau, pourquoi faut-il que tu n'aies vécu que soixante ans ! Pour l'intérêt de la vertu tu eusses dû être immortel ! »), y échoue. N'empêche que la rhétorique, qui est le style de la propagande, est son truc. Suivent sa pièce politique Le souper de Beaucaire et une ébauche de roman héroïco-sentimental, Clisson et Eugénie. Mais son premier triomphe militaire, c'est au siège de Toulon qu'il le connaît en y chassant les Anglais par des tirs de mortier - « chirurgicaux » aurait-on envie de dire. Un boulet le frôle. Un esponton le blesse à la cuisse. Mais la ville est reprise et Bonaparte est nommé général de brigade. Ses actions dans le sud de la France ont été des gages pour la Révolution. Il devient « l'homme de Robespierre » - même si la chute de ce dernier, quelque mois plus tard, le laisse froid. A ce moment-là, sa situation n'est pas brillante : les Jacobins renversés, il se retrouve sans protecteur, sans argent, sans avenir à sa mesure. En outre, il vit la plus grosse déception sentimentale de sa vie avec la femme qu'il aime, Désiré Clary, et qui épousera finalement Bernadotte, un de ses hommes forts. Il songe encore au suicide.

« A cette époque, Napoléon était si laid, a écrit à son propos la duchesse d'Abrantès, il se soignait si peu que ses cheveux mal peignés, mal poudrés, lui donnaient un aspect désagréable», et d'insister sur « cet ensemble maladif résultant de sa maigreur et de son teint jaune. » On dirait une description de Rogue dans Harry Potter.

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"Napoléon et Joséphine" (crédit introuvable)

 

6 - Homme de Paoli en Corse, de Robespierre en France, puis de Barras à Paris, il devient général de division le 24 vendémiaire et a pour charge de maintenir l'ordre dans la capitale. Barras a une ex-maîtresse, plus toute fraîche, qu'il voudrait caser. Napoléon, fasciné par son maître, tombe amoureux de celle-ci. Elle s'appelle Josèphe Tascher de la Pagerie. Pour éviter d'avoir à prononcer un prénom qui a dû être prononcé par ses prédécesseurs (nombreux, dit-on), il la rebaptise Joséphine. Les lettres qu'il lui envoie à cette époque se révèlent d'une niaiserie pas possible, donc d'une sincérité vraie. Il a aimé cette femme de quelques années son aînée. C'est sa Madame de Warens, sa Sanseverina, sa Maréchale.

Mais comme on dit, « les événements se précipitent » : les armées européennes marchent contre la France, et notamment celle, puissante, de l'Autriche. Bonaparte a une idée : attaquer l'allié de l'Autriche, l'Italie. Campagne d'Italie, écrasement des troupes ennemies (bien plus nombreuses que son armée) et entrée triomphale en Italie à Lodi. Première phrase de La chartreuse de Parme :

« Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur ».

Là, il commence à croire en son destin. Arcole, quelques mois plus tard, le lui confirme. Il est accueilli en libérateur.

« La principale raison de tels exploits ? s’interroge Tulard. La fidélité au chef. Car Bonaparte a su d'emblée s'attacher ses soldats non seulement par des avantages matériels (le paiement de la moitié de la solde en numéraire, par exemple) mais en créant un état d'esprit particulier) à l'armée d'Italie » - et cela grâce autant à son indéniable charisme qu'à son sens... de la propagande. Bonaparte utilise la presse, les fanzines de l'époque pour chanter sa gloire (et notamment par la publication en 97 d'un « Journal de Bonaparte et des hommes vertueux »), et bientôt les tableaux (David, Gros...). Comme Louis XIV, c’est un champion  médiatique. Il fait le buzz. Pour les gouvernants, il devient encombrant.

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Napoléon Bonaparte au pont d'Arcole, par Gros, 1796 (Version exposée au Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg.)



7 - Son coup d'état, Bonaparte aurait pu le faire dès son retour d'Italie. Commandant de l'armée d'Angleterre (!), pouvant compter sans compter sur celle d'Italie (!!), ayant même gagné les faveurs d'une partie de celle d'Allemagne (!!!), et possédant des documents compromettants concernant les intrigues de certains membres du Directoire (!!!!), le général victorieux pouvait renverser le régime à sa discrétion. Mais « avec un sens politique très sûr », il jugea que ce n'était pas le bon moment. Pour l'instant, on le fête, on le chante, on le grave. Des images populaires à son effigie se vendent comme des petits pains. Des théâtres montent ses exploits. Des fêtes sont organisées en son honneur, et lui apparaît toujours aussi modeste, « désintéressé », presque gêné de tant de gloire - vertueux comme un républicain. « Le prestige de Bonaparte tenait à ses victoires mais aussi à sa loyauté envers la République », note Tulard. En même temps que le public l'acclame, l'Institut des sciences lui offre le siège laissé vacant par Carnot. Autrement dit, et c'est très important, à ce moment-là, Bonaparte a dans sa poche le peuple et les intellos.

Et puisque la guerre contre l'Angleterre est loin d'être finie, il repart en campagne. Cette fois-ci en Egypte afin de barrer aux Anglais la route des Indes - et d'une certaine manière, exporter la Révolution et les Droits de l'Homme (déjà) en Orient. L'expédition est en effet autant militaire que scientifique : une centaine de mathématiciens, astronomes, ingénieurs, naturalistes, géographes, architectes, dessinateurs, interprètes, lettreux, artistes (dont le graveur Vivant Denon et le pianiste Rigel), accompagnent les soldats. C'est une folie mais qui fait l'intérêt des deux « camps » : pour le Directoire, une façon de se débarrasser du général en l'envoyant très loin ; pour le général, une manière de vivre une épopée exotique et de revenir encore plus glorieux dans un pays politiquement encore plus dégradé où là, il pourra apparaître comme le sauveur et prendre le pouvoir.

L'aventure commence bien : Bonaparte s'empare de Malte, puis d'Alexandrie sans coup férir et même du Caire avec une victoire certaine mais que l'on grossit démesurément. Rapidement, ça se gâte, d'abord à cause de la chaleur (aller conquérir l'Orient en plein été, aussi !), ensuite à cause de la défaite d'Aboukir où Nelson coule la flotte française. En outre, la Turquie déclare la guerre à la France, ou plus exactement à son armée en Egypte - où une révolte d'importance a lieu contre celle-ci au Caire. Bonaparte pousse jusqu'en Syrie, l'emporte facilement (et c'est là l'épisode rapporté par Chateaubriand où il fait massacrer deux mille prisonniers turcs), mais la situation s'enlise. En vérité, les lettres des généraux sont claires : on a beau gagner militairement, on se demande ce que l'on fout là. Exporter quoi ? Conquérir qui ? Ah on apporte le progrès, ok... Le pire, c'est qu'on tente vraiment d'abolir le système féodal égyptien, de relancer ou plutôt de lancer l'économie, de remettre en état les canaux, de « moderniser » l'administration - et même de créer un « Institut d'Egypte » sur le modèle de l'Institut de France ! Mais les Anglais approchent. Il faut tout abandonner et revenir le plus vite possible en France...

Et le miracle médiatique se produit : non seulement on oublie Aboukir mais on accueille Bonaparte comme le prestigieux vainqueur de toutes les batailles qu'il mène (et c'est un fait que « lui » ne les a pas perdues) doublé de l'aventurier civilisateur - presque surhumain. Un journaliste écrit à son égard :« Bonaparte est presque le seul officier de notre armée en Egypte qui n'ait pas été malade. Ainsi avec une complexion en apparence assez faible, il est extraordinaire au physique comme au moral.» Pas de doute, c'est un Messie qui revient....

 

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Bonaparte devant le Sphynx, Jean-Léon Gérôme, huile sur toile, 60, 1 x 101, Hears Castle, San Simeon (Etats-Unis)


8 - La Révolution est finie. Tout le monde en a profité, paysans et bourgeois en premier lieu : les premiers pour avoir vu abolir enfin la féodalité qui régnait encore dans les campagnes et acquis des terres – ils sont devenus propriétaires ; les seconds pour s'être enrichis et avoir pu enfin accéder au pouvoir sans les anciennes entraves aristocratiques - ils sont devenus égalitaristes. Même la guerre a permis un essor économique prodigieux et a rempli les caisses qui étaient vides depuis Louis XVI. Seul le prolétariat urbain, fer de lance de la Révolution, n'a rien gagné, et cela sans doute, dit Tulard narquois, à cause de ses chefs qui se sont entre-guillotinés avec la rage des purs.« Cette partie de la population, si animée aux premiers jours de la Révolution, avait éprouvé de si pénibles mécomptes qu'elle était depuis longtemps tout à fait porté au repos », écrit Barras dans ses mémoires. Tant pis pour la racaille d'extrême gauche, ce qu'il faut maintenant, c'est « consolider les conquêtes de la bourgeoisie et de la paysannerie aisée », faire la paix, et en remontrer à l'Europe. « Là, encore un rôle à la mesure de Bonaparte. » Car une chose est sûre : la France a montré d'un cran et même de plusieurs question progrès social et souveraineté politique. Face à elle, la Russie d'Alexandre, autocrate et barbare, la Prusse de Frédéric II, décalée par rapport au nouveau réel, et d'ailleurs recalée par l'armée française, l'Empire autrichien « empêtré dans le kaléidoscope de ses nationalités » et qui perd peu à peu son autorité, sont brusquement ringardisés par rapport à la nouvelle France qui (re)donne le ton et commence à influencer beaucoup de monde. Seul l'Angleterre, avec sa flotte, son crédit et ses manufactures, peut rivaliser avec la France, quoique se retrouvant bien isolée par son propre blocus que Bonaparte a habilement retourné contre elle. Qu'importe, il faut désormais reconnaître la Révolution et même, comme Goethe, la célébrer« dans ce qu'elle de raisonnable, de légitime, d'européen. »

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Le général Bonaparte au Conseil des Cinq-Cents, à Saint Cloud. 10 novembre 1799.

Auteur :François BOUCHOT (1800-1842)
Date de création : 1840
Date représentée : 10 novembre 1799
Dimensions : Hauteur 421 cm - Largeur 401 cm
Technique et autres indications : Huile sur toile
Lieu de Conservation :Musée national du Château de Versailles (Versailles) ; - See more at: http://www.histoire-image.org/site/oeuvre/analyse.php?i=206#sthash.BBF66rg4.dpuf
e général Bonaparte au Conseil des Cinq-Cents, à Saint Cloud. 10 novembre 1799.
- See more at: http://www.histoire-image.org/site/oeuvre/analyse.php?i=206#sthash.FsYo6R54.dpuf
Titre : Le général Bonaparte au Conseil des Cinq-Cents, à Saint Cloud. 10 novembre 1799.

Auteur :François BOUCHOT (1800-1842)
Date de création : 1840
Date représentée : 10 novembre 1799
Dimensions : Hauteur 421 cm - Largeur 401 cm
Technique et autres indications : Huile sur toile
Lieu de Conservation :Musée national du Château de Versailles (Versailles) - See more at: http://www.histoire-image.org/site/oeuvre/analyse.php?i=206#sthash.dhUbn1Ho.dpuf

Le général Bonaparte au Conseil des Cinq-Cents, à Saint Cloud, le 10 novembre 1799, par François Bouchot (1800-1842), date de création : 1840, date représentée : 10 novembre 1799, huile sur toile, 421x 401, Musée national du Château de Versailles.

Titre : Le général Bonaparte au Conseil des Cinq-Cents, à Saint Cloud. 10 novembre 1799.

Auteur :François BOUCHOT (1800-1842)
Date de création : 1840
Date représentée : 10 novembre 1799
Dimensions : Hauteur 421 cm - Largeur 401 cm
Technique et autres indications : Huile sur toile
Lieu de Conservation :Musée national du Château de Versailles (Versailles) - See more at: http://www.histoire-image.org/site/oeuvre/analyse.php?i=206#sthash.dhUbn1Ho.dpuf
Le général Bonaparte au Conseil des Cinq-Cents, à Saint Cloud. 10 novembre 1799.

Auteur :François BOUCHOT (1800-1842)
Date de création : 1840
Date représentée : 10 novembre 1799
Dimensions : Hauteur 421 cm - Largeur 401 cm
Technique et autres indications : Huile sur toile
Lieu de Conservation :Musée national du Château de Versailles (Versailles) ; - See more at: http://www.histoire-image.org/site/oeuvre/analyse.php?i=206#sthash.BBF66rg4.dpuf

 

9 – « Le peuple, disait François de Neufchâteau, ministre de l'Intérieur sous le Directoire, ne se rattachera au régime que par la prospérité. » L'engouement pour le Consulat tient d'abord à ses succès économiques, politiques et sociaux. Ce petit général qu'on dit inculte en économie et en administration apprend tout de même très vite et en quelques années, sinon quelques mois, c'est le pays tout entier qui est remis sur les rails. Il est vrai que ses conseillers s'appellent Lucien, son frère, Cambacérès... et Talleyrand et qu'il sait les écouter. Dès que quelque chose lui paraît intelligent et efficace il le fait marcher à fond. C'est là sa force morale, celle-ci s'accompagnant chez lui d'une force physique peu commune et épuisante - car la méthode de travail de Bonaparte, c'est prolonger très tard dans la nuit le moindre débat et compter sur la lassitude de ses partenaires qui finissent par signer tout ce qu'il veut pourvu qu'il les laisse aller roupiller. L'avenir appartient à ceux qui se couchent tard.

Voici donc son immense force au service du bon sens, de l'ordre et de la prospérité. « J'avoue que j'ai été ébloui en voyant cette reconstruction si rapide du gouvernement », confiera Molé à Tocqueville qui lui-même notera : « Bonaparte impose vingt-cinq centimes additionnels en arrivant au pouvoir, on ne dit rien. Le peuple ne se retourne pas contre lui ; l'ensemble de ce qu'il faisait était très populaire. Le gouvernement provisoire prendra la même mesure en 1848 et succombera sous l'anathème. Le premier faisait la révolution dont on voulait ; le second, celle dont on ne voulait pas. » Qu'est-ce que c’était que cette révolution dont on voulait ? Mais celle des bourgeois et de la classe moyenne, voyons, remarque Tulard.

Les nouvelles institutions vont dans ce sens - synthèse des acquis révolutionnaires et de l'héritage royaliste (sans le roi) : la république monarchique française est née. Le pouvoir législatif revient à trois assemblées fournies à partir de listes des nouveaux « notables » - le mot clef du nouveau régime qui va de pair avec la formule célèbre de Sièyes :« l'autorité vient d'en haut et la confiance d'en bas. » Le truc, c'est que Bonaparte ne s'entend pas avec Sièyes qui est le second consul (le troisième, c'est Roger Ducos et on l'a déjà oublié) et pour une raison évidente : Sièyes, c'est l'aile gauche du triumvirat, l'ancien révolutionnaire pur et dur qui ne croit qu'à l'Assemblée et pas du tout aux individus - et notamment aux ambitieux à la Bonaparte qui derrière leur petit jeu parlementaire veulent devenir roi ou pire. En pleine période post-révolutionnaire, l'accusation est très grave - mais c'est Bonaparte qui retourne le coup contre Sièyes en l'accusant, lui, de vouloir devenir « grand électeur à vie » (ce qui est la stricte vérité) et qui passe pour le vrai républicain.

Ainsi s'impose la Constitution de l'an VIII,« chef-d'oeuvre d'ambiguïté » qui donne tous les pouvoirs au Premier Consul tout en faisant croire aux électeurs qu'ils y participent et qui même choisissent ce dernier. Peu importe qu'ils s'aperçoivent du contraire, les compensations économiques et honorifiques suffiront. [Je me demande si Bonaparte n'a pas fait avec les bourgeois ce que Louis XIV avait fait avec les nobles : à la fois les privilégier et les cadenasser.] Fait amusant : la Constitution est plébiscitée par tout le monde en France - sauf en Corse !! Mais peut-être a-t-on moins truqué les résultats du référendum là-bas qu'ici. Autre fait amusant : c'est de ce plébiscite où la tricherie a joué un grand rôle que date chez nous le goût pour la République plébiscitaire !!!

Au grand dam des libéraux, les réformes sont d'abord de centralisation (je vous l'avais dit, Avot, qu'on n'a jamais été très libéral en France). La France des notables est aussi celle des préfets. Financièrement, on développe moins l'impôt foncier que l'impôt indirect (enregistrement, tabac, boisson). Pour diminuer la dette publique, l'Etat rachète des rentes. Pour redonner de la confiance au commerce, on invente la Banque de France chargée de régulariser le marché monétaire - et on en profite pour créer ce fameux « franc germinal » qui restera stable jusqu'en 1914. D'ailleurs, tout ce qui a été créé à l'époque, et notamment tout ce qui concerne « l'administration », perdure encore aujourd'hui pour une large part.

La France Consulaire est réellement la France contemporaine et n'a rien à voir, Tulard est très clair là-dessus, avec « la dictature militaire » qu'on a voulu y voir. C'est sur les bourgeois que le Premier Consul appuie son pouvoir, pas du tout sur les militaires - d'ailleurs écartés de la vie politique avec une certaine injustice. Quoiqu'il en soit, « les régimes passeront, les institutions consulaires ne seront pas modifiées. Empire, Monarchie, République ne seront que des épiphénomènes. Au-delà de l'instabilité politique, c'est la permanence de l'administration mise en place sous le Consulat qu'il faut considérer. » Et moi, je dis vive l'empereur !!

Oups, pas encore !

 

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Napoléon premier consul, par Antoine-Jean Gros, 1802, huile sur toile, 205 × 127, musée de la Légion d'honneur, Paris

 

10 - Aussi étonnant que celui puisse paraître, Bonaparte fait la paix. Il pacifie la Vendée (là où Hoche avait échoué –« curieuse carrière vouée à l'échec par comparaison avec Bonaparte », écrit Tulard de ce dernier), sécurise la Provence en proie depuis des années au brigandage (notamment dans le Vaucluse et dans le Var, bien avant que mes familles maternelle et paternelle ne s'y installe), l'emporte in extremis à Marengo contre l'armée italienne. C'est encore une victoire qui va servir sa propagande et persuader ses ennemis que décidément la chance est toujours de son côté.

A Paris, il met à bas les derniers terroristes, rebuts jacobins et chouans énervés, et profite même d'une tentative d'assassinat contre lui (« la conspiration des poignards ») pour en remontrer à l'opinion publique qui commence à le chérir. Il apparaît en effet comme « le grand réconciliateur des Français », celui qui apparaît au-dessus des factions, pour ne pas dire des partis comme de Gaulle, et même au- dessus de l'Eglise. Là-dessus, Portalis, son ministre des cultes, a résumé sa pensée : « le bon ordre et la sûreté publique ne permettent pas que l'on abandonne les institutions de l'Eglise à elles-mêmes ». Il faut un catholicisme de France (comme on a parlé récemment d'un « islam de France ») et pour cela fonctionnariser les curés. Ce sera le Concordat - une forme de gallicanisme à la française où la religion catholique et romaine est reconnue comme majoritaire en France, où la répartition des diocèses se décide entre Paris et Rome, où les évêques sont nommés par le Consul et investis par le pape (Pie VII à l'époque), puis jurent fidélité au gouvernement et reçoivent en retour un traitement - pareil pour les pasteurs protestants. Hors un petit groupe schismatique de cathos enragés, les Lefébvristes de l'époque, le nouveau dispositif plaît et soulage l'ensemble des croyants et des clercs. L'enjeu politique est clair : il s'agit pour Bonaparte de priver les royalistes du soutien clérical. Louis XVIII a beau prier sa Sainteté de n'en rien faire (et Joseph de Maistre de « souhaiter la mort de celle-ci comme il souhaiterait la mort de son père si celui-ci l'avait déshonoré » !), le pape signe quand même le Concordat. Les conflits religieux ne sont plus, c'est là l'essentiel.

Pour autant, la guerre avec l'Angleterre et l'Autriche n'est pas finie. Le Premier Consul tente bien aux yeux de l'opinion de faire la paix, ses ennemis la refusent - ce qui lui rallie l'opinion. Alors, la guerre. Comme la première fois, il faut atteindre l'Autriche en passant par l'Italie. Seconde campagne d'Italie et victoire à l'arraché grâce à Desaix envoyé cette fois-ci un peu loin (une erreur que Napoléon refera à Waterloo avec Grouchy) mais qui, comme dans un western, revient au moment où l'armée Française allait battre en retraite. Victoire de nos troupes même si Desaix, à qui l'on doit cette victoire plus qu'au Premier Consul, est tué (tableau de Jean Broc). Traité de Lunéville avec Autrichiens obligés de céder. Puis paix d'Amiens imposé à la Angleterre et à la Russie - c'est-à-dire au reste du monde. En vérité, cette paix est une trêve mais son retentissement social est énorme. Bonaparte est bien l'homme de la paix.

Parallèlement, les premiers effets des réformes économiques commencent à faire leurs effets. Le prix du pain baisse. On ordonne même à cinq banquiers « de faire arriver à Paris de quarante-cinq mille à cinquante-cinq mille quintaux de grains par mois ». On favorise des prêts sans intérêts aux manufactures en difficulté de la capitale mais aussi à celles de Lyon et d'Amiens. On stimule la Caisse d'Escompte du commerce. On surveille toutes les banques et leurs affaires. La disette est vaincue. « A la fin de 1802, la crise est terminée. Bonaparte avait apparemment réussi là où Louis XVI et la Révolution venaient d'échouer. » A cet homme de paix et de prospérité, on ne va pas refuser une couronne ?

 

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Mort du Général Desaix à Marengo, par Jean Broc, huile sur toile, 322x450,
Château de versailles



11 - La paix, c'est la stabilité, et la stabilité, c'est un pouvoir solide et pérenne. Il faut améliorer le Consulat, et pour cela faire du Premier Consul un Consul à vie. Plus de partis, plus de factions. Ainsi la guerre civile, le premier danger français, est définitivement écarté. D'autre part, et là c'est Bonaparte qui parle, il faut que « notre gouvernement », même en respectant l'esprit de la Révolution, ressemble aux gouvernements qui nous environnent. Il faut que notre nouvelle République soit en harmonie avec les monarchies alentour. Et puisque d'une part, les termes de « république monarchique » ne vont pas officiellement ensemble et que d'autre part, la France s'est agrandie depuis les guerres défensives qu'elle a menées, peut-être faudrait-il parler... d'empire et d'empereur. Je dis ça, je dis rien.

Bien sûr, les intellectuels de gauche, déjà indignés par l'éviction de Sieyès, hurlent leurs grands dieux et opposent toutes leurs forces d'indignation à ce qu'ils voient venir, en appelant à la grande conscience du peuple. Las, la grande conscience du peuple n'a que foutre de Médiapart et du Huffington Post.« Les victoires de Bonaparte, écrit Tulard, pesaient d'un poids plus lourd que les oeuvres complètes des idéologues. Les salons de Mme de Condorcet et de Mme de Staël n'étaient pas la France. » La propagande aidant (c'est là que Bonaparte est présenté comme un bourreau de travail capable de tenir dix-heures sur une ou vingt affaires en même temps !), mais aussi les premiers résultats indéniablement bons du nouveau régime qui ont fait que les notables et le petit peuple sont acquis au Premier Consul, celui-ci peut réaliser son projet « néo-monarchique » de Consulat à vie. Après une élection à peine arrangée (car au-delà des mini-tricheries, c'est un fait que tous les modérés, ex-émigrés royalistes, comme Chateaubriand, à qui Bonaparte a pardonné, votent en masse pour lui),« le 2 août 1802, le Sénat, bon gré mal gré, proclamait Napoléon Bonaparte Premier Consul à vie. » Notons que c'est la première fois qu'apparaît son prénom dans le nouveau statut. Bientôt, « Bonaparte » laissera la place au seul « Napoléon ».

Les réformes institutionnelles se font dès lors au pas de course. Assemblée Législative, Tribunat et Conseil d'Etat voient leurs pouvoirs dangereusement s'amoindrir tandis que le Sénat voit augmenter les siens à la condition d'être à la botte de l'Etat - et comme tous les sénateurs sont déjà tous vieux, peu de chance qu'on résiste au type qui tient dix-heures. Les formes monarchiques reviennent bel et bien avec la disparition du tutoiement, la réapparition des livrées, et même les chasses et messes à Saint Cloud. Et si l'on promulgue le Code Civil le 21 mars 1804 qui entérine la disparition de l'aristocratie féodale et le maintien des principes de 89, on crée la Légion d'Honneur dont le but est de créer une nouvelle noblesse à laquelle les anciens nobles pourront quand même participer - et qui est tout de suite un immense succès populaire. La Légion d'honneur ou la noblesse pour tous !

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 Premières distributions de la médaille de la Légion d'honneur, par Jean-Baptiste Debret (1768-1848), date de création : 1812, date représentée : 14 juillet 1804, huile sur toile, 403 x 531, Musée national du Château de Versailles. 



« En fait, le Chef d'Etat français qui a le mieux compris l'économie fut Napoléon alors qu'il n'avait aucune formation : step one => le commerce libre est bon pour tout le monde => step two => bien évidemment c'est moi qui décide où il commence et où il s'arrête, et comment il fonctionne, au nom de l'intérêt de l'Empire. Fini. Lee Kuan Yew a fait la même chose avec Singapour, ça s'est pas trop mal passé », écrit l'excellent PIERRE BALMEFREZOL sur le fil de GABRIEL CLOUTIER consacré au libéralisme (car ce post vient d'une série de statuts faits sur Facebook ces derniers temps, vous vous en doutiez ?)

Et en effet, sur le plan économique, le Code Napoléon est aussi libéral qu'étatiste, si l'on peut dire (la fameuse « troisième voie gaullienne » et qui semble si typique de notre pays) et cela même si les ouvriers sont, encore une fois, bien oubliés - l'essentiel allant aux propriétaires, bourgeois ou paysans. Sur le plan sociétal, le Code s'avère justement très conservateur, voire régressif : retour à l'ordre patriarcal, droite au divorce ultra limité, femme traitée en mineure, enfants naturels exclus de l'héritage, etc. En même temps, on ne s'était pas encore vraiment habitué aux nouvelles moeurs.

C'est le temps des conspirations (ou plus exactement de « la grande conspiration de l'an XII ») qui non seulement échouent les unes après les autres mais encore servent Bonaparte qui a beau jeu de montrer aux yeux de l'opinion que ces conspirationnistes sont à la solde des ennemis de la France et qu'ils pourraient nous provoquer une nouvelle guerre, ce qui parfois est vrai, parfois moins vrai. Quoiqu'il en soit, des chouans comme Querelle et Cadoudal, des militaires comme Moreau, des royalistes comme Polignac et Rivière, sont rapidement matés, la plupart étant guillotinés, les autres bannis.

Dans l'interrogatoire du dénommé Cadoudal, il est fait mention d'un certain Louis de Bourbon Condé, duc d'Enghien qui aurait partie liée avec les conspirationnistes. Celui-ci est arrêté en territoire allemand le 15 mars 1804, ramené à Paris le 20, jugé, condamné et exécuté dans le 21 au petit matin dans les fossés de Vincennes et sans qu'aucune preuve réelle n'ait été apportée - même s'il avoue en effet avoir porté les armes contre la France révolutionnaire. Bonaparte a-t-il voulu se faire là sa propre exécution de Louis XIV et bien montrer au monde que la Révolution la plus radicale continuait en lui ?

Tous ces complots lui donnent en tous cas le prétexte pour consolider son pouvoir. L'idée de monarchie héréditaire refait surface mais pour ne pas heurter la sensibilité révolutionnaire, on parlera plutôt d'empire et d' « empereur des Français », un mot lui-même à la fois connoté politiquement et plus « illimité » historiquement et qui lui va comme un gant. Alors, c'est vrai qu'avec le recul, on peut se demander comment a-t-on pu accepter tout ça ? Il faut vraiment se remettre dans le contexte de l'époque : l'Empire apparaît avant tout comme une dictature de salut public en beaucoup mois bordélique et terroriste que ce qu'on a connu en 93, et destinée à préserver les conquêtes révolutionnaires. L'Empire, c'est la force tranquille, l'ordre républicain, la paix civile et continentale. Ce type qui nous a sauvés, réconciliés, modernisés, enrichis - autant l'avoir le plus longtemps possible.

Un nouveau plébiscite suit et le 2 décembre 1804, à Notre Dame de Paris, Napoléon Bonaparte est couronné empereur des Français.

« Je jure de maintenir l'intégrité du territoire de la République ; de respecter et de faire respecter les lois du concordat et la liberté des cultes ; de respecter et faire respecter l'égalité des droits, la liberté politique et civile, l'irrévocabilité des ventes des biens nationaux ; de ne lever aucun impôt, de n'établir aucune taxe qu'en vertu de la loi ; de maintenir l'institution de la légion d'honneur ; de gouverner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français », proclame-t-il.
 
« Pourvou que ça doure », dit dans son coin Laetitia Buonaparte, la maman de celui qui vient de devenir l'incarnation de l'Histoire : Napoléon 1er.

 

 

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Le Sacre de Napoléon, David, Louvre).

 

 

 

A SUIVRE

 

 

Lui partout II

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 Napoléon Ier en costume de sacre, par Gérard, date de création : 1805, date représentée : 1804, 225 x 147, huile sur toile, musée national du Château de Fontainebleau, DETAIL

 


12 - La principale thèse du Napoléon de Tulard est celle-ci : tant que l'Empereur fut attaqué, il gagna ; dès qu'il se mit à attaquer lui-même, il perdit. La providence le récompensait dans ses guerres défensives et le sanctionnait dans ses guerres agressives. D'aucuns diront que c'est plus compliqué que ça, d'autres feront remarquer que c'est bien ainsi que cela s'est passé.

Question: qui romput la Paix d'Amiens ? L'Angleterre, répond Tulard sans ambiguïtés. Blocus, intentions coloniales naissantes, mainmise par les Français sur la route de l'Egypte, c'était plus qu'en pouvaient supporter les Anglais qui organisèrent leur nouvelle coalition en 1805. En vérité, cette guerre servait les desseins de Bonaparte autant qu'elle favorisait les intérêts des bourgeois - car, et il faut avoir en tête cet élément essentiel du problème : quand elle se passe à l'extérieur du territoire, la guerre rapporte plus qu'elle ne coûte. Pour s'enrichir, c'est parfait.

Pour autant, la guerre commence mal et se solde même par un échec maritime. L'idée était d'organiser un « Débarquement » sur les côtes anglaises, et pour cela forcer la flotte britannique à venir combattre la française dans la mer des Antilles, ce qui libérerait la Manche et permettrait à la flottille française de la traverser sans dommage. Mais les Anglais voyant le coup venir ne se dispersent pas, consolident leurs côtes et en même temps enfoncent la ligne franco-espagnole à Trafalgar. L'amiral Nelson est tué mais la victoire maritime des Anglais est totale et Napoléon, découragé, leur abandonne la maîtrise des mers. De toutes façons, c'est sur terre qu'il est à son aise.

Et il va le prouver. Contre la coalition des Anglais, des Russes, des Prussiens, des Autrichiens, et même des Bourbons de Naples, la Grande Armée remporte coup sur coup deux victoires éclatantes : Austerlitz (2 décembre 1805) où les Austro-Russes sont décimés, ce qui permet à Napoléon d'annexer toute cette partie de l'Europe du sud ; Iéna (14 octobre 1806) où il vainc les Prussiens et conquiert l'Allemagne du Nord.

Reste la Russie. La Grande Armée pousse jusqu'à Friedland (victoire, le 14 juin 1807) et Alexandre 1er décide de jeter l'éponge et accepte de traiter avec Napoléon à Tilsit sur un radeau établi au milieu du Niémen. Dialogue célèbre : « - Sire, je hais les Anglais autant que vous ! - En ce cas, la paix est faite. » On reconfigure l'Europe de l'est dans une sorte de Yalta avant l'heure et on se quitte presque potes. La Russie est devenue l'atout de Napoléon.

Bilan de ces victoires : sur le plan militaire, elles sont sans égales - même si déjà les premiers signes de déliquescence au sein de ses troupes ont commencé à apparaître. C'est que plus la Grande armée devient hétérogène, « internationale », manteau d'Arlequin, plus elle devient difficilement maniable. En outre, Napoléon passe progressivement d'une stratégie fondée sur la surprise, « la marche en filet » ou marche dite dispersée ou/et concentrée, qui consiste à inciter son adversaire à faire des fautes, à une stratégie bourrin où l’on se bat de plus en plus brutalement… et mal. 

Sur le plan intérieur, on trouve certes ces victoires grandioses mais on commence à se demander à quoi nous sert d'avoir mis toute l'Europe à nos bottes. Que signifient ces nouvelles royautés et dynasties que l'on impose un peu partout ? Où est l'intérêt de la nation à conquérir le monde ? Charlemagne, c'est bien beau, mais Robespierre ?
Dans la famille Bonaparte, c'est Murat qui tente de faire le Jiminy Cricket auprès de son beau-frère. Pas simple comme on l’imagine.

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Bataille d'Austerlitz, par Gérard, date de création : 1810, date représentée : 2 décembre 1805, 510 x 958, huile sur toile, musée national du Château de Versailles



 13 – « Après Tilsit, Napoléon n'avait plus à combattre que l'Angleterre. Vainqueur sur le continent, il ne pouvait espérer l'emporter sur la mer (...) Aussi envisageait-il une nouvelle forme de lutte : la guerre économique. (...) Par les décrets de Berlin et de Milan, le Blocus étendu à l'ensemble du contient devenait la pierre angulaire de sa politique extérieure. Désormais, qui n'entrait pas dans le système continental était contre lui ; il n'y avait plus de possibilité d'être neutre dans le conflit qui opposait Napoléon aux "océanocrates". (...) En fait, il s'agissait de retourner contre l'Angleterre une arme elle avait fait usage la première, depuis la guerre de Cent Ans jusqu'à sa lutte contre Louis XVI (...) A la fin de 1807, le Blocus était adopté par toutes les puissances européennes à l'exception de la Suède, restée fidèle à l'alliance anglaise. (...) Le DOUANIER devint un personnage essentiel de l'épopée napoléonienne, au même titre que le grognard ou le préfet »

 

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14 - 1807 : Apogée de la France napoléonienne. Tout le continent est soit allié de la France, soit vassal. L'ennemi héréditaire, l'Angleterre, est complètement isolée. Les frontières naturelles (Rhin, Alpes, Pyrénées) sont devenues réalités, « vieux rêve de la monarchie et du comité de salut public. » La dépression de 1806 a été maîtrisée comme celle de 1801, « montrant un pouvoir parfaitement maître des mécanismes économiques du temps. » La suppression de « la liberté, liberté chérie » n'est ressentie que par les intellectuels. C'est l'époque où l'on préfère encore l'ordre au désordre. Les nouvelles institutions (vente des biens nationaux, partage des communaux, égalité civile) plaisent aux notables et au peuple. Même les ouvriers, à qui on a augmenté les salaires, trouvent leur part dans le système impérial (et garderont de cette période le souvenir d'un âge d'or).« Jamais peut-être,écrit Tulard au seuil de cette troisième partie, L'EQUILIBRE, la France ne fut aussi puissante, aussi unie, aussi respectée. Bref moment avant que ne se dessinent les premières lézardes ; moment privilégié pour décrire cette France de Napoléon, moment exceptionnel dont le pays gardera, à travers le XIXème siècle, la nostalgie ; autant que la propagande officielle et les victoires, ce court moment d'équilibre territorial, politique et social, est à l'origine du succès de la légende impériale. » Plus que tous les rois de France réunis, l'empereur a réussi à unifier la France (42 millions d'habitants) comme jamais - et à mettre le reste du continent à son service. Ce n’est pas forcément moral mais ça en jette.... et ça rapporte. De Bayonne à Dantzig, l'empire représente un marché de 80 millions de consommateurs. Bref, en 1807, on est le pays le plus moderne, le plus underground, le plus avisé du monde.Peut-être une dictature, mais une dictature institutionnellement plus républicaine, égalitaire et civile que tous les autres pays européens (sauf peut-être en ce qui concerne la condition des femmes qui, il faut bien le reconnaître, a régressé : celle-ci a été en effet exclue de la politique et de l'enseignement et vient de retrouver sa « prédestination maternelle » et zemmourienne.) Le mec est un Corse, aussi, genre « tu as parlé à ma soeur. »

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Statue de Josephine de Beauharnais, par Vital Gabriel Dubray, dit Vital-Dubray, 1867, Malmaison, Hauts-de-Seine, Ile-de-France.


15 - Le notable napoléonien typique, c'est Français de Nantes, peint par David, le type corpulent, « au visage congestionné, à l'uniforme chamarré », très conscient de son « importance », souvent banquier ou notaire, encore terrien, très vite rentier, soucieux de mérite et garant des bonnes moeurs. Mais c'est aussi le « fonctionnaire », dont Cretet, ministre de l'Intérieur, établit le statut pour la première fois le 21 avril 1809 (divin Cretet !) - l'homme qui reçoit un« traitement », une sorte de rentier qui travaille pour le bien de la cité. Résultat du « mérite », l'argent devient le critère essentiel du nouveau régime qu'on est en droit de qualifier de censitaire. Au fond, on est passé d'une société aristocratique et inégalitaire par essence à une société ploutocratique et inégalitaire, quoique méritocratique. Et si dans les faits, les fractures sociales perdurent, dans le symbole, tout a changé. Le manant n'est plus civilement inférieur au puissant. L'espoir de s'enrichir et de réussir est bien là. L'empire est d'une certaine façon le triomphe de monsieur Jourdain mais aussi du père Grandet, de Nucingen et de Rastignac. Balzac, un jour, nous racontera ça. Dans les campagnes, les conditions de vie s'améliorent nettement. On mange (et on boit mieux - et notamment du cidre et de la bière qui font leur apparition, sans compter le sucre et le café, « denrées coloniales » nouvellement importées.) On n'en revient tellement pas que la dîme et les droits féodaux aient été définitivement abolis qu'on est prêt à tout supporter de l'Empereur, y compris la conscription qui bientôt ravagera la France - car quoiqu' ayant fait « la paix » avec ses voisins, la France reste virtuellement en guerre contre eux et c'est bien une économie de guerre qui est à l'oeuvre dans le pays.

Pour autant, même le prolétariat est enthousiaste (Tulard parle même d'engouement pour l'Empereur) - la condition juridique de l'ouvrier a régressé sous l'Empire mais sa condition humaine a progressé. L'ouvrier dépend de son patron comme jamais (il ne peut plus assurer ses fins de mois en allant vendre ses services ici ou là) mais son salaire a été généralement rehaussé. Les grèves sont matées avec brutalité, mais le chômage a quasiment disparu. On se suicide plus fréquemment mais on vit incontestablement mieux. L'anglais Birbeck le note en 1814 : « la classe laborieuse ici est sur une échelle sociale bien plus élevée que chez nous. » Il y a déjà, sous l'entremise napoléonienne, les prémisses de ce qu'on appellera plus tard la Sécurité Sociale. Comme les paysans, les ouvriers n'en reviennent pas d'être aussi bien traités. « Ce relatif bien-être et l'absence d'un sentiment de classe (à l'exception des manufactures d'armes, il y a peu de grandes entreprises, la moyenne nationale se situant autour de quatre ouvriers par atelier) expliquent, autant qu'une surveillance policière tatillonne, le calme des faubourgs. Un calme qui durera jusqu'en, 1830. » Y a pas à dire : le régime est autoritaire mais sécuritaire, directif mais source de prospérité. Pour autant, l'ascension sociale est difficile. « Malheur à ceux qui n'ont pas su profiter de la vente des biens nationaux », écrit Tulard. Pour une Madame Sans-Gêne ou un Murat (fils de cabaretier devenu roi de Naples), la société napoléonienne est dans son ensemble une société bloquée – « c'est l'inconvénient du retour à l'équilibre. »

 

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Portrait du comte Antoine Français de Nantes, par David, 1811, huile sur panneau de bois, 114 x 75 cm, Musée Jacquemart-André



16 - Du style Empire, on a dit pis que pendre. De l'Empereur lui-même, que c'était un militaire inculte et brutal, qui fait des fautes d'orthographe énormes, qui jette par la fenêtre de sa berline les livres qu'il n'aime pas, qui a des lacunes immenses en tout, et dont le régime est le plus anti artistique et le plus anti intello qui soit (ce qui d'ailleurs n'est pas la même chose). « Et pourtant nul gouvernement, assure Tulard, ne s'est peut-être autant intéressé à ces problèmes que celui de ce général qui affirmait : "il n'y a que deux puissances au monde, le sabre et l'esprit. A la longue le sabre est toujours battu par l'esprit."»

Il convient de faire le bilan culturel de l'Empire.« On risque d'être surpris. »

D'abord la censure impériale. Après dix ans de Terreur, celle-ci paraît très relative. Ce sont André Chénier et Jean-Antoine Roucher qui ont été guillotinés par la Révolution. Et ce sont bien madame de Staël et Chateaubriand, opposants s'il en est, qui triomphent sous l'Empire (dont Chateaubriand, il est vrai, fut d'abord le publiciste.) Si la sécurité policière est intense, elle n'est en rien idéologique. En vérité, la littérature est moins interdite qu'elle n'est globalement médiocre (sauf les deux cités et quelques autres) et Napoléon semble en avoir été conscient : « J'ai pour moi la petite littérature et contre moi la grande ». C'est ne pas se rendre compte qu'il sera bientôt, de Stendhal à Balzac, de Musset à Vigny, de Goethe à Hegel, la principale source d'inspiration des écrivains, des philosophes, et même des musiciens (Beethoven lui dédie son Héroïque.) Mais peut-être faut-il, avant de lire les nouveaux grands auteurs, réapprendre à lire ? C'est un fait que « le Premier Empire fut une époque où la lecture fit d'énormes progrès. » Napoléon lui-même donne l'exemple et s'est fourni les services d'un bibliothécaire privé, Antoine-Alexandre Barbier, qui l'informe des nouveautés, et sera à l'origine de la création des bibliothèques du Louvre, de Compiègne et de Fontainebleau. Non, moi, je crois que Bonaparte a eu un intérêt réel pour les arts et les lettres mais plus que favoriser ceux-ci en tant que tels a peut-être voulu avant tout que son peuple (et lui) aient le niveau. Les grands écrivains, ça va ça vient, surtout en France - pas de crainte à avoir. Et avec l'armada de génies qui vient de naître sous son règne, c'est un siècle de vie intellectuelle brillante, et dont il sera en grande partie le héros fondateur, qui se prépare. Comme Chateaubriand et Hugo, Napoléon est un des inventeurs du Romantisme français.

Question peinture, il faudrait demander à l'excellent Pierre Téqui de compléter, mais enfin, c'est sous l'Empire que triomphent les David, Géricault, et même Goya, le peintre officiel de Joseph Bonaparte.

Question musique, et bien que peu mélomane, l'Empereur semble apprécier l'opéra italien et parfois avoir des enthousiasmes juvéniles pour telle ou telle voix ou mélodie. Aurait-il aimé Wagner ?

Question architecture, il brasse d'immenses projets - et avec, dit Pierre-François-Léonard Fontaine, son architecte préféré, une peur incroyable de se tromper, ce qui me le rend particulièrement sympathique : Napoléon veut le meilleur pour son pays et craint d'avoir mauvais goût. On lui devra la transformation des Invalides en temple de Mars, la réunion du Louvre et des Tuileries, les arcs triomphaux, la reconstruction de Versailles, le palais de Chaillot, etc.

Question science, c'est Byzance. C'est sous son règne qu'apparaissent des savants dont beaucoup vont donner leur nom aux rues, places, universités et hôpitaux parisiens : Monge, Lagrange, Laplace, Lavoisier, Gay-Lussac, Lamarck, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Bichat, Corvisart, Laënnec, Vauquelin, Arago, Sadi Carnot, Fresnel, Ampère, Cauchi.« Quel régime peut s'enorgueillir d'avoir favorisé la naissance ou l'essor d'une telle pléiade de savants ? »On dira ce qu'on voudra du style Empire, Paris est redevenue la capitale intellectuelle de l'Europe.

Certes, on peut toujours reprocher la manière dont tout cet art est mis au service d'un seul homme. Lui-même en est conscient et donne un coup d'arrêt au culte de la personnalité dont il est objet (pas si involontairement que ça, reconnaissons-le...). « Je vous dispense de me comparer à Dieu », écrit-il à un de ses sbires. Néanmoins...

 

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 Napoléon en costume impérial, Anne-Louis Girodet, vers 1812, huile sur toile, 261x184, collection particulière (Girodet devient le portraitiste attitré de Napoléon en 1800). Sur l'abeille, symbole impérial, voir ici.
 


17 - 1808, début de la fin. Sur le plan extérieur, il s'est perdu en Espagne : pour la première fois, la guerre ne naît pas d'une coalition européenne formée contre lui mais bien de sa volonté, sinon de sa folie dynastique, de s'emparer d'une couronne. Attaqué, il gagnait toujours ; attaquant, il perd à chaque fois. L'homme providentiel est puni par la Providence. Sur le plan intérieur, il crée la noblesse d'empire, ce qui est ressenti comme une trahison de la Révolution dont jusque-là il se voulait l'héritier. Son autoritarisme que l'on supportait dans un cadre « républicain » devient intenable dans un cadre néo-monarchiste. Pas de doute, le sauveur est devenu despote. L'homme au« sourire caressant et beau » (Chateaubriand) fait désormais la tronche. Se révèle cynique : « j'ai toujours remarqué que les honnêtes gens ne sont bons à rien. » Se brouille et se réconcilie à intervalle régulier avec ses frères et soeurs, à qui il a distribué les trônes des pays conquis mais qui ont tendance à épouser les aspirations de leurs peuples plutôt que les ambitions sans fin de leur frère - ce qui est tout à leur honneur, je trouve. Que ne les écoute-t-il ! Il aurait évité sa future catastrophe. Car c'est cela qu'on ne lui pardonnera jamais : d'avoir galvaudé son propre empire. D'avoir préféré le monde à la France. D'avoir été aveuglé par des conquêtes absurdes au lieu de s'occuper de sa nation - alors que vraiment, il n'aurait suffi pour lui que de cultiver son jardin pour que « notre » empire dure mille ans (bon, disons un siècle.) S'il avait mis ses immenses qualités au service de son peuple, il aurait été César et Confucius à la fois. Hélas, nul n'échappe à son hybris, surtout pas un « grand homme ». Il commence aussi à s'occuper de tout, même des petites affaires, ce qui nuit parfois aux grandes (comme lorsqu'à la veille d'une bataille décisive, il doit décider du budget du commissariat de Saint-Malo !). S'entoure de gens médiocres alors qu'il avait deux personnalités, certes vicieuses et criminelles, mais très avisées et capables d'infléchir certaines de ses décisions les plus démentes : ainsi Talleyrand, renvoyé en 1807 des Relations Extérieures et remplacé par un certain Champagny, et Fouché que l'on remercie pour lui préférer le « gendarme » Savary, et qui en profitent pour se réconcilier. En même temps qu'il lâche ses conseillers les plus efficaces, les notables, ciment du régime, commencent à se méfier de lui. La crise économique de 1810, mêlée à une censure de plus en plus plombante, n'arrange rien :« Sur la fin de l'Empire, le bourgeois parisien se trouvait dépourvu de café, de sucre et de gazette : c'était lui demander beaucoup de sacrifice. »

Il ne faut pourtant pas exagérer : le régime impérial est certes dictatorial mais hors de toute doctrine raciale, comme on a voulu parfois le faire croire, et de toutes méthodes sanguinaires (« c'est la Terreur qui a tué la République », dira Napoléon à Montholon). « La dictature napoléonienne n'est qu'un césarisme de la Rome antique », écrit Tulard. Un autoritarisme légitimé par le charisme d'un seul homme et que l'on accepte tant qu'il respecte ses principes et qu'il s'occupe de nous - tel est le bonapartisme, idéal français s'il en est.

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Napoléon sur son trône impérial, par Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1806, huile sur toile, 263 × 163, Musée de l'Armée, Paris

Auteur :François GERARD (1770-1837)
Date de création : 1805
Date représentée : 1804
Dimensions : Hauteur 225 cm - Largeur 147 cm
Technique et autres indications : peinture à l'huile sur toile
Lieu de Conservation :Musée national du Château de Fontainebleau (Fontainebleau) ; - See more at: http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=113#sthash.rJNGigMs.dpuf




18 - Fautes, erreurs et déboires.
- Création absurde d'une noblesse d'empire qui non seulement lui fait perdre les notables mais en plus ne lui fait pas gagner les « nouveaux » nobles.
- Dérapage de la politique extérieure en Espagne : l'intérêt dynastique n'est pas l'intérêt national et personne ne comprend ce qu'on va foutre de l'autre côté des Pyrénées, d'autant que l'idée des frontières naturelles est profondément ancrée dans les esprits. Là où il était apparu comme un libérateur en Italie, il apparaît comme un despote, étranger qui plus est, en Espagne. Surtout, il a le peuple espagnol massivement et militairement contre lui. Désastres de la guerre selon Goya. Et fin du blocus continental contre l'Angleterre. Il a perdu sur les deux tableaux.
- Réveil des nationalismes. L'Autriche lui déclare la guerre. L'Allemagne se découvre patriote. Même l'Italie voit d'un mauvais oeil son enlèvement du Pape. L'Europe commence à fatiguer de Napoléon. Certes, il l'emporte à Wagram, sa dernière grande victoire(5-6 juillet 1809). Suit la Paix de Vienne - dernière paix de son fait.
- Répudiation de Joséphine et mariage avec Marie-Louise d'Autriche (portrait de François Gérard) qui lui sert de garant politique avec l'Autriche et lui donne un héritier : « Napoléon François Charles Joseph Bonaparte », prince impérial, titré roi de Rome à sa naissance, puis prince de Parme, proclamé Napoléon II à la fin des Cent-Jours et enfin titré « duc de Reichstadt » : L'aiglon. L'accouchement se présente mal. Il faut utiliser les forceps. Contre la règle qui veut qu'on sauve l'enfant plutôt que la mère, l'Empereur demande au médecin de sauver la mère plutôt que l'enfant et j'aime cette décision comme si pour ce monstre d'Etat, l'héritier étant finalement moins important que cette femme dont il s'est amouraché à sa manière et qui l'appelle.... « Nana » ou « Popo » (!!!!!). Ses belles-soeurs la détestent et lui font mille vacheries.
- Malaise religieux : l'enlèvement du pape a choqué, le Concordat a tourné court. A force de vouloir tout contrôler, le temporel comme le spirituel, Napoléon a échoué.
- Crise économique de 1810 : épuisement du Blocus, mauvaise récolte, et le voilà obligé de faire de la contrebande avec l'Angleterre à qui il interdit le commerce avec tous les autres pays.
- Campagne de Russie qui s'annonce. Cette fois-ci, c'est la fin. On peut même douter de son bon sens : comment a-t-il pu se précipiter en Russie alors qu'il s'enlisait en Espagne ? Pas de doute, « Popo » va mal.

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Portrait en buste de l’Impératrice Marie-Louise, par Gérard, huile sur toile, 0,65 x 0,535 m, musée du Louvre, département des Peintures, Paris



19 - Etait-il fou ? A la veille du choc franco-russe, on se l'est sérieusement demandé. Un jour, il faudra que je lise Guerre et paix. Pour l'heure, finissons. Encore une fois, Napoléon découvre que les peuples ne sont plus avec lui. Retraite de Russie. Froid féroce. Faire pipi, c'est prendre le risque que l'urine gèle dans la seconde (ce que nous racontait notre prof d'histoire en quatrième, monsieur Prato). Des Cosaques achètent des soldats français pour deux roubles et les empalent ou les ébouillantent. La Grande Armée est décimée. Un désastre à sa démesure.

1813 - 1815, années noires. Tout se s'effrite autour de lui : perte de la Hollande, fin du royaume d'Italie, défaites en Espagne, ruine des colonies.

C'est la chute. Toute l'Europe marche contre lui. Une charte qui se proposait de redonner à la France ses anciennes frontières lui est proposée. Il la refuse. Menace de faire une nouvelle Révolution Française à lui tout seul. Veut repartir en guerre. Crée la conscription forcée. Devient « l'Ogre ». Mais il est trop tard. Les armées ennemies sont entrées sur le territoire. Alexandre de Russie arrive à Paris en avril 1813. La Campagne de France a échoué. Abdication. Tentative de suicide dans la nuit du 12 au 13 avril (ou présumée telle, on ne saura jamais). Mais les « alliés » ne veulent pas détruire la France. Au contraire, ils préparent la Restauration de Louis XVIII. Par le traité de Paris du 30 mai 1814, la France est ramenée à ses frontières de 92. A l'empereur déchu, on impose le traité de Fontainebleau qui lui assure la possession de l'île d'Elbe et deux millions par an. Il s'y révèle organisateur hors pair. Une de ses premières décisions est d'interdire que l'on dorme à plus de quatre dans le même lit et cela afin d'éviter les incestes courants dans les campagnes. Il pense à tout. Il fait trois fois le tour de son île et commence à s'ennuyer. Sur le continent, on le regrette déjà. Louis XVIII et sa cour paraissent bien médiocres. Et puis quant à avoir un dictateur, autant en avoir un qui vient du peuple plutôt que des sangs bleus. En fait, même s'il n'en a jamais été question, l'on craint le retour de la féodalité, des privilèges, de la France d'avant 89.Par ailleurs, si l'Empire s'est effondré sur la fin, l'on en garde aussi les souvenirs glorieux du début. Encore une fois, Napoléon, "c'était" la modernité.

Lui-même prépare son retour. Le 26 février 1815, après « dix mois d'exil », il embarque l'Inconstant qui le ramène au pays. Rien de plus inouï que « les Cent Jours » dans l'Histoire de France. Il débarque au Golfe Juan d'Antibes le 1er mars avec trois pelés et un tondu et commence sa marche vers Paris qui lui attire chaque jour (chaque kilomètre ?) de nouveaux (ou d'anciens) partisans. En vingt jours, il est passé de « l'usurpateur » à « l'empereur ». On a appelé cela « le vol de l'Aigle. » Plus que les bourgeois, c'est le petit peuple qui le soutient. On se croit de nouveau en 93. Mais à Paris, il comprend qu'en un an, tout a changé. Si empire il y a de nouveau, celui-ci sera libéral. Benjamin Constant en rédige le projet constitutionnel. On est en plein rêve. En réalité, ce retour est voué à l'échec. Toute l'Europe se re-mobilise contre lui et cette fois-ci avec l'idée d'en finir avec ce diable d'homme. De nouveau, la guerre. Waterloo. Seconde abdication. A l'Elysée où il s'est réfugié, le peuple l'acclame. Il a ce discours étonnant à Constant :

« Vous les voyez ! Ce n'est pas eux que j'ai comblés d'honneurs et gorgés d'argent. Que me doivent-ils ? Je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres. Mais l'instinct de la nécessité les éclaire, la voix du pays parle en eux. Si je le veux, dans une heure, la Chambre réelle n'existera plus. Mais la vie d'un homme ne vaut pas ce prix. Je ne suis pas revenu de l'île d'Elbe pour que Paris soit inondé de sang. »

Chiqué ? Pirouette ? Sens de l'Histoire ? Sincérité ? Impossible de ne pas l'aimer à cet instant et de crier « vive l'Empereur ! »

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Napoléon Ier quittant l'île d'Elbe, le 26 février 1815, par Joseph BEAUME, 1836, 164 x 275, huile sur toile, Musée national du Château de Versailles



20 et final de cette série - Sainte-Hélène.

Réfugié à Rochefort, il a pensé à s'exiler en Amérique. Un projet d'évasion est même envisagé. Mais« l'imagine-t-on planteur aux Etats-Unis ou prenant le thé avec de vieilles Anglaises. La légende qui allait l'entourer eût été brisée net. Il fallait le martyr. » Il « accepte » Sainte-Hélène. Il faut dire qu'il n'en peut plus physiquement. Pendant quinze ans, il s'est surmené. L'effondrement de sa puissance va de pair avec une épuisement nerveux. A Longwood House où il s'installe le 10 décembre 1815, il se lâche enfin. C'est presque si on respire avec lui. Même si l'île est sinistre. Des fidèles le suivent, dont un certain Las Cases. Mini cour un peu ridicule qui se dispute ses faveurs et qui le distrait.

Sa légende, il la doit au peuple. Dès 1815, les rapports de police sont formels, on trouve encore des ouvriers des faubourgs parisiens qui sont prêts à prendre les armes pour lui. Les employés et autres fonctionnaires l'adorent - car la bureaucratie, c'est lui. Les campagnes le chérissent - car l'abolition des privilèges, c'est lui. Il est vrai que la révolution industrielle a commencé à ravager la France et par conséquent à faire regretter l'Empire,« période de plein emploi et de hauts salaires, de pain abondant à bas prix » et qui se transforme progressivement en« âge d'or » où lui-même apparaît comme« le père du peuple ». Et que peuvent faire cette armée de paysans qui a combattu auprès de lui et qui malgré les souffrances a connu la gloire sinon raconter sa grandeur auprès des jeunes générations ? C'est le temps des colonel Chabert, véritables gardiens d'un culte que l'on célèbre avec d'autant plus d'ardeur que l'époque paraît bien médiocre. Le Mémorial de Las Cases est le best-seller de tout le XIX ème siècle. Il devient le personnage essentiel du Romantisme français. Même Chateaubriand qui l'abhorre lui dresse un monument dans ses Mémoires.

La légende atteint son apogée en 1840 lors du retour des Cendres et suscite ce que Jean Tulard appelle un « Brumaire artistique et littéraire » et qui va durer tout le siècle et même au-delà, inspirant tout le monde (en vrac, Tolstoï mais aussi le Dostoïevski de Crime et Châtiment, le Nietzsche du Gai savoir, Stendhal, Balzac, mais aussi Thomas Hardy, Emerson, Conan Doyle, sans oublier Tchaïkovski, Schumann, Schoenberg - et l'on ne parle même pas de cinéma : Abel Gance, Sacha Guitry, Stanley Kubrick en font leur héros tutélaire.) Il devient l'homme sur lequel on écrit, on peint, on filme le plus. Comme avec de Gaulle plus tard, dès que les choses tournent mal en France, qu'on essuie une défaite ou qu'on a une brèle à la tête de l'Etat, on pense à lui, ce qu'il aurait fait, comment il nous aurait sauvés. Dans les asiles, les fous se prennent pour lui. Alors oui, on peut penser tout ce que l'on veut de lui, mais comme l'a écrit Victor Hugo pour l'éternité :



« Toujours lui ! Lui partout ! Ou brûlante ou glacée,
Son image sans cesse ébranle ma pensée ».

 

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Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard, par Jacques-Louis David, 260 x 221, huile sur toile, Château de Malmaison.

 

A SUIVRE : "Le poète et l'empereur"

 

 

Le poète et l'empereur I

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1 - Ils ne nous lâchent pas. Qui donc ? Mais le poète et l'empereur, voyons ! Le corse et le breton. L'ogre et l'enchanteur. Une nouvelle série de posts s'impose. Nous suivront, s'ils veulent bien, les intégristes, bonapartistes ou/et autres outre-tombistes. La référence sera cette fois Fumaroli, Poésie et terreur, ce monument consacré à Chateaubriand, son chapitre impérial dédié à Tulard. Plongeons-y.

"... on ne saurait donner la vie que par la morale",

écrit le mémorialiste. Quel credo étrange et si contraire à notre nietzschéisme normatif, à nous modernes, qui avons été élevés à l'immoralisme, au scandale, au blasphème. L'art devait être maudit ou amoral. Le mauvais homme ne pouvait être un génie. Le génie ne pouvait être moral. Et pourtant, l'on a longtemps pensé le contraire. A la vertu édifiante. A la noblesse d'âme opératoire. A la croyance en Dieu et en son action sur le monde. Chateaubriand, en ce sens, est bien un ancien qui croit à la providence, aux bonnes ondes angéliques, à l'Histoire comme aventure divine - et pour qui Napoléon sera son Satan. Mais cela suffira-t-il à discréditer ce dernier ? Que peut-on contre la force glorieuse ? "Chateaubriand, presque à chaque page, accroche un reflet du soleil impérial", écrit de lui Julien Gracq, et ce soleil, malgré toutes ses ténèbres, celles que précisément veut révéler le poète, ne s'obscurcit jamais. La légende noire de l'empereur participe à sa légende dorée (et cela pourrait être aussi vrai, hélas, autant pour Lénine que pour Che Guevara, qui continuent à être pour le premier une référence, pour le second une icône.)

A cette époque, les trois options politiques qui s'imposent sont : la république spartiate, vertueuse et terroriste (ligne Robespierre-Saint Just / ligne "Brutus"), la dictature militaire (ligne Bonaparte/ ligne "César"), la monarchie libérale (ligne Chateaubriand). Comme tout ce qui est subtil et modéré, cette dernière n'aura jamais aucune chance chez nous. A-t-on jamais pu, en France, être libéral chrétien, monarchiste parlementaire, aristocratique au service du peuple ? La réponse est hélas non. Ce que nous aurons eu, et que nous continuerons d'avoir, est l'alternance entre le sublime sanglant et le médiocre rassurant, le soldat impérial et le roi-poire, l'aigle et le pingouin.

Napoléon 1er, tout de même ! Ses opposants le peindront en Satan. Ses partisans en auront fait le César, voire le Christ français (Edgar Quinet en 1836). Comme on l'a dit dans les post précédents, il est le dernier grand homme amoral de l'Histoire, le dernier conquérant admiré par le monde entier, y compris en Corée du Sud où un entrepreneur vient d'acheter à près de deux millions d'euros un de ses fameux bicornes. Après lui, cela ne sera plus possible de rendre grâce aux dictateurs. Pensez qu'Hitler lui doit sa mèche.

Chateaubriand, donc... Nul plus que lui, et c'est l'une des leçons des MOT ("Mémoires d'outre-tombe"), n'a eu conscience que la légende héroïque ne pouvait rien contre la réalité et qu'il y avait une"inutilité des vérités exposées". En vérité, l'Histoire est, comme science humaine, condamnée à l’impuissance. Aucun historien ne peut diminuer l'impact du héros idéaliste ou conquérant - tout sanglant qu'il fut. Le monde appartient à ceux qui l'ont fait rêver. Ecoutons celui qui l'a enchanté :

« Le monde appartient à Bonaparte ; ce que le ravageur n'avait pu achever de conquérir, sa renommée l'usurpe ; vivant il a manqué le monde, mort il le possède. Vous avez beau réclamer, les générations passent sans vous écouter (…) Ce héros fantastique restera le personnage réel ; les autres portraits disparaîtront. Bonaparte appartenait si fort à la domination absolue, qu'après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. Ce dernier despotisme est plus dominateur que le premier, car si l'on combattit quelquefois Napoléon alors qu'il était sur le trône, il y a consentement universel à accepter les fers que mort il nous jette. Il est un obstacle aux événements futurs : comment une puissance sortie des camps pourrait-elle s'établir après lui ? n'a-t-il pas tué en la surpassant toute gloire militaire ? Comment un gouvernement libre pourrait-il naître, lorsqu'il a corrompu dans les coeurs le principe de toute liberté ? Aucune puissance légitime ne peut plus chasser de l'esprit de l'homme le spectre usurpateur : le soldat et le citoyen, le républicain et le monarchiste, le riche et le pauvre, placent également les bustes et les portraits de Napoléon à leurs foyers, dans leurs palais ou dans leurs chaumières ; les anciens vaincus sont d'accord avec les anciens vainqueurs ; on ne peut faire un pas en Italie qu'on ne le retrouve ; on ne pénètre pas en Allemagne qu'on ne le rencontre, car dans ce pays la jeune génération qui le repoussa est passée. Les siècles s'asseyent d'ordinaire devant le portrait d'un grand homme, ils l'achèvent par un travail long et successif. Le genre humain cette fois n'a pas voulu attendre ; peut-être s'est-il trop hâté d'estamper un pastel. »

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Napoléon en figurine (et provenant d'une marque anglaise !)

 

 2 - « Bonaparte n’est point grand par ses paroles, ses discours, ses écrits, par l’amour des libertés qu’il n’a jamais eu et n’a jamais prétendu établir, écrit encore Chateaubriand, il est grand pour avoir créé un gouvernement régulier et puissant, un code de lois adopté en divers pays, des cours de justice, des écoles, une administration forte, active, intelligente, et sur laquelle nous vivons encore ; il est grand pour avoir ressuscité, éclairé et géré supérieurement l’Italie ; il est grand pour avoir fait renaître en France l’ordre du sein du chaos, pour avoir relevé les autels, pour avoir réduit de furieux démagogues, d’orgueilleux savants, des littérateurs anarchiques, des athées voltairiens, des orateurs de carrefours, des égorgeurs de prisons et de rues, des claque-dents de tribune, de clubs et d’échafauds, pour les avoir réduits à servir sous lui ; il est grand pour avoir enchaîné une tourbe anarchique ; il est grand pour avoir fait cesser les familiarités d’une commune fortune, pour avoir forcé des soldats ses égaux, des capitaines ses chefs ou ses rivaux, à fléchir sous sa volonté ; il est grand surtout pour être né de lui seul, pour avoir su, sans autre autorité que celle de son génie, pour avoir su, lui, se faire obéir par trente-six millions de sujets à l’époque où aucune illusion n’environne les trônes ; il est grand pour avoir abattu tous les rois ses opposants, pour avoir défait toutes les armées quelle qu’ait été la différence de leur discipline et de leur valeur, pour avoir appris son nom aux peuples sauvages comme aux peuples civilisés, pour avoir surpassé tous les vainqueurs qui le précédèrent, pour avoir rempli dix années de tels prodiges qu’on a peine aujourd’hui à les comprendre. »

Après ça, il sera difficile d'en dire du mal. Ou plutôt même le mal qu'on en dira fera partie de ce bien. Chateaubriand ne s'est-il pas piégé lui-même avec Napoléon ? Sous sa plume, le démon miltonien apparaît surtout comme l'éternel porteur de lumière. Tout profite à Bonaparte, son orgueil, ses ruses, son ascension, sa chute. Tout est immense en lui. Le sublime pulvérise la morale. La grandeur fait oublier les crimes (et il y en a.) Mais quoi ? L'époque est au sang, à la volupté et à la mort. Napoléon est le fils prodige de la Révolution. L'aboutissement à la fois de 89 et de 93. Quoiqu'on pense de lui, il fait à jamais corps avec la France. Et l'on est en droit d'avancer que c'est lui qui fait basculer la sensibilité littéraire du côté du "mal" - de la fleur du mal. Au fond, tout le XIX ème siècle sera satanique - à commencer par Victor Hugo lui-même (vous entendez, Avot ?). Fin de Satan, ça veut dire "sympathie avec Satan". Il faut sauver le soldat Satan. Il faut réconcilier Satan avec Dieu - et d'ailleurs charger Dieu de toutes les exactions de Satan. Au contraire, Chateaubriand, et bien qu'il en ait eu le pressentiment, "s'est arrêté tout net sur le seuil du satanisme". Lui se considère plutôt comme l'Adam de son siècle, et si Napoléon en est le serpent, la France en est son Eve. Il est le dernier écrivain à croire en la Providence et non pas au "destin", à la Liberté et non pas aux "nécessités" de l'Histoire, à la "générosité possible" et non pas aux "ruses de la raison". Et ce qu'il reproche à Napoléon est d'avoir changé l'Histoire de France en mal et l'avoir condamné à une expiation interminable. Napoléon a tué la noblesse, la grandeur, la vérité - pour les avoir trop aliénées à sa propre personne. "Après lui, néant."

En vérité, Napoléon nous a laissé deux siècles de néant - et l'expérience totalitaire à venir. Car oui, Chateaubriand va jusque-là, entrevoyant ce que sera le XXème siècle : naufrage de l'idée libérale chrétienne, miniaturisation de l'individu en même temps qu'excroissance de l'individualisme, prémices des totalitarismes et de la tyrannie marchande. Toutes ces ténèbres contenues en cet homme qui aurait pu nous apporter la lumière s'il avait voulu et comme il avait commencé à le faire pendant le consulat. Napoléon ou le paradis perdu.

 

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Gustave Doré, illustration du Paradis perdu, de Milton.

 

 

3 - L'âme damnée de Napoléon, ce n'est pas tant Talleyrand, "le vice", mais Fouché, "le crime". Fouché, chef de la police impériale, c'est la continuation de la Terreur par d'autres moyens. Et la Terreur, pour Victor Hugo, ce sera Javert : l'homme qui ne croit qu'à la vertu et, subséquemment, qu'à la punition ; le kantien intégriste pour qui la justice est le seul fondement et le seul horizon de l'humanité ; le juge logicien qui ne fait pas la différence entre Fantine et Thénardier.

Quant au régime impérial, il n'est, dit Fumaroli citant De Buonaparte et des Bourbons, que "mise en oeuvre rationnelle d'un système de surveillance rapprochée, bâillonnage des bouches, pilonnage des cerveaux, enrégimentement universel des corps (dont fait partie la férocité des conscriptions forcées), bureaucratie universelle", et Fumaroli de conclure : un "léninisme" avant la lettre. Diable ! Même nous qui nous aimons l'empereur, nous voilà bien mal au point. Tulard, lui, ne parlait que d'un césarisme à l'antique - et qui, d'ailleurs ne contrastait pas tellement avec les dix années de Révolution, ni même avec les mille cinq ans de féodalité et d'Ancien Régime que la France avait connus jusque-là. Traiter Napoléon de "tyran", c'est faire fi de ce que fut l'Histoire jusqu'à lui.... et qu'elle sera après lui. Chateaubriand, ni madame de Staël, ne seront jamais inquiétés de ce qu'ils ont écrit contre lui. 

Quoiqu'il en soit, la rupture se fait pour Chateaubriand avec l'exécution du duc d'Enghien dans lequel il voit, outre un second régicide (ce qui a pu être en effet la volonté secrète de l'empereur), le symbole de la France non réconciliée. Et de fait, par cet acte, "Napoléon s'aliène Chateaubriand comme César s'était aliéné Cicéron, alors qu'avec cet orateur à ses côtés, Bonaparte aurait pu fonder une quatrième race royale en France."

L'autre déception du poète, c'est de voir que la France rate son tournant libéral. Montesquieu n'a servi à rien. Rousseau a fini par l'emporter. Nous ne serons jamais une monarchie parlementaire cool comme l'Angleterre mais bien une République égalitariste en principe, inégalitariste en réalité, centraliste en principe et en réalité- et toujours risquant de virer au despotisme tutélaire tel que ce "demi-africain" (le mot est de François-René !) l'incarne.

Le drame de Chateaubriand, au fond, c'est de se rendre compte que la "Providence" n'est pas si  providentielle que cela. La Providence est un beau fake. En revanche, le destin, lui, n'a cessé de frapper à la porte et de rappeler que l'Histoire est moins eschatologique que tragique. Et ce sont ces vexations permanentes qui ont frappé sa croyance intraitable en la liberté et la morale et ont fini par l'user. Toute sa vie, l'auteur du Génie du christianisme a cru que l'on pouvait infléchir le cours des choses, que, si l'on ose dire, les possibles étaient possibles. Que les frères de Louis XVI auraient pu être moins lâches et moins médiocres qu'ils n'ont été ; que Napoléon lui-même aurait pu être plus républicain ; que l'Histoire aurait pu aller, au moins, une fois, dans le bon sens. Hélas ! L'Histoire semble avoir toujours été le jeu des forces maléfiques. On peut toujours croire en Dieu pour le salut des hommes pris un par un. Mais comment croire en Dieu par rapport à l'Histoire ? Ce que le futur auteur des MOT découvre, c'est que l'Histoire, du point de vue de l'eschatologie et de l'humanité croyante, morale et libre, semble être sacrément... du temps perdu.

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Doré, idem

 

Addendum :

« Imaginatif, puissant créateur d'images, poète, il sentait cette fuite des siècles. Las Cases lui demandait pourquoi, avec le réveille-matin de Potsdam, il n'avait pas emporté à Sainte-Hélène l'épée de Frédéric. "J'avais la mienne", répondit-il en pinçant l'oreille de son biographe et avec ce sourire qu'il rendait si séduisant. Il savait qu'il avait éclipsé le grand Frédéric dans l'imagination des peuples, qu'on répéterait son histoire, qu'on verrait ses portraits aux murs, son nom aux enseignes jusqu'à ce qu'il fût remplacé lui-même par un autre héros. Ce héros n'est pas venu. L'aventurier fabuleux, l'empereur au masque romain, le dieu des batailles, l'homme qui enseigne aux hommes que tout peux arriver et que les possibilités sont indéfinies, le démiurge politique et guerrier reste unique en son genre. Pour le développement de l'humanité, peut-être, dans la suite des temps, Ampère comptera-t-il plus que lui. Peut-être l'ère napoléonienne ne sera-t-elle plus qu'un bref épisode de l'âge qu'on appellera celui de l'électricité. Peut-être enfin, apparu dans une île du Levant pour s'éteindre dans une île du Couchant, Napoléon ne sera-t-il qu'une des figures du mythe solaire. Presque aussitôt après sa mort, on s'était livré à ces hypothèses et à ces jeux. Personne ni rien n'échappe à la poussière. Napoléon Bonaparte n'est pas protégé contre l'oubli. Toutefois, après plus de cent ans, le prestige de son nom est intact et son aptitude à survivre aussi extraordinaire que l'avait été son aptitude à régner. Quand il était parti de Malmaison pour Rochefort avant de se livrer à ses ennemis, il avait quitté lentement, à regret, ses souvenirs et la scène du monde. Il ne s'éloignera des mémoires humaines qu'avec la même lenteur et l'on entend encore, à travers les années, à travers les révolutions, à travers les rumeurs étranges, les pas de l'empereur qui descend de l'autre côté de la terre et gagne des horizons nouveaux. »

Jacques Bainville, Napoléon, p. 583

 

A SUIVRE

 

 

 

Le poète et l'empereur II

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4 - "Après Napoléon, néant".

Le constat revient comme un leitmotive. Aucune tergiversation possible : l'Histoire s'est terminée par lui, avec lui et en lui. Et c'est bien ce que Chateaubriand lui reproche : on a tant souffert l'Ogre qu'on veut désormais une poire. On veut du bourgeois réconfortant, rassurant, bien-pensant. On veut Louis-Philippe et tout ce qui va suivre un bon bout de temps en France et qui trouve peut-être son accomplissement avec notre président actuel, la prospérité et l'héritage en moins.

Et pourtant... Napoléon aurait pu être Washington s'il avait voulu. Là où le premier a érigé un empire fulgurant et éphémère, le second a construit une civilisation modérée et persistante. Là où l'un a travaillé contre le temps et a fait que le temps s'est vengé, l'autre a travaillé avec et pour le temps et le temps l'a récompensé. Les Etats-Unis d'Amérique seront désormais toujours en avance sur nous - quoiqu' aussi sur toute l'Europe, consolons-nous.

Napoléon, c'est l'homme providentiel qui a trahi la providence. Le sauveur qui nous a perdus. Non le diable qui met ses pouvoirs au service de Dieu comme Merlin mais le dieu ou l'ange qui met ses pouvoirs au service de lui-même comme Lucifer.

Il faut admettre la sincérité et la douleur de Chateaubriand face à la déception que lui a causé l'empereur - et comme le dit Fumaroli, ne pas réduire les MOT à une apologie de lui-même du genre "Napo et moi." L'égotisme, ou même le narcissisme, ne sont, dans les Mémoires, qu'une méthode d'approche. C'est le monde qui intéresse le moi de l'auteur et c'est l'autre (et quel autre en la personne de ce Corse génial !) qui aiguise son style. Fumaroli encore :

"Nous n'avons pas affaire dans les Mémoires à un moi de littérateur aigri qui s'époumone pour obscurcir en vain une gloire de chef d'Etat qui le chagrine, mais au parallèle de de deux génies, de deux fortunes, de deux métaphysiques, de deux politiques, de deux régimes de la parole d'ordre différent et incompatible, qui se sont croisés dans la même époque"

- et dont le paradoxe est que si l'un a été politiquement le sujet de l'autre, l'autre a été littérairement le sujet du premier et lui doit une part de son éternité. Le mémorialiste a-t-il été conscient que tout en voulant juger le conquérant devant l'Histoire, il l'a grandi malgré lui ? Alors oui, peut-être aurait-il dû "parler d'autre chose" :

"Aurais-je dû parler d'autre chose ? [Mais] quel personnage peut intéresser en dehors de lui ? De qui et de quoi peut-il être question, après un pareil homme ?"

On se le demande, en effet.

Rappelons que les deux hommes ne se sont rencontrés qu'une seule fois lors d'une courte entrevue en 1802 chez Lucien Bonaparte et pendant laquelle celui qui était encore Premier Consul aurait dit au poète qu'il avait bien compris le sens de son Génie du Christianisme et qu'il saurait s'en servir.

Au bout du compte, tout aura rapproché et séparé ces grands caractères - y compris leurs penchants érotiques. Tous deux grands amateurs de femmes, l'un fut un prédateur, l'autre un charmeur. La femme - média pour l'empereur, médium pour le poète. Dans les deux cas, on ne peut pas dire que celles qui auront été aimées par l'un et l'autre auront été bien traitées. Joséphine et madame de Récamier auraient pu se comprendre si elles s'étaient connues. On rêve d'une correspondance imaginaire....

 

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5 - Ecrire pour soi ou écrire pour la France ? Dans la Vie de Napoléon, le "je" de l'auteur en tant qu'acteur est rare et épars, "aussi latéral que Fabrice à Waterloo", dit Fumaroli. En revanche, le "nous" fait bientôt son apparition en tant que choeur de France qui s'oppose au "il" de l'empereur-prédateur :

"Sous l'Empire, nous disparûmes ; il ne fut plus question de nous, tout appartenait à Bonaparte."

L'historien poète, que l'on accuse si souvent de narcissisme, se veut le porte-parole de la collectivité, et notamment des soldats, ses "camarades", morts ou blessés au combat pour l'Ogre - et dans des pages qui annoncent déjà Voyage au bout de la nuit :

"Quelques survivants partaient ; ils s'avançaient vers des horizons inconnus qui, reculant toujours, s'évanouissaient à chaque pas dans le brouillard. Sous un ciel pantelant, et comme lassé des tempêtes de la veille, nos files éclaircies traversaient des landes après des landes, des forêts suivies de forêts et dans lesquelles l'océan semblait avoir laissé son écume attachée aux branches échevelées des bouleaux. On ne rencontrait même pas dans ces bois ce triste et petit oiseau de l'hiver qui chante, ainsi que moi, parmi les buissons dépouillés. Si je me retrouve tout à coup par ce rapprochement en présence de mes vieux jours, ô mes camarades ! (les soldats sont frères), vos souffrances me rappellent aussi mes jeunes années, lorsque, me retirant devant vous, je traversais, si misérable et si délaissé, la bruyère des Ardennes." (Retraite de Russie).

Chateaubriand, écrivain des Français contre l'Empereur des Français ? Le paradoxe est que le premier aurait souhaité un régime à l'anglaise, libéral et parlementaire, alors que le second resta aussi français, soit aussi capétien, jacobin et gaulliste, qu'un monarque centralisateur et autoritaire peut l'être.
Leur point commun est qu'ils échoueront tous les deux, l'un dans la durée de son despotisme, l'autre dans son rêve de libéralisme.

"La France impériale n'aura été qu'un songe [de dix ans : 1804 - 1814], la France royale et libérale n'aura été qu'un entracte [1804, puis 1830]."

Les MOT auraient tout aussi bien pu s'appeler "illusions perdues". Au fond, le Corse n'aura jamais été qu'un "parvenu" et le Breton qu'un "émigré" - soient deux personnalités toujours en marge de leur "pays", essayant en vain d'agir sur celui-ci. Au moins, Bonaparte aura eu le pouvoir et une action réelle sur le pays - alors que Chateaubriand sera allé de déception idéologique en échec politique et dont le plus cruel fut sans doute de ne pas avoir réussi à convaincre Louis XVIII, lors du retour de Napoléon de l'île d'Elbe, d'organiser la résistance parisienne contre lui plutôt que de s'exiler une nouvelle fois à Gand. Si Napoléon avait été arrêté dans son "vol de l'Aigle", et selon un plan de Chateaubriand qui avait de vraies chance de succès, assure Fumaroli, c'est toute l'Histoire de France qui en aurait été changée - en plus de celle de ce dernier qui aurait été sanctifié comme "sauveur de la patrie". Mais peut-être n'aurions-nous pas alors les MOT.

"La torture de l'homme empêché de réussir est devenue la providence de l'écrivain."

Il est vrai que le mythe de l'écrivain sauveur... en est toujours resté un. Récemment, Michel Houellebecq avait aussi des projets constitutionnels pour la France.

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6 - Finissons.

Le drame de Chateaubriand est qu'il croyait au "il aurait pu être une fois" et que c'est comme toujours le"il était une fois" qui a gagné. Comme tant de libéraux chrétiens, il a cru à l'action morale, à l'Histoire salvatrice, à l'individu providentiel - à l'idée que le réel n'est pas tant une addition de faits qu'une spirale de possibles. Hélas, le fait l'emporte toujours sur le possible. Le fait conduit inexorablement au fatalisme. Le tragique pulvérise le moral. Le destin écrase la raison. La force elle-même, si honnie, remplace le salut.

"C'est la grandeur de Napoléon d'obliger à aller au fond des choses", note Fumaroli, et de se rendre compte que, comme le disait Don Juan à Sganarelle : "va, va, le ciel n'est pas aussi exact que tu le penses...."

Napoléon est le Satan amoral et admirable de notre Histoire. Car ce qui reste dans la mémoire des hommes est moins la vérité que la légende, moins le vrai et le bon que le beau, moins le moral que le sublime. Même si nous l'avons perdu, même s'il était injuste, même si l'esclavage en faisait partie, l'empire a été une grande et belle chose. Même s'il était légèrement psychopathe, Napoléon reste notre grand homme. Il faut vraiment être dénué de tout instinct de grandeur, de tout nietzschéisme (de satanisme !) pour ne pas être sensible à ces quinze ans qui ne furent rien moins que l'Iliade française. Fumaroli a eu beau le traiter de totalitaire et de pré-léniniste, il finit par écrire de lui :

"Fils des Lumières, l'empereur, à force de miracles brutaux, a ranimé contre les Lumières, dans l'Europe qu'il avait cru domptée, le génie archaïque des nations."

Certes, on regrettera toujours qu'il ait, à un certain moment, préféré la conquête à la réconciliation, l'ailleurs à la France. Alors qu'il avait gagné toutes les guerres qu'on lui avait faites, il se mit à perdre toutes les guerres qu'il entreprit. Il nous a laissé le néant alors qu'il pouvait nous laisser mille ans de grâce. Il est vrai que la France est naturellement belliciste :

"Une expérience journalière fait reconnaître que les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n'aiment point la liberté ; L'EGALITE SEULE EST LEUR IDOLE. OR, L'EGALITE ET LE DESPOTISME ONT DES LIAISONS SECRETES. Sous ces deux rapports, Napoléon avait sa source au coeur des Français, militairement inclinés vers la puissance, démocratiquement amoureux du niveau."(Chateaubriand)

Après Napoléon, néant, donc - c'est-à-dire médiocrité, fausseté, absence de sens et de profondeur, en un mot : Restauration. Après la mort de l'empereur, le poète, alors, de se souvenir encore et toujours de lui - et de faire remarquer au lecteur comment lui-même fut remarqué par celui qui restera comme "la dernière des grandes existences individuelles" :

« “…. si Chateaubriand, qui venait de rendre à Gand d'éminents services, avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante et redoutée de ces deux grandes crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré : ses ouvrages l'attestent. Son style n'est pas celui de Racine, c'est celui du prophète. Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s'égare : tant d'autres y ont trouvé leur perte ! Mais ce qui est certain, c'est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie, et qu'il eût repoussé avec indignation ces actes infamants de l'administration d'alors [Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, par M. de Montholon. Tome IV, page 243. (N.d.A.)] . "
Telles ont été mes dernières relations avec Bonaparte. - Pourquoi ne conviendrais-je pas que ce jugement chatouille de mon coeur l'orgueilleuse faiblesse ? Bien de petits hommes à qui j'ai rendu de grands services ne m'ont pas jugé si favorablement que le géant dont j'avais osé attaquer la puissance. »

Ne lui reste alors plus qu'à rêver d'un autre possible, d'un autre monde, d'une autre vie qu'il aurait pu avoir, celle d'un "arabe de rivage" oisif et contemplatif mais qui n'aurait jamais écrit ce qu'il a écrit. Chateaubriand a raté sa carrière politique, a sans cesse été contrarié dans sa croyance et sa morale, a peut-être regretté ce qu'il a été. Tant pis pour lui, tant mieux pour nous :

« Ah ! si du moins j'avais l'insouciance d'un de ces vieux Arabes de rivage, que j'ai rencontrés en Afrique ! Assis les jambes croisées sur une petite natte de corde, la tête enveloppée dans leur burnous, ils perdent leurs dernières heures à suivre des yeux, parmi l'azur du ciel, le beau phénicoptère qui vole le long des ruines de Carthage ; bercés du murmure de la vague, ils entroublient leur existence et chantent à voix basse une chanson de la mer : ils vont mourir. »

Mais qui, de ces deux-là, est vraiment mort ?

napoléon bonaparte,chateaubriand,poésie et terreur,marc fumaroli

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2014 - Mes douze films fascistes de l'année

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Dans l'ordre chronologique :

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Nymphomaniac, de Lars von Trier ou l'essence fasciste du sexe (et d'ailleurs du cinéma.)

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Pas mon genre, de Lucas Belvaux, ou le fascisme socio-culturel entre un bobo et une prolo.

 

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Les amants électriques, de Bill Plympton, ou le fascisme de l'amour passion.

 

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Film anti-fasciste remarquable (et le meilleur film en 3D jamais fait.) Mais la beauté n'est-elle pas fasciste elle aussi, hein ? Hein ?

 

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X-men, Days of future days, ou le monde sauvé par des supers héros fascistes (pléonasme). Depuis, je ne rêve plus que d'être bastonné par la fille bleue.

 

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A la recherche de Vivian Maier, documentaire assez inoubliable sur une photographe fasciste (plus au sens existentiel qu'au sens politique, on est d'accord....). T

 

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Winter Sleep, de Nuri Bilge Ceylan (palme d'or à Cannes), ou le fascisme doux et oriental d'un pays archaïque qui se pense moderne (c'est bien ça, Alexandre Kadermann ?)

 

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Un monde qui vient de sortir du fascisme mais qui a du mal à trouver un autre fonctionnement et qui doit survivre envers et contre tout. Qui chez nous est capable d'arriver à ce point de métaphysique réaliste ?

 

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Gone girl, ou le fascisme féminin en acte. Indépassable dans le genre tordue féroce fatale (c'est bien ça, Nathalie Bati ?)

 

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Iranien, de Mehran Tamadon. Ou comment la rhétorique fasciste (ou barbare) roule dans la farine l'humanisme occidental. Aussi indispensable que Houellebecq.

 

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Whiplash, de Damien Chazelle. "Je préfère faire un bon film fasciste qu'un mauvais film de gauche", a confié le metteur en scène à Chronicart. Putain, moi aussi. LE FILM DE L'ANNEE, sans conteste.

 

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Le petit Quinquin, par Bruno Dumont (événement Arte de cette année), le fascisme du nord, de l'enfance et de la pureté ("le diable extermine les dépravés"). Pas vrai, Carpentier ??!!

 

+

 

 Les douze déceptions, ratages, oublis, loupés :

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Celui-là, je suis passé à côté, c'est clair. Et c'est mal.

 

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Film intéressant mais n'arrive-t-il pas (beaucoup) trop tard ? Olivier Noël dit que non.

 

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Le corps politique (et fasciste) de Gérard Depardieu dans sa splendeur et son horreur. Film discret, austère, anti-spectaculaire et pourtant film extraordinaire sur un damné conscient.

 

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Le meilleur jeu vidéo de l'année est aussi un remarquable film sur le temps. Le film de science fiction vidéo de l'année.

 

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Ratage atroce qui fait mal. On ne comprend plus rien à ce que veut faire Gilliam depuis vingt ans et c'est tragique. L'archétype du "grand cinéaste" qui est devenu fou, incompétent, archi nul. Comme si Kubrick avait fini par faire.... du Terry Gilliam justement !

 

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Bien que participant tout à fait à la carrière très cohérente de Scarlett (la femme artificielle, absente ou d'ailleurs incarnée dans ce film, comme dans Her et Lucy cette année...), une oeuvre décevante, déjà ringarde, aux images jamais au niveau (comme dans le précédent Birth, l'un des films les plus frustrants de ma vie, alors qu'il avait tout pour devenir un de mes fétiches : une femme adulte amoureuse d'un garçon de 11 ans qui n'est autre que son mari réincarné...), et pourtant qu'on aurait voulu aimé. Mais non, impossible.

 

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Culturellement flatteur. Intellectuellement "élitiste". Socialement avantageux. Du cinéma purement parisien, mais quoi ? Chacun ses péchés véniels...

 

nymphomaniac,pas mon genre,les amants électriques,x-men days of future past,adieu au langage,à la recherche de vivian maier,winter sleep,léviathan,gone girl,iranien,whiplash,le petit quinquinTŕès  petit film français honnête et bien joué. Et je crois même que je m'en souviendrai longtemps.

 

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Le contemporain capital est aussi un grand acteur comique.

 

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Ah oui, punaise, il y avait ça aussi cette année ?!

(Et je l'ai vu !!!???)

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Ennui total, n'en déplaise à Pascal Labeuche.

 

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Ce "2001 pour les nuls" tiendra-t-il encore le choc dans six mois ? Epaté quand j'en suis sorti, je me demande aujourd'hui si j'aurais envie de le revoir (ou sinon dans très longtemps à la télé.) Car le seul critère qui vaille réside dans la reprise.

 

 

 

 

 

"Aggraver le réel" (interview Atlantico sur Houellebecq à propos de Soumission)

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Interview donnée sur Atlantico la veille du carnage Charlie Hebdo.

 

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Le journaliste Ali Baddou vient de déclarer que la lecture de Soumission "lui donnait la gerbe". Michel Houellebecq déteste les élites, qu'elles soient politiques, culturelles ou médiatiques. Il les provoque volontairement en publiant un tel roman. Houellebecq tente-t-il de piéger les polémistes en les emmenant sur le terrain glissant qu'est celui de l'Islam et de l'islamophobie ?

D'abord, je ne crois pas que Houellebecq "joue", ni même qu'il ait une "stratégie". Sa notoriété internationale, son Goncourt, et l'engouement de son public, qui en fait la seule rock-star de la littérature française, lui ont donné une liberté immense dont aucun autre écrivain français ne peut se gargariser. Il est aujourd'hui au sommet de son art, à la fois extra-lucide et subjectif, et entre deux films et un album pop avec Jean-Louis Aubert, continue son travail romanesque commencé avec Extension du domaine de la lutte en 1994. Il a donc autre chose à faire que de provoquer les média pour le simple plaisir de les provoquer, même si en effet ces derniers le sont - il faut dire qu'un rien les provoque, ces pauvres choux ! (Enfin, l'on parle là des media de gauche qui commencent à perdre la bataille culturelle et qui n'en reviennent pas !) Non, si l'on considère Houellebecq comme un grand romancier, eh bien, on dira qu'il se contente d'exposer sa vérité sur l'état de la France d'aujourd'hui - et qui est partagée par un grand nombre de gens du grand ou du petit public. C'est l'impact sur le public qui est la véritable provocation. Comme De Gaulle voulait s'adresser à la nation en passant par dessus les partis politiques, Houellebeq parle à ses lecteurs en sautant par dessus ceux qui voudraient régler la conscience de ces derniers. D'où les critiques qui reviennent sans arrêt sur la "responsabilité de l'écrivain" et qui sont toujours une façon de liquider la littérature par l'idéologique. En vain, heureusement.

Les polémiques se déchaînent de façon exponentielle par rapport au contenu du livre, lequel s'avère en fait plutôt nuancé. Il ne s'agit en vérité pas d'un brûlot de haine anti-Islam. En suscitant de grossières polémiques, Michel Houellebecq cherche-t-il à se positionner plus haut que les autres dans le débat ?

Encore une fois, je ne crois pas qu'il cherche à se "positionner"à la manière d'un intellectuel médiatique qui cherche la posture la plus avantageuse, et qui bien souvent, dans les milieux parisiens, est celle de l'ironie facile ou de la fausse hauteur de ton qui refuse le débat par mépris du débat (du genre "moi qu'ai fait quinze ans de socio en Sorbonne, j'peux vous dire que Houelleberk, c'est pas ça ! Ni Balzac ni Zola, d'ailleurs !"). Tristes sires qui snobent Houellebecq en refusant de le prendre au sérieux, au fond qui l'évitent, le fuient, et ce faisant, passent à côté et de leur époque et de l'écrivain qui l'a stigmatisée le mieux. Parce que voilà, ces Précieux Ridicules, ces Trissotin et ces Vadius (et je cite Molière sciemment car il ne faut jamais oublier que Houellebecq est un prodigieux auteur comique) ne veulent pas être stigmatisés. Et le bouffon sans vergogne qu'est tout écrivain digne de ce nom, et que lui est sans conteste, oblige à leur déculturation. Car c'est cela un grand écrivain : quelqu'un qui déculturalise, c'est-à-dire qui arrache, sans anesthésie, le vernis culturel, idéologique, déontologique des uns et des autres - et d'ailleurs tous "soumis" les uns aux autres. De ce point de vue, l'insoumission houellebecquienne est formidable.

On vient de le dire, Soumission n'est pas un appel à la haine des musulmans. C'est plus complexe. Ainsi une partie de la gauche ne s'est pas exprimée. Houellebecq ne porte pas dans son cœur la gauche qu'il qualifie de "bien-pensante", mais qui peut aussi le défendre en tant qu'artiste. Houellebecq veut-il aussi les mettre dans une position délicate et ambiguë de cette façon là ?

Soumission est en effet moins une livre sur l'islam que sur la dégénérescence de la France et d'ailleurs moins sur la France que sur la République. Le modèle républicain laïc a vécu autant que l'athéisme de masse imposé par le libéralisme depuis trois siècles. Houellebecq l'explique en ce moment un peu partout : 

« La seule théorie authentiquement perdante en ce moment, dit-il dans une interview publiée dans le Figaro-magazine dans quelques jours, c'est l'idéologie débutée avec le protestantisme, atteignant son apogée au siècle des Lumières et aboutissant à la Révolution, fondée sur l'autonomie de l'homme et le pouvoir de sa raison. Ça, c'est une idéologie qui est très mal partie ; je ne lui ai d'ailleurs même pas donné la parole dans mon roman. »


Vous avez raison de faire remarquer que toute la gauche ne s'est pas exprimée sur ce livre et que l'on a pas mal de raisons de penser qu'une partie de celle-ci, disons la partie "traditionnelle", orthodoxe, "intelligente" allais-je dire pour faire le malin, celle qui était sociale avant de virer sociétale, la gauche "chevènementiste" en un mot, appréciera le livre à sa juste valeur. S'il y a dissensus, ce sera donc entre la gauche Terra Nova et gauche tendance "Laurent Bouvet" (d'ailleurs souvent traité de réac par ses "amis" de gauche). En attendant que le président Hollande donne son avis lui aussi puisque paraît-il, on va le lui lire... Lui qui, disait-on, n'était pas très littéraire, le voilà bien servi depuis quelque temps.

S'il parvient à faire taire certaines critiques, est-ce pour demeurer, là encore, au-dessus des débats ? Afin de prouver qu'il a raison, s'entend.

Si certains s'étranglent ou s'étouffent dans leur "gerbe", eh bien, ce livre aura moins servi à quelque chose... Non, plus sérieusement, il ne s'agit pas, pour un romancier, d'avoir "raison" idéologiquement contre tel ou tel, mais bien de mettre en scène les idéologies dominantes et de bien montrer les filiations paradoxales qu'il peut y avoir, et contre toute attente, entre celles-ci : ainsi, par exemple, le fait que les musulmans soient naturellement et sociétalement "de droite", et comme la Manif pour tous l'a prouvé, et cela même s'ils votent pour l'instant encore à gauche pour de simples et compréhensibles raisons d'intérêt et de survie. Mais sur le plan des valeurs profondes, identitaires, musulmans et catholiques sont d'accord, et c'est ça qui fait s'étouffer de rage la gauche morale socialo intello. (Je ne suis pas trop méchant, là, même pour Atlantico ?)

Michel Houellebecq est un provocateur certes, mais il a des idées et pense sincèrement que l'Islam menace l'occident (qu'il critique aussi). Finalement ces stratégies n'ont-elles pas pour unique but de faire passer son message ? En court-circuitant ses ennemis, par la polémique ou le silence, le message reste présent et n'est pas souillé.

Cessons de parler de "stratégie" et de "provocation". Si Houellebecq s'est imposé comme le plus grand écrivain français, c'est parce qu'il a su saisir à a fois objectivement et subjectivement notre époque. Objectivement, parce qu'il faut être aveugle pour ne pas voir les forces en présence et les tensions qui animent la société française d'aujourd'hui et qu'il a su repérer comme pas un, quitte à"aggraver le réel", comme il dit - mais n'est-ce pas le travail du romancier, qui plus est naturaliste, de le faire ?  Subjectivement, parce que beaucoup d'entre nous, dont votre serviteur, se sont reconnus dans ses personnages depuis toujours. Le succès de Houellebecq, bien plus qu'un succès médiatique fondé sur la provocation est un succès intimiste fondée sur la consolation (et dont la "soumission" fait sans doute partie.) On aime Houellebecq non pas seulement pour le bordel qu'il provoque (et qui fait partie du plaisir, avouons-le) mais mais aussi et surtout par l'apaisement qu'apporte sa parole qui est une parole de vérité - car bizarrement, la vérité apaise. On l'aime pour cette écriture douce et dogmatique, subtile et imparable, apparemment neutre et ô combien personnalisée. On l'aime parce qu'il nous rend raison.

(Questions Jean-Sébastien Létang.)

 

 

 Une critique du magnifique Soumission, suivra, bien entendu, la semaine prochaine...

-------------------A PART CA-----------------------------------------------------------------ET APRES LA MARCHE DU DIMANCHE SEPT JANVIER, UNE "PREMIERE" POUR MOI,-------------- ----------------------------------------------------------------------------------------JE SUIS ET RESTERAI CHARLIE---------------

 

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Enquête sur la servitude humaine

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« Une idée extrêmement déplaisante me vint. »



Romancier de la déréliction et de la proximité, de la mutation et du milieu, de la survie et de l’anéantissement, Michel Houellebecq nous offre aujourd’hui son livre le plus inquiétant, le plus ambigu, le plus accompli. Moins sophistiqué  que La possibilité d’une île, plus engagé (et de fait moins « goncourable ») que La carte et le territoire, Soumission renoue avec la veine dévastatrice et drolatique, à notre avis la meilleure, de Plateforme, des Particules et d’Extension. Jamais en effet la fiction n’aura été si visionnaire et de l’ordre du probable. Jamais l’abolition de l’individu dans un dispositif qui l’aliène autant qu’il le caresse n’aura été aussi bien mise en ligne. Jamais le désespoir n’aura paru à ce point désirable.  En vérité, cette soumission est une conversion et qui, comme toujours chez Houellebecq, prend d’abord une forme sexuelle. La comparaison entre l’homme soumis à Allah et la femme soumise à l’homme est de ce point de vue aussi obscène que bienvenue : l’islam, nous dit l’auteur, est une Histoire d’O pour mâles en détresses –  votant à droite par-dessus le marché ! Et de nous offrir l’une de ses théories socio-sexuelles dont il s’est fait le spécialiste depuis Extension du domaine de la lutte : si l’ultra libéralisme n’était que le résultat de la « jouissance sans entraves »  chère aux soixantuitards, l’islamisation de la France est moins le résultat de l’immigration massive que le désir secret de la droite conservatrice et catholique à retrouver un ordre social fort, sécuritaire, patriarcal, transcendant – et polygame. Autant le triomphe du capitalisme était le triomphe des libidos les plus « gagneuses » sur le terrain, autant le triomphe de l’islam sera celui du désir masculin placé en perpétuelle émulation conjugale – car avoir plusieurs femmes signifie surtout............... LA SUITE ICI.

 

PS qui n'a rien à voir : à noter que j'ai été privé d'annotations sur Facebook pendant trois jours à cause de l'image de Wolinski qu'on peut voir ici et que j'avais mis en couverture.

Et toujours, mon interview sur Atlantico.

 

 

À Kobané, l’essor de l’utopie Rojava, par Bruno Deniel-Laurent et Yvan Tellier

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(Un article qui fera date, publié hier dans Le Monde, et dont j'ai demandé à l'auteur si je pouvais en garder la trace sur ce blog.)

 

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CONTRE DAESH, TOUT CONTRE - Syrie, territoire autonome du Rojava, novembre 2014. Sur la ligne de front, les fumées indiquent la présence des raffineries artisanales de l'Organisation de l'Etat islamique. 
(Photo BDL)

 

À l’heure où sont publiées ces lignes, les forces d’autodéfense kurdes de Kobané subissent depuis plus de cent jours les assauts des combattants « djihadistes » de Da’esh qui tentent de s’emparer de cette ville située à l’extrême-nord de la Syrie. Étrange bataille, en vérité, à laquelle assistent en direct, depuis les collines surplombantes de Turquie, journalistes internationaux, villageois kurdes solidaires de leurs frères syriens, imams anti Da’esh, espions, anarchistes turcs et militants d’extrême gauche venus des quatre coins de l’Europe.

Étrange théâtre des opérations, en effet, expurgé de ses populations civiles et sans grande portée stratégique, mais où se déroule une confrontation sanglante – qui semble désormais tournerà l’avantage des Kurdes – dont l’enjeu dépasse très largement le conflit syrien. Car si les combattants kurdes résistent avec un tel acharnement contre des islamistes aguerris et dotés de matériel lourd, c’est aussi parce qu’ils se perçoivent comme l’avant-garde d’une « révolution démocratique » – post-étatiste, multiethnique, laïque, écologiste, féministe – dont ils proposent d’étendre le modèle à l’ensemble des peuples de la région. Ainsi, ce qui se joue à Kobané n’est pas un épiphénomène d’une guerre syrienne aux multiples belligérants mais bel et bien l’acte de naissance, dans le sang et l’effusion, d’une forme inédite de gouvernance au Proche-Orient.

C’est dans la confusion de la guerre civile syrienne qu’est né le territoire « auto-administré » du Rojava (littéralement, Kurdistan « de l’Ouest »), constitué par trois cantons kurdes disjoints – Afrin, Kobané et Cizîrê – bordés par une frontière turque hermétiquement close. Nous avons commencé à écrire ces lignes en novembre dernier depuis la ville syrienne de Qamishli, chef-lieu du canton du Cizîrê : ici, comme dans les deux autres territoires du Rojava, le pouvoir de Bachar el-Assad a laissé la place à une auto administration largement dominée par la branche syrienne du PKK et ses alliés kurdes, arabes et chrétiens.

La tâche de ce gouvernement provisoire, souvent composé de simples citoyens, est gigantesque puisqu’il doit administrer des zones soumises aux attaques incessantes des moudjahiddin de l’État islamique qui ont juré la perte de cette confédération autonome qui transcende les clivages religieux, confessionnels et ethniques. Car si la majorité des habitants du canton du Cizîrê est kurde, une importante minorité chrétienne assyrienne – dont la langue maternelle reste l’araméen – y est installée, ainsi que de nombreux Arabes sunnites, des Arméniens, des Turkmènes, des Tchétchènes, des Yézidis et même – le croira-t-on ? – quelques juifs.

Et c’est justement sur la base de cette polyphonie communautaire qu’ont été proclamés les 96 points de la « Charte du contrat social de l’auto-administration démocratique du Rojava » qui fait la part belle aux composantes féminines et minoritaires de la région. Cette référence à Jean-Jacques Rousseau ne doit rien au hasard : dans les locaux de la nouvelle université Mezopotamya de Qamishli, il est possible de rencontrer des groupes d’étudiant(e) s devisant avec passion sur les aspects les plus bigarrés de la révolution « communaliste » du Rojava, s’extasiant sur le concept de démocratie directe ou évoquant les figures de Max Weber, Pierre-Joseph Proudhon ou Simone Weil, tandis que planent les pulsations rythmiques du musicien soufi Ali Akbar Moradi et qu’à la télévision des clips rutilants célèbrent la gloire des combattants kurdes des Unités de protection du peuple kurde (YPG) et des Unités populaires de défense des femmes (YPJ).

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LA VEILLEUSE DE KOBANE - Novembre 2014. Chaque matin, sur la ligne de frontière entre la Turquie et la Syrie, cette femme kurde s'assied face à la ville de Kobanê où ses deux fils sont engagés dans des combats contre les combattants de l'Organisation de l'Etat islamique.
(Photo BDL)
 
 

Dans les territoires auto administrés du Rojava et dans les quartiers encerclés de Kobané, c’est désormais le rêve « confédéraliste démocratique » que caressent les Kurdes et leurs protégés. Cette utopie proche-orientale, qui répond au contre-modèle du « rêve califal » de Da’esh, se fera encore beaucoup d’ennemis : dans leur ligne de mire, on trouve en effet les milices salafistes, les théocraties corrompues de la péninsule Arabique, les États nations autoritaires, les structures tribales ou le « système-monde capitaliste ».

Pour cette jeunesse du Rojava, aucun doute : Kobané, prise en étau entre Da’esh et la complicité passive du gouvernement islamo-conservateur d’Erdogan, est le symbole suprême de la résistance contre les fossoyeurs de la révolution communaliste, la promesse d’un rêve social et pluriethnique qui doit s’étendre bien au-delà des strictes limites de peuplement kurde. On ne s’étonnera pas d’apprendre que les révolutionnaires du Rojava, lorsqu’ils évoquent la bataille de Kobané, ont d’autres exemples en tête, citant pêle-mêle les municipalités libertaires d’Aragon, les caracoles zapatistes du Chiapas ou la Commune de Paris. A Kobané, c’est aussi un peu de notre mythologie nationale qui se rejoue.

La France, justement, semble bien loin de se passionner pour la révolution autonomiste du Rojava, alors même que personne, à Qamishli, n’a oublié que c’est à partir de plans d’architectes français que la ville a été fondée (on l’a même longtemps surnommée le « Petit Paris de la Syrie »). On se désole au Rojava que le PKK, malgré l’évolution salutaire de sa doctrine et de ses pratiques militantes, continue d’être classé sur la liste des organisations terroristes par le Conseil de l’Union européenne, alors même que ses troupes se sont battues sur les monts Sinjar pour éviter un autre massacre des Yézidis par Da’esh.

Et surtout, on s’indigne que le président français, s’alignant sans complexe sur la position turque, préconise l’instauration d’une zone tampon au nord de la Syrie, ce qui reviendrait à valider l’occupation pure et simple des territoires kurdes par la Turquie dont l’objectif premier est de mettre fin à l’expérience autonomiste du Rojava. Mais les Kurdes ont aussi l’habitude de dire qu’ils n’attendent rien des États, et tout des peuples. Pour l’heure, c’est une page exaltante et glorieuse qui s’écrit aux confins de l’Irak, de la Turquie et de la Syrie. Au cœur de ces zones grises que les combattants de Da’esh rêvent de draper de noir, les peuples du Rojava semblent décidés à ne pas nous fairedésespérer des printemps d’Orient.

 

Bruno Deniel-Laurent, écrivain et réalisateur.

Yvan Tellier, membre des Amitiés kurdes de Bretagne.

 

Photos de Bruno Deniel-Laurent dont on peut voir l'album intégral ici.

 

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Enquête sur la servitude humaine

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 Au Salon littéraire

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« Une idée extrêmement déplaisante me vint. »[1]


Romancier de la déréliction et de la proximité, de la mutation et du milieu, de la survie et de l’anéantissement, Michel Houellebecq nous offre aujourd’hui son livre le plus inquiétant, le plus ambigu, le plus accompli. Moins sophistiqué  que La possibilité d’une île, plus engagé (et de fait moins « goncourable ») que La carte et le territoire, Soumission renoue avec la veine dévastatrice et drolatique, à notre avis la meilleure, de Plateforme, des Particules et d’Extension. Jamais en effet la fiction n’aura été si visionnaire et de l’ordre du probable. Jamais l’abolition de l’individu dans un dispositif qui l’aliène autant qu’il le caresse n’aura été aussi bien mise en ligne. Jamais le désespoir n’aura paru à ce point désirable.  En vérité, cette soumission est une conversion et qui, comme toujours chez Houellebecq, prend d’abord une forme sexuelle. La comparaison entre l’homme soumis à Allah et la femme soumise à l’homme est de ce point de vue aussi obscène que bienvenue : l’islam, nous dit l’auteur, est une Histoire d’O pour mâles en détresses –  votant à droite par-dessus le marché ! Et de nous offrir l’une de ses théories socio-sexuelles dont il s’est fait le spécialiste depuis Extension du domaine de la lutte : si l’ultra libéralisme n’était que le résultat de la « jouissance sans entraves »  chère aux soixantuitards, l’islamisation de la France est moins le résultat de l’immigration massive que le désir secret de la droite conservatrice et catholique à retrouver un ordre social fort, sécuritaire, patriarcal, transcendant – et polygame. Autant le triomphe du capitalisme était le triomphe des libidos les plus « gagneuses » sur le terrain, autant le triomphe de l’islam sera celui du désir masculin placé en perpétuelle émulation conjugale – car avoir plusieurs femmes signifie surtout en avoir plus que le voisin, soit être plus riche et plus puissant, dans les deux sens du terme, que lui. A partir de là,  capitalisme et islam s’épousent mutuellement, la sélection sexuelle assurant la domination des plus forts, et par elle, la survie de l’espèce, le harem n’étant qu’une loi du marché parmi d’autres.

 

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Le mâle de l’islam

Dès lors, il faut suivre les pérégrinations de « François », le narrateur, sorte de « dernier des Français » comme Nietzsche parlait de « dernier des hommes », professeur de lettres à la Sorbonne, spécialiste de Huysmans,« aussi peu politisé qu’une serviette de toilette » (ah ! les divines chosifications de ce poète du frigidaire et de la bouilloire, du micro-ondes et de l'évier qu’est aussi Houellebecq et qui participent de la nouvelle hominisation !) et voir comment celui-ci, échouant par deux fois à renouer avec sa propre culture européenne et chrétienne, finit par se laisser séduire par une culture qui lui promet la gloire universitaire, dix mille euros par mois à Paris IV et la possibilité de se marier avec trois ou quatre femmes, y compris adolescentes…. à la condition expresse, d’ailleurs bien plus sociale et vénale que morale et religieuse, qu’il se convertisse. Et c’est là que le romancier touche « au cœur du mal », comme aurait pu dire le commandant  Van Der Weyden du P’tit Quinquin de Bruno Dumont, révélant ce qu'il y a de pire chez le mâle, l'islam, et ce qu'il y a de pire dans l'islam, le mâle.

Là-dessus, il ne faut pas se tromper de roman, sinon de territoire littéraire. A l’instar de ce qui a généralement été le cas du roman français, et contrairement, par exemple, à ce qui se passe dans le roman américain pour qui la compréhension du monde commence par la sortie de soi, l’horizon, ou ce que Deleuze appelait la déterritorialisation[2], Soumission est un livre qui part du moi pour aller au monde,  qui fait du monde le point de vue, souvent malveillant, du moi, sinon son conflit primordial (quoique finalement résolu ici dans une promesse égoïste et érotique) et qui en ce sens entérine le romantisme de l’auteur de Non réconcilié. Romantisme de bas étage, dira-t-on, ou de petit consommateur lambda qui ne pense qu’à sa pomme et à sa bite,  mais qui n’est rien d'autre que celui, classique, d’une subjectivité à l’œuvre, d’une haine primitive de ce qui advient, doublée d’une chute consciente et extatique dans l'abîme. Puisque l’on m’impose ce monde contre le mien, mais puisque le mien n’assure plus depuis longtemps, eh bien je vais l’embrasser dans ce qu’il a de pire et, pourquoi pas, en jouir. Puisque ce qui me nie a l’air d’être plus sexy que ce qui m’affirme, je vais collaborer.

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Et en effet, chez Houellebecq, la défaite de l’homme occidental est autant cristallisée comme telle que rendue irrésistible, sinon souhaitable - les personnages accompagnant généralement ce qui les perd. Si suicide français il y a, celui-ci est le plus voluptueux du monde.  On cherchait de l’amour à travers  l’échangisme dans Plateforme, on préparait à se cloner dans Les Particules élémentaires, on le faisait au-delà de toute mesure dans La possibilité d’une île, on devenait végétal à la fin de La carte et le territoire, on s’islamise comme il se doit dans Soumission. La mort de la civilisation est une petite mort orgasmique qui passe d’ailleurs aussi par de bons petits plats.« Je n’avais nullement cherché alors à dissimuler l’impression que me causaient les avantages physiques d’Aïcha, ni les petits pâtés chauds de Malika. »[3]


Le fond canin des choses.

D’aucuns argueront, comme par exemple Marc Weitzman dans Le monde[4], que la faiblesse de Houellebecq en général, et celle de Soumission en particulier, reste, en dehors même de la dimension « réactionnaire » du livre, dans la désinvolture narrative avec laquelle l'auteur traite les mutations politiques de la société -  celles-ci ne relevant pas de descriptions réelles mais de simples conversations entre initiés. Sans doute un romancier américain aurait, sur le même sujet, fourni un roman de six cent ou huit cent pages, dans lequel, plus que de nous expliquer « le changement de paradigme », il nous l’aurait raconté avec forces détails, personnages multiples et intrigues secondaires de toutes sortes. En se contentant de traiter en paroles ce qu'il aurait dû traiter en actes, Soumission, de ce point de vue « américain », ne fait qu'effleurer son sujet - sauf que Houellebecq n'a jamais fait que ça (sauf dans La possibilité d'une île où il tentait une dramatisation épique du récit, et à notre avis, avec une certaine lourdeur) et que son art est d'abord celui d'un fabuliste qui dit plus qu'il ne raconte. On peut trouver ça dommage. Mais on peut aussi trouver ça diablement efficace, chaque énoncé politique ou sociologique restant en tête mille fois mieux qu'une longue intrigue secondaire tentant de le prouver. Après tout,  les démons dostoïevskiens, eux aussi, parlaient beaucoup - et l’on comprenait où allait le monde aussi en les écoutant.  Et si « La transcendance est un avantage sélectif  »[5], comme l’explique Godefroy Lempereur, collègue de François, spécialiste de Bloy[6] et ancien identitaire, c’est parce que  « la sous-population qui dispose du meilleur taux de reproduction, et qui parvient à transmettre ses valeurs, triomphe »[7]. Et de ce point de vue, « non seulement [les catholiques] n'ont rien à craindre, mais ils ont beaucoup à espérer... »[8]. Quant au Figaro, il reste fidèle à son lectorat et aborde « le nouveau régime venant de s’installer en France sous l’angle de l’immobilier et du luxe», constatant sans sourciller que « de ce point de vue, la situation était extrêmement prometteuse »[9]. Tout change parce que rien ne change. Quoi de plus moderne, pour le coup,  que de comprendre le monde par ses signes et notamment par ceux qui semblent se contredire alors qu’ils se complètent ? En 2022, l’islamogauchisme a vécu. C’est l’islamodroitisme qui l’a emporté et non seulement pour des raisons mercantiles et sécuritaires mais encore pour des raisons poétiques et métaphysiques, teintées de nietzschéisme : contrairement au christianisme, l’islam, en, effet, approuve le monde dans sa totalité. Pour lui, le monde est parfait, c’est un chef-d’œuvre absolu, il s’agit simplement de le conquérir et de le chanter. « Qu’est-ce que le Coran au fond, sinon un immense poème mystique de louange ? » et qui, en plus d’être « entièrement composé de rythmes, de rimes, de refrains, d’assonances repose sur cette idée, l’idée de base de la poésie, d’une union de la sonorité et du sens, qui permet de dire le monde. »[10] Alors, certes, le musulman (et surtout la musulmane) perdent de leur liberté et de leur autonomie – mais« fuck autonomy ! »[11]. Si la science nous prend en charge de la vie à la mort et même au-delà (clonage), pourquoi une religion « scientifique » comme l’islam (c’est-à-dire qui fait l’économie de concepts superfétatoires et irrationnels telles la transsubstantiation ou la Trinité) ne pourrait-elle pas légitimer, justifier, spiritualiser cette prise en charge ? Tout ce qui nous libère de notre liberté est bon à prendre. Quant au libre arbitre, l’islam a prouvé que les seuls choix que faisaient les hommes étaient « les choix reproductifs sur des critères purement physiques et des critères inchangés depuis des millénaires. »[12]Alors, pourquoi encore résister à la divine servitude ? 

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Theo van Gogh, Submission

 

Dans un article abject et jaloux, quoiqu’intéressant dans ce qu’il a de révélateur sur l’hystérie moralisatrice et profondément antilittéraire qui l’anime depuis qu’elle se mêle de littérature Christine Angot accuse Houellebecq, outre de « salir celui qui le lit », de ne s’en tenir qu’à la réalité visible et d’ignorer le fond des choses que seuls, selon elle, « Mai 68, l’humanisme, l’antiracisme, la psychanalyse, les universitaires, tous ceux qui essayent de trouver quelque chose derrière la réalité »[13], (tous, sauf les écrivains, donc) peuvent saisir. On croit rêver. Autant accuser Baudelaire de n’avoir rien compris au spleen ou Kierkegaard d’avoir raté l’intériorité chrétienne. L'écriture de Houellebecq, comme d'ailleurs celle de Carrère, autre victime de la vindicte angotienne, n'a certes jamais été « artiste » au sens où celles, par exemple, d’un Pierre Michon ou d’un Richard Millet, peuvent l’être. Aussi peu « déontologique » que possible, assurément naturaliste, et nous allions dire « courageuse », celle-ci s’est toujours contentée de dire les choses, de nommer leur fond canin, de montrer ce que justement les clercs à la Christine Angot refusent à tout prix de voir et d'envisager. Morne et incisif, indifférent à ce qui pourrait le contredire (d'où la rage impuissante des dits-aveugles), "immonde" seulement pour ceux qui ne voient pas et ne veulent pas voir le monde, le style reconnaissable entre tous du « contemporain capital » trace inéluctablement sa carte, marque durablement son territoire et, un peu comme la tortue de la fable, arrive toujours au but.

 

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Après l’Histoire.

Et celui-ci n’est rien d’autre que ce que Philippe Muray aurait nommé une sortie de l’Histoire, sinon une sortie de la France, et qui, en tous cas pour le narrateur, constitue bel et bien, et tel qu’il l’a écrit à propos de Huysmans, « une sortie du tunnel » - François étant en effet ce post-moderne pour qui l'Histoire n’existe presque plus, qui trouve d’ailleurs très irritant que la nouvelle politique de son pays puisse influer sur son existence personnelle et l’oblige à reconnaître que « le déluge, en fin de compte, pourrait bien se produire avant [son] propre trépas »[14]. De fait, l’Histoire avec ses fusillades et ses exactions, est bien présente dans Soumission mais toujours en arrière-fond, comme si justement l’époque faisait tout pour ne plus la prendre en compte. Ainsi, les bombes que l'on entend de loin lors d'un cocktail universitaire et qui obligent les participants à aller continuer leurs discussions ailleurs, « s’étonnant » de ne pas avoir plus peur que ça ;  la tentative de guerre civile vite étouffée par les médias ; et pour le plus inquiétant, les Juifs qui, lorsqu’ils ne sont pas retournés en Israël, semblent avoir été escamotés par le nouveau régime. Ce sont dans ces non-dits terrifiants, ces détails liquidés, ces occurrences laissées en suspens sur lesquelles se termine tel ou tel paragraphe (dont celui, page 244, concernant la nouvelle épouse d’un des déjà convertis et  « qui vient d’avoir 15 ans »), ce chaos en sourdine que le texte trouve son tempo.  

Les trois premières parties du roman sont à cet égard remarquables tant on a affaire à ce que l'on est bien obligé d'appeler « un suspense ethnique » avec tous les signes du nouveau monde qui s’installe subrepticement dans l’ancien et dont la reconnaissance passe toujours ou presque par les femmes : filles voilées ou en burqa qui traversent un couloir ; remarque sur le fait qu’une minorité prenne le pas sur les autres, comme dans le cours de Steve, un collègue de François où « les Chinoises étaient remplacées dans son cas par un groupe de Maghrébines voilées, mais toutes aussi sérieuses, aussi impénétrables »[15] ; frères barbus qui surveillent « leurs sœurs » à l'entrée des amphithéâtres et qui, lorsque le narrateur leur dit gentiment de s’en aller le font en lançant un « la paix soit sur vous, monsieur…. »[16] jusqu’aux parisiennes que l’on croise dans les rues et dont on remarque un beau jour qu’elles ne portent plus que des pantalons, nouvelles mœurs obligent, et ce faisant, empêchent cette « projection mentale » par laquelle l’homme moyen détectait leur cuisses et « [reconstruisait] la chatte  à leur intersection ». Petite contrariété libidinale qui est une prise de conscience historique : « La contemplation du cul des femmes, minime consolation rêveuse, était elle aussi devenue impossible. Une transformation, donc, était bel et bien en marche ; un basculement objectif avait commencé de se produire. »[17]

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A cette désérotisation du paysage urbain correspond la décatholicisation du paysage mental. Par deux fois, François tentera un « retour » à la religion de Huysmans et y échouera coup sur coup. La première fois en se rendant à Rocamadour et en s’imprégnant de Péguy, dont des quatrains entiers surgissent  dans le texte (au contraire de Huysmans quasiment pas cité). La seconde en allant faire une retraite à l’abbaye de Ligugé où Huysmans avait reçu l’oblature. Mais Dieu, qui ne se donne qu’à l’amour, ne lui fera pas signe et le narrateur reviendra, « inému et sec », ayant cette fois-ci tout perdu de sa culture et de son cosmos, « déserté par l’Esprit » et par la Mère de Dieu elle-même :

« Le lendemain matin, après avoir chargé ma voiture, après avoir payé l’hôtel, je revins à la chapelle Notre-Dame, à présent déserte. La Vierge attendait dans l’ombre, calme et immarcescible. Elle possédait la suzeraineté, elle possédait la puissance, mais peu à peu je sentais que je perdais la puissance, qu’elle s’éloignait dans l’espace et dans les siècles tandis que je me tassais sur mon banc, ratatiné, restreint. »

D’ordinaire, dans un roman qui traite de religion, lorsque le personnage échoue dans sa conversion, la Présence, elle, n’échoue jamais. Même « au cœur du mal », Dieu se fait sentir par son retrait même. L'obscure clarté est bien là.  Rien de tel ici.  Dans cette chapelle, l’occidental perd définitivement la partie. L’échec est poétique, social, spirituel, existentiel, cosmogonique, anthropologique. Le Christ est, cette fois, personnellement mort. Trop féminin, trop sacrificiel, trop friendly,  il n’est plus en adéquation avec la nouvelle barbarie. Sa crucifixion fut une « faute de goût », son enseignement bien trop compliqué, son pardon à la femme adultère, sous prétexte que nous avons tous péché et gna gna gna, un manque total de discernement qu’un enfant de sept ans aurait compris. Car « il l’aurait lancée, lui, la première pierre, le putain de gosse. »[18]

La première pierre.... Cela aurait pu être l'autre titre de Soumission.




[1] Soumission, page 50.
[2]« La littérature américaine opère d’après des lignes géographiques : la fuite vers l’Ouest, la découverte que le véritable Est est à l’Ouest, le sens des frontières comme quelque chose à franchir, à repousser, à dépasser. Le devenir est géographique. On n’a pas l’équivalent en France. Les Français sont trop humains, trop historiques, trop soucieux d’avenir et de passé. Ils ne savent pas devenir, ils pensent en termes de passé et d’avenir  historiques. Même quant à la révolution, ils pensent à un “avenir de la révolution“ plutôt qu’un devenir-révolutionnaire. Ils ne savent pas tracer de lignes, suivre un canal. Ils ne savent pas percer, limer le mur. Ils aiment trop les racines, les arbres, le cadastre, les points d’arborescence, les propriétés [les cartes, les particules, les plateformes, aurait-on envie de rajouter.] » (Gilles Deleuze / Claire Parnet, Dialogues, « De la supériorité de la littérature anglaise-américaine », Champs Flammarion, page 48.)
[3] Page 296.
[4]« Toxicité de Houellebecq », par Marc Weitzmann : http://www.lemonde.fr/livres/article/2015/01/06/marc-weitzmann-toxicite-de-houellebecq_4550131_3260.html

[5] Page 69.
[6] Léon Bloy, baudruche intouchable remise justement (et enfin !) à sa place comme« prototype du catholique mauvais » ayant choisi « un positionnement mystico-élitiste dans la société littéraire de son temps » et ne comprenant ni son « échec » ni « l’indifférence pourtant légitime que suscitaient ses imprécations »  (page 32), c’est la bonne nouvelle de ce livre et typique de ces jugements scandaleusement anti-culturels que Houellebecq aime faire de temps à autre. On se rappelle le tollé qu’il avait suscité auprès de Sollers et de la bande à Sollers lorsqu’il avait osé critiquer Picasso dans La carte et le territoire.
[7] Page 82.
[8] Page 155.
[9] Page 226.
[10] Page 261.
[11] Page 227.
[12] Page 294.
[13] « Ce n’est pas le moment de chroniquer Houellebecq », par Christine Angot, https://ppiccini52.wordpress.com/2015/01/15/cest-pas-le-moment-de-chroniquer-houellebecq-par-christine-angot/

[14] Page 72.
[15] Page 28
[16] Page 33.
[17] Page 177.
[18] Page 273.

Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, janvier 2015, 320 pages

 

PISTES A SUIVRE :

- Le meilleur article écrit sur Soumission : celui de Jacques Julliard dans Marianne

- Charlie-Hebdo for ever.

- Et si je peux me permettre : Ayaan Hirsi Ali, l'insoumise.

 

 

 

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Cendres 2015 - Hors Satan

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Mercredi 18 février – Cendres – Hors Satan

En suis-je capable ?

En général, non. C'est souvent même la pire période de l'année. L'idée de prendre soin de moi me mine tellement que je fais le contraire exact de ce qu'il faut faire.

Et pourtant, ce Carême pourrait, si j'en avais la force, être quarante jours de repos intérieur, d'anagké sténaï et de poésie

Et pour commencer, ce beau texte de Crépu dans La revue des deux mondes :

« Une société qui n’est pas capable de mettre quelque chose au-dessus du marché ne mérite plus qu’on l’appelle une société. Quand on en est à vouloir travailler le dimanche, cela veut dire qu’on est une larve, un impuissant de la création. J’aime beaucoup ces pasteurs puritains américains qui faisaient le tour des villages autrefois, au cas où l’un de leurs paroissiens se serait mis à bricoler quelque chose. Ils étaient impitoyables pour ceux qui ne respectaient pas le repos sacré. Travailler le dimanche était un péché. (…) Si en plus, le dimanche devient une sorte de lundi obèse, nous sommes foutus. J’aime ces religieux juifs un peu ultras, qui n’utilisent pas l’électricité durant tout le week-end. Cela redonne du lustre à la lumière, quand elle revient. Inutile d’être rabbin pour ça, d’ailleurs. Il suffit d’avoir un peu le goût du monde. (…) La vraie question est de savoir pourquoi nous sommes nuls tout le long de la semaine. Croit-on qu’un jour de plus de travail arrange la dépression, le burn out ? Vous allez voir, la marée de burn out qui s’annonce. L’heure est terriblement à la poésie, justement. »

Il a raison, mais rien ne pourra freiner le processus. L'immonde mondialisation est là et nous en sommes tous très contents puisque c'est nous, puisqu'elle est nous. Tout ce qui arrive est de notre volonté, notre désir. On a beau en être "dégoûté", on la désire encore...

Ces 40 jours, non pas jeuner, me priver ou m’obliger à des choses impossibles dans lesquelles je me ratatinerai grave, mais m’apaiser. Respirer. Prendre soin de mon corps et de mon cœur. Me souvenir de ses derniers pincements. Me rappeler que je peux mourir demain et que je n’y tiens pas tant que ça. Me distinguer, pour une fois, de mes démons.

Mon Dieu, ne sois pas avec mes démons contre moi mais avec moi contre mes démons.

Euphytose.

Messe à Saint Léon.
"La mort est le salaire du péché."
"Si à moi tout est impossible, à Dieu, rien."
"Quarante jours pour être libre."


Sonate n°18 de Beethoven (puisqu'on est le 18), à l’allegro post-mozartien. Même si ma préférée reste la Waldstein, en lien sur mon troisième post sur Beethoven :

Pierre Cormary - Plus que le destin qui frappe à la porte, le temps qui sort de ses gonds. Si la peinture rend visible les choses, la musique rend audible le temps. Frappe dans le temps. Frappe le temps. Le dilate, le contracte, le concentre, le fait exploser, le répète, le transforme, le reprend - sur tous les tons - l'anticipe, le déduit, l'identifie, le mémorise, le donne et le redonne. La première force de Beethoven est d'avoir "réactiver à fond la force de frappe". Même si l'on n'est pas musicologue, on comprend immédiatement ce que Boucourechliev entend par là. La force de frappe. Réécoutez le tout début de la troisième, de la cinquième, de l'Empereur, de la Kreutzer, de la Waldstein (ma préférée) et vous comprendrez aussitôt. La force de frappe. Vous allez me dire "c'est pareil pour Bach et Mozart". Oui et non. Chez Bach, ça vient de commencer qu'on a l'impression d'y être déjà. Chez Mozart, de n'être déjà plus là. Beethoven (et après lui les romantiques) semble nous réveiller de nous-même, nous sortir de notre torpeur, de notre... surdité. Voire de notre débauche. Beethoven, c'est la statue du commandeur... qui frappe à la porte, justement. Force brute (donc immédiatement séduisante). "Grossièreté harmonique délibérée" (qu'on redemande illico tellement c'est bon). Cadence maniée "comme un bazooka, en tueur" (et qui fait de nous des tueurs - bonheur total.) Depuis le temps qu'on vous dit que la musique est fasciste en soi...
La mélodie, qui était reine chez Vivaldi et chez Mozart, perd chez Beethoven son leadership. Elle est mise "sous surveillance". C'est le rythme qui la met en valeur - même si Boucourechliev n'aime pas ce mot de "rythme" et préfère parler de "système des durées". Soit. Beethoven rend aux durées leur indépendance. Avec lui commence la "vastitude" de la musique (qui conduira à Bruckner et Mahler) et qui pourra ennuyer l'auditeur sévère pour qui la musique s'arrête à la neuvième symphonie - sinon à la première mesure de Don Giovanni, pour y revenir. Après, c'est de l'errance, de la complaisance, du temps perdu. Laissons-là ce connard.
Avec Beethoven, il s'agit donc bien de pénétrer les "macro-molécules de temps", de faire de "l'intensité" le premier paramètre, celui-ci pouvant aller jusqu'à la violence - en vérité qui y va tout de suite, demandez à Alex. D'ailleurs, il faut réadapter les pianos pour monsieur. En construire de plus solides, de plus puissants, qui supporteront les nouvelles frappes, et sous la surveillance, paraît-il ultra chiante, de Beethoven lui-même. Car il ne faut pas se leurrer : si la musique avait toujours connu ses instants paroxystiques, chez Ludwig van, le paroxysme devient un mode d'être : "le subito pianissimo au terme d'un grand crescendo est chez lui un geste familier - et tout puissant."
Sans oublier la trille, fondamentale pour lui. "Qu'est-ce qu'une trille ? c'est un son. Un seul son, qui palpite le plus rapidement possible, et dont les impacts (le micro-rythme), indécomposables et fondus - lui confèrent une qualité, une sonorité spécifique. La trille est un timbre" - et le timbre, chez Beethoven, est une fonction du temps. On le reconnaît tout de suite par là : "c'est du Beethoven". Vous allez encore me dire que tous les musiciens ont leur spécificité, leur timbre. Encore une fois, oui et non. Par exemple, ce n'est pas le "timbre" qui distingue Haydn et Mozart, c'est disons quelque chose de plus subjectif - que l'un est un gros terrien et l'autre un ange. Alors que chez Beethoven, la première chose que l'on repère, c'est le son, sa frappe, sa nervosité, sa palpitation extraordinaire, toujours conflictuelle, en opposition, sa façon de le traiter en "explosif", son feu. https://www.youtube.com/watch?v=J3l18HTo5rY


Enfin, un dîner propre, sans gras ni alcool. Brocoli.

Ce soir, Hors-Satan, de Bruno Dumont. Puis, fil sur mon mur.

Pierre Cormary -  J'ai un problème avec Bruno Dumont. Non pas avec le cinéaste que je trouve génial - le plus grand de tous aujourd'hui en Europe, et de très loin. Ni même avec le bonhomme que je trouve singulier, sympathiquement antipathique et passionnant (fabuleux bonus de l'intégrale Blue-Ray qui constituent un véritable master class - il est vrai que Philippe Rouyer, critique aussi dumontien que kubrickien, est un formidable passeur). Mais avec l'intellectuel, ou, plus exactement, avec le regard qu'il porte sur ses propres films. Car à l'entendre, Dumont ne croit qu'en l'art. L'art comme aboutissement du divin. L'art comme preuve que le divin n'a plus besoin d'exister si tant est qu'il ait jamais existé. L'art, raison supérieure du monde. Outre que j'ai depuis longtemps pris mes distances avec ce genre de credo nietzschéen purement esthétique (et même si celui-ci continue à me séduire secrètement - ma part adolescente et satanique, je suppose), ce qui, à un certain moment, me fait douter de l'authenticité de Dumont est qu'il semble, du moins intellectuellement, nier ce qui fait que l'on adhère justement à ses films. En se prétendant systématiquement antireligieux, voire athée, alors que ses films nous parlent de résurrection, d'exorcisme, d'extra-lucidité, de télépathie, de miséricorde, il se retrouve en porte à faux avec son oeuvre. Alors certes, on pourra toujours faire remarquer que l'oeuvre est plus grande que l'homme et que ce n'est pas la première fois qu'un artiste raconte des conneries sur son propre art. Qu'importe le discours, après tout, du moment que l'oeuvre brille ? Mais comme on aime Dumont, on voudrait que ses jugements soient en adéquation, en communion, en unité avec ses films. "L'unité, c'est la mystique", disait-il un jour en interview. Mille fois d'accord. Mais alors pourquoi prétendre partout que Dieu est mort, que la foi est une aliénation, et que seul l'art, émanation du divin, donc de l'ancienne aliénation, sauvera le monde ? Pourquoi tenir un discours aussi frigide sur une oeuvre aussi théologiquement érotique ? Ce côté "mystique sans Dieu", passion triste de tous les "esprits forts" (des supers cons) ne laisse pas d'être profondément irritant - et au cinéma frise l'imposture. C'est comme si on tombait un jour sur des interview de John Ford expliquant qu'il n'en a jamais rien eu à foutre des westerns, de l'Amérique, de ses mythes et de John Wayne - ou mieux, qu'il n'en a jamais rien eu à foutre du cinéma.
La force inouïe des films de Dumont provient de la réalité intensément spirituelle qu'il filme et que l'on ne apprécier à sa juste valeur qu'à la condition qu'on la prenne, à mon avis, au premier degré. Avec lui, l'appréciation esthétique ne suffit pas. Il faut faire le saut de la foi pour le comprendre - du moins ses films, et puisque lui-même semble ne pas les comprendre. Pharaon lévite vraiment. Barbe a vu par télépathie ce que Démester a vraiment fait à la guerre. Hadewijch doit passer par l'amour de Dieu pour arriver à l'amour de l'homme. Carpentier et Van der Weyden sont des saints policiers. Et Jésus, dans La vie de Jésus, n'est pas tant le pauvre Freddy, âme en peine, que la volonté invisible de Jésus de vouloir le/la sauver. La vie de Jésus, ce n'est pas la vie de Freddy, mais bien la vie de Jésus, pouvant sauver Freddy. La vie de Jésus, sa mission, son rôle, sa volonté de sauver - au plan final de Freddy dans les herbes regardant le ciel, on peut penser que "quelque chose s'est passé ou, mieux, va se passer." La mission de Dumont, c'est de filmer ses sauvetages, ses passages, ses Pâques. S'il n'y croit pas lui-même, ce serait très fâcheux. Mais plus je l'écoute, et plus je revois ses films, plus je pense qu'il y croit malgré lui - qu'il va y arriver, à la conversion. Parce que voila... Quand on filme un miracle, il faut y adhérer - ne serait-ce que pour ne pas vendre son âme au diable.

(Extraits du fil :)
 
G. -  Vous ne retrouvez pas un peu Tarkovski chez Dumont ? Sauf que le russe assume pleinement son mysticisme.

Pierre C. - Absolument. C'est là leur différence. En même temps, comme je le disais, je ne peux concevoir Dumont imposteur. Ca serait un déni d'humanité et d'art.

PP. - Je vais pas développer mais je ressens exactement les mêmes choses que vous, une recherche sans fin jusqu'à l'absurde du sacré. Si bien que j'en tire des conclusions différentes, il y a une volonté très forte chez Dumont de comprendre si on veut l'ontologie de ce qui devient sacré et donc qui devient un fait mystique mais il repousse aussi très fort.

K - J'ai une remarque pas du tout intéressante sur Hadewijch. Je peux ?

Stéphane R. -  Peut-être qu'il en a juste plein le dos de ne plus pouvoir allumer sa radio ou sa télé ou participer au moindre débat ni à la moindre discussion sans croiser un imam, un rabin, un curé, ou juste un croyant qu'il ne faut pas heurter, et c'est peine perdue puisqu'il sera heurté de toute façon, juste parce qu'on lui en offre la possibilité. Peut-être qu'il souffre lui même de cette prolifération régressive de la religion dans la sphère publique alors qu'il souhaiterait qu'elle ne sorte pas de l'intime et du privé. Peut-être qu'il scinde le philosophique du politique. Peut-être que s'il buvait une bière avec toi, en tête à tête, il ne te contredirait pas et assumerait volontiers son sens du sacré, mais que quand on l'interviewe, c'est-à-dire quand on l'invite à se joindre publiquement au bal des pleureuses offensées, il adopte un point de vue un peu plus radical. Peut-être que la supercherie qu'est devenu la parole religieuse lui empêche d'exprimer la sienne, et qu'il la garde donc pour lui. Ou pas.

S. -  Le sens du mystique sans Dieu lui épargne de sombrer dans la bigoterie religieuse et c'est sans doute pourquoi il touche autant les croyants non fanatiques que les non-croyants spirituels.
Et Camille Claudel est très beau, nom de Dieu !

K - L'actrice dans Hadewijch est un boudin et une très belle femme à la fois. Jamais vu ça. Très troublant.

Pierre C. - Mais oui, K., c'est exactement ça. Le secret de Dumont réside dans cette ondoyance plastique et spirituelle qui structure tous ses films. On voit les gens physiquement changer de plan en plan - comme si, tel un grand écrivain, il savait rendre chaque facette du visage, donc chaque de l'âme. Toutes les femmes chez lui sont à la fois repoussantes et attirantes - et il disait lui-même de celle qui joue Barbe dans Flandres, qu'elle était à la fois belle et laide. Ca marche aussi pour les hommes qui, eux, oscillent entre le débile et le surhumain, la sauvagerie qui peut aller jusqu'au crime et l'angélisme au sens strict. Même les paysages du nord deviennent splendides filmés par sa caméra. C'est par là aussi qu'il est immense. Donner de la beauté à ce qui n'en a pas au premier regard. Passer du dégoût au désir. Accorder du sens aux choses et à la fin vaincre le néant. S'il ne croit pas en Dieu, son cinéma y croit.

Pierre C. - @Stéphane - ça doit être ça en effet. Surtout quand on se refait l'ensemble de l'entretien avec Rouyer, on se rend compte qu'il n'est pas si clair que ça question "sacré" et que même ses propos deviennent confus - et cette confusion le sauve.

carême,cendres,hors satan,bruno dumont

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Flandres de Bruno Dumont - L'abjection et le pardon

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A l'occasion de la sortie en Blue Ray de l'intégrale Dumont
et du P'tit Quinquin, en plus du fil Dumont sur mon mur,
revoici ce texte commis en 2006.
 
 

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Bruno Dumont est un cinéaste si ombrageux que même si on aime passionnément son oeuvre et qu’on écrit tout le bien qu’on en pense, ce n’est pas sûr que lui apprécie. On craindrait qu’il nous appelle et nous engueule en disant : « je vous interdis d’aimer mon film de cette façon aussi dégueulasse ! », ou bien : « si vous aimez aussi passionnément mon film, c’est que vous n’y avez rien compris ! »

Nous ne lui dirons donc pas que nous avons trouvé Flandres magnifique, émouvant, inoubliable. Une splendeur sensorielle d'abord, sensualiste même, et qui contredit entièrement la thèse d'un cinéma simplement clinique, sec et austère. Voyez le panoramique sur la campagne bleu vert au début du film et que traverse l’homme ; voyez le plan de la savane jaune or éblouissant ; admirez les montagnes « cézaniennes » que les soldats, eux, semblent ne pas voir - à la guerre, on ne contemple pas le paysage, il est vrai. Ecoutez le son des arbres, des feuilles et du vent, ou le bruit de la gadoue, ou les brindilles qui craquent – et qui couvrent la parole des hommes. Ceux-là souffrent mais n’en savent rien.

C'est que pour Bruno Dumont, le paradis est le décor de l'enfer. La beauté de la création va de pair avec sa cruauté, la flamboyance éblouit autant qu'elle brûle. Il y a là quelque chose qui rappellerait le cinéma de Terence Malick quoique dans un sens beaucoup moins humaniste : la nature est belle mais l’Homme de Dumont est trop pataud pour en jouir (contrairement à celui de Malick, contemplatif, animiste, et qui trouve en elle de quoi se ressourcer). Barbares sans doute, mais sauvages en aucun cas, les êtres de Dumont ne savent pas communier avec ce qui les entoure. Leur seul désir est de retourner à la terre. Pendant les « scènes d’amour » qui, dans le cas de Dumont, sont plutôt des scènes « d’accouplement », la face de l’homme est toujours contre terre, alors que celle de la femme est tournée vers le ciel. Plus tard, on verra celle-ci se dresser sur la pointe des pieds, tout le corps tendu vers le ciel, le visage implorant, comme si elle voulait s'élever, ou comme si elle attendait qu’un ange passe et l’enlève. Certes, la caméra filme la fille plutôt que le ciel, et semble dire qu’elle a beau le scruter, rien n’en viendra jamais - que la grâce n’est pas de ce monde. Mais si, elle l’est, puisque la fille la cherche. Le désir de prière est déjà une prière, disait Bernanos. Et Barbe est une jeune fille qui est liée aux choses invisibles (et dans un sens que n’aurait pas dénié un Night Shyamalan). C’est pour cette raison qu’elle deviendra folle un moment, mais n’allons pas trop vite.

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En attendant, la guerre. Sa férocité absurde. Sa mise à mort de l’innocence. Comme dans le Full Métal Jacket de Kubrick, la référence évidente de Flandres (présente dès l’affiche avec sa figure de casque), ce sont des enfants « sniper » qui déciment la petite troupe et qui seront vaincus à leur tour. Sauf que Demester n’a pas le geste d’humanité du « Joker » de Kubrick et ne tue pas le gamin pour abréger ses souffrances. Ce que montre Dumont (et qui n’est pas tant montré que ça dans les films de guerre) est que les comportements indignes ou les décisions injustes sont pleinement des actes de guerre – et non des dommages collatéraux ou des erreurs stratégiques qu’on essaye ensuite d’expliquer devant les caméras de l’ONU. Quand on fait la guerre, on laisse crever l’ennemi dans sa douleur, on se bagarre avec son voisin de chambrée (surtout s’il est d’origine africaine) pour « entraîner » son agressivité, on viole les femmes du camp ennemi - et quand la femme retrouve les violeurs, elle choisit de faire castrer le seul qui ne l'a pas touché.Car il s’agit moins de se venger personnellement que d’atteindre l’ennemi dans ce qu’il croit encore avoir de plus précieux, sa belle âme.

Pour autant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de Flandres, si la guerre est le lieu de la violence, elle est aussi celui de la survie et par l)-même de la prise de conscience des choses. On sait quand on a mal, quand on fait mal ou quand on a trahi - en l'occurrence abandonner son copain blessé sur le chemin et le condamner à une mort certaine (et qui pour le coup n’est pas un acte de guerre, mais une occasion de se débarrasser d’un rival amoureux). Rentré chez lui, on verra Demester pleurer de honte et avouer qu’il est un « salaud » - comme si la guerre avait eu quelque chose de « civilisateur » pour lui, comme si elle l’avait obligé à reconnaître ce qu’il avait fait et par conséquent à lui faire comprendre ce qu’il était. Pour un personnage qui semblait a priori, et comme c’est toujours le cas chez Dumont, dénué de toute intériorité, le progrès moral est immense. Dans ses précédents films, la violence naissait du néant pour y retourner, inconséquente et irrécupérable, extérieure même à ceux qui en étaient les auteurs. Qu’on se rappelle le Freddy et ses copains de La vie de Jésus incapables de comprendre qu’ils s’étaient rendu coupable d’un viol. Demester lui a changé, c’est la bonne nouvelle de ce quatrième film de Bruno Dumont – le plus grand cinéaste français actuel.

 

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Le cinéma comme croyance

Plus que dans la partie « guerre », c'est dans la partie « Flandres » (nous allions dire « France ») que nous sommes le plus inquiétés. Ici, le spectateur retrouve le chaos, le néant, l'incommunicabilité chers à l’auteur de Twentynine palms, et une folie qui menace cette fois l'héroïne. C'est que « les indemnes aussi en chient », comme aurait dit le Nabe du Régal. Faire un parallèle (et sans tomber dans la « dialectique ») entre les horreurs de la guerre (soit le monde comme il ne va pas) et la douleur de la vie (soit le monde comme il va) est narrativement audacieux et intellectuellement risqué. Jusqu'où le télérameux pourra-t-il suivre Dumont ?

D'autant que la vie dans les films de Dumont ne se réduit pas à l’immanence pure. Arrive toujours le moment où quelque chose d’inattendu se passe à l’écran – l’évasion improbable de Freddy à la fin de La vie de Jésus ou l’instant de lévitation de Pharaon dans L’humanité. Sauf que l’inattendu dans Flandres n’a pas besoin d’être spectaculaire. Lorsqu’à l’hôpital psychiatrique, Barbe fait sa crise d’hystérie, nous supposons d’abord, comme ce que disent son père et son médecin, qu’à l'instar de sa mère, elle a  un problème mental. Mais quand nous l’entendrons affirmer à Demester, de retour au pays, qu'elle sait que son fiancé n'est pas mort d'un simple balle dans la tête, que c’est lui, Demester, qui l’a abandonné, et qu’elle le sait parce qu’ « elle l’a vu », nous comprendrons alors, du moins si nous nous le permettons, que sa folie passagère relevait bien plus d’une connaissance extralucide que d’une simple maladie mentale. Pour qui veut comprendre la signification profonde du film, ce saut (kierkegaardien) du clinique au mystique s’avère nécessaire. Et c’est précisément ceux qui ne se le permettent pas qui vont être les plus grands ennemis de ce film, n’y comprenant d’ailleurs plus rien (car sans cette interprétation spirituelle, le récit lui-même n’a plus de sens). Pour eux, Dumont apparaîtra comme un affreux nihiliste alors que c'est un mystique miséricordieux.

Telle une héroïne claudélienne qui « ressent » et devine les choses de loin, Barbe possède ou plutôt est possédée par un pouvoir de télépathie qui lui a fait voir ce qui s’est réellement passé au combat (et peut-être, même si le film ne l’explicite pas clairement, bien plus qu’elle n’en dit : elle a vu le viol, elle a vu la castration, elle a tout vu.) Déjà dans L’humanité, Pharaon pressentait que son ami était l'auteur du crime - et allait pousser un long cri de douleur dans les champs le temps qu'un train passe. Au spectateur rationaliste qui n’aime pas trop que le cinéma flirte avec la croyance (se méprenant par là-même complètement sur la nature de celui-ci, car comme le dit Dumont, « le cinéma c’est la croyance »), et qui s’acharne à ne voir en Barbe qu’une hystérique et non une voyante, Flandres apparaîtra au mieux incompréhensible, au pire inacceptable.

Et tout comme Pharaon, Barbe pardonnera. A l'anthropologie la plus abjecte répond la rédemption la plus douce. La femme accomplit le miracle de l’amour auprès du salaud. La femme permet à l’homme de lui faire dire « je t’aime. » De la guerre à son retour au pays, Demester a terminé son éducation morale et sentimentale et s’est forgé une âme.

Passer du réalisme le plus âpre au spiritualisme le plus irrationnel, et en excluant tout aspect sociologique du monde (tarte à la crème de ce genre de films), tel est le credo de ce cinéaste singulier qui risque de passer comme provocateur et moralement douteux aux yeux de tous les  rationalistes exemplaires. Car c’est bien cette volonté de montrer le réel sans recourir au « socio-politique » qui est aujourd'hui tabou. Dumont change la donne du cinéma français en osant raconter des histoires humaines où l’existentiel prime sur le psychologique, où le spirituel l’emporte sur le « sociétal », et où la mystique (c’est-à-dire, comme il l’explique lui-même, « l’intuition qu’il y a une unité ») pulvérise l’idéologie. Enfin un cinéma social non sociologique pourrait-on dire et qui s’ouvre à la dimension verticale… de l’humanité ! Pour qui la guerre et l’amour ne se racontent que selon un mode historique, économique et social, Dumont sera un monstre. Mais pour qui les vrais traits de l’humanité se saisissent par la croyance, la transcendance et l’existence pure, il sera un archange.

 

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(10 octobre 2008 : Cet article est paru dans feu La revue du cinéma n°4, décembre 2006 sous la signature d’Armand Chasle)


La France Big Brother, de Laurent Obertone - "1984" ou "La guerre du feu" ?

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SUR LE HUFFINGTON POST

 

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Le revoilà, l'Avengers de la sociologie mise à bas, le X-men de l'idéologie déculottée, l'Orange mécanique de la France réelle, le journaliste enragé (et non « encarté » comme on voudrait le forcer à « avouer ») qui décrit, décrypte, défrise les expertises officielles, affole la bien-pensance et hante les cauchemars d'Aymeric Caron - j'ai nommé Laurent « Obertonnerre », celui qu'on n'ose pas ou plus inviter sur les plateaux télé, ou qu'on décommande à la dernière minute, celui à côté duquel Eric Zemmour paraît un bisounours et Michel Houellebecq un Shadock, celui dont les livres cartonnent au grand dam des observateurs officiels car ils sont une revanche des gens sur les élites, du provincial sur la capitale, du plouc imprécateur sur l'intello censeur.

Il est vrai que l'auteur de La France Orange mécanique et d'Utoya a un sens de l'intempestif peu commun. Dans ce nouveau livre, conçu comme une série de lettres envoyées par les tenants d'un Pouvoir totalitaire à un « Monsieur Moyen » qui serait chacun de nous, il s'agit rien moins d'expliquer comment « nous », habitants du pays de Voltaire et parlant la langue de Molière, avons pu être à ce point aliénés moralement, politiquement, socialement, esthétiquement, historiquement, et par-dessus tout biologiquement et zoologiquement. Car pour Obertone, il s'agit moins d'aliénation que de dressage, de cité que de zoo, de robot que de chien, de loup, de mouton, de poule et même de porc. En lecteur assidu de Konrad Lorenz (dont L'Agression, une histoire naturelle du mal pourrait servir de titre générique à ses trois livres), il traite l'homme moyen comme un animal domestique qui aurait perdu tout instinct de survie - ce qui, disons-le tout de suite, ne va pas sans poser de petits problèmes de réductionnisme. Si le darwinisme social a ses vertus, il a aussi et assez vite ses limites. Or lui, Obertone, n'a pas de limite, si bien qu'à un moment donné son livre si fort, si drôle, si exact dans ses informations, devient problématique quant à son sens profond. On a beau trouver très pertinentes les remarques sur la perte de nos immunités défensives, la chute de notre instinct de survie, notre propre haine de l'anthropologie classique qui était jusqu'ici garante de notre présence au monde, on se dit que ses comparaisons animalières permanentes font long feu. Et que même si l'on rit souvent (« Tu crois que François Hollande aurait eu une chance, face à un tigre à dents de sabre du paléolithique supérieur ? »), son approche presqu'exclusivement comportementale et « survival » de l'humanité finit par rendre perplexe - et nous donner envie de lui dire : « ok Laurent, tu dénonces la dimension 1984 de notre époque, mais tu ne plaiderais pas pour un retour à la guerre du feu, là, quand même ? »

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Konrad Lorenz

 

En même temps, et c'est toute l'ambiguïté de ce livre bien informé et mal conçu, on se régale. Les portraits font mouche (Plenel, Taubira, Barthès, BHL), les chiffres corrigent quelques vieux fantasmes (aux Etats-Unis, les Blancs sont deux fois plus victimes des Noirs que l'inverse ; en France, la différence de salaire entre hommes et femmes est ultra-marginale) ; les déclarations des uns et des autres, diaboliquement remises à jour (dont celles de Najat Vallaud-Belkacem sur la théorie du genre, affirmée comme telle en août 2011 puis niée en juin 2013), rappellent comment la manipulation est à ce point formatée, légitimée et surtout acceptée dans notre beau pays. Certes, Obertone n'hésite pas à puiser abondamment dans des travaux déjà faits, d'ailleurs très honnêtement cités, comme tel article de Science, Slate ou Capital, ou tel ouvrage de référence comme La Face cachée du Monde, de Péan et Cohen, ou encore La Barbarie intérieure, magnifique essai sur « l'immonde moderne » du regretté Jean-François Mattéi - mais qui l'en blâmerait ? L'information est faite pour circuler, et ce qu'un public intello a lu, par exemple, sous la plume de ce grand philosophe disparu l'an dernier, le grand public le lira sous la plume de ce journaliste infréquentable à force d'être intraitable qu'est Obertone. C'est d'ailleurs ce qui déplaît tant chez ses contempteurs qui sont légion. Qu'il vende la mèche à tous. Qu'il déverse des vérités grossières sans déontologie, hors de tout esprit de sérieux ou de conscience « responsable ». Obertone, au fond, est aussi « irresponsable » qu'un célèbre journal qui vient récemment de payer le prix du sang pour avoir osé être libre sans dieu ni maître. Et c'est pour cette raison que personne ne veut discuter avec lui. Quelqu'un qui écrit sans complexe, à propos du sacrifice expiatoire de Cahuzac via Médiapart, que « le pire est souvent légal », que c'est grâce à Libération, Le Monde et L'Humanité, que « la France est mentalement communiste », que« subventionner la presse, c'est exactement comme si on obligeait les gens à acheter les journaux qu'ils ont choisi de ne pas lire » ou, encore mieux, que l'antiracisme est le« knout du régime » , et que l'islamophobie, voudrait-on nous faire croire à propos de la décapitation de Hervé Gourdel, est pire que l'islamisme ne peut décemment être invité sur Canal +.

 

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Sans compter l'analyse du féminisme dans le chapitre le plus savoureux et le plus osé du livre intitulé comme il se doit « le camp des seins » et dans lequel on apprend, entre autres, comment les féministes radicales ont déclaré la guerre à l'anisogamie - soit cette réalité physiologique qui veut que « les mammifères femelles s'investissent plus que les mâles dans leurs progénitures » et dès lors développent des facultés différentes que celles de la créature qui les a ensemencées. Du fait que pour une femme, concevoir un enfant occupe neuf mois de sa vie, c'est son cerveau lui-même qui a choisi la stabilité, la paix, l'ordre invariant des choses, soit tout ce qui permet d'assurer la gestation et la protection de son enfant - alors que l'homme, qui peut avoir des centaines d'enfants par an sans même s'en rendre compte, est beaucoup plus sensible au changement de temps, aux mutations historiques, à la violence voulue comme telle - et au charme de la voisine. Contrairement à l'adage répandu, la femme est finalement beaucoup plus « invariante » qu'elle ne « varie », au contraire de son irresponsable compagnon toujours prêt à mettre en péril le monde. Même « un ver de terre mâle a un cerveau différent d'un ver de terre femelle (Science, août 2012) », va jusqu'à écrire Obertone. Mais c'est cette inégalité sexuelle qui est « le prix de la civilisation » et le garant de la vie.

 

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Avouons-le, notre ancien collègue du Ring s'emmêle parfois les pinceaux, notamment quand il parle d'art : qu'est-ce que c'est que ce jugement sur Matisse qui « dessine mal », Laurent, enfin ? Et comment mettre sur le même plan l' auteur du « Grand nu rose, couché » de 1935 avec la « performance », pour le coup bien débile, de cette « artiste » venue récemment exhiber son sexe devant L'origine du monde de Courbet au Musée d'Orsay ? En fait, c'est à partir de ce moment qu'on finit par se demander qui est exactement ce Big Brother avec lequel tu tiens à nous faire si peur. Les media ? L'Etat ? Tout le monde ? Nous-mêmes ? Moi-même ? Toi-même ? En vérité, trop de big brother tue le big brother. Si sur le plan littéraire, ton enquête fonctionne à merveille car tu sais comme pas un faire d'un livre un compte à rebours, sur le plan sociologique, celle-ci finit par faire long feu, et à flirter avec une sorte de paranoïa que pour ma part, je suis bien incapable de suivre.

Passons sur ta dénonciation du « dysgénisme » censé propager les débiles (« le contraire de l'eugénisme », sembles-tu écrire avec regret [1]), ainsi que sur ta critique plutôt douteuse du refus de l'Etat « d'armer ses citoyens », et qui semble signifier, même si tu ne le dis pas clairement, que tu es bel et bien pour que chaque citoyen possède son propre fusil à pompe !!

Non, le vrai problème de ton livre (qui se lit avec avidité, là-dessus, pas de problème), est qu'il semble que pour toi, tout finit par relever de Big Brother - non seulement la presse et certains groupes de pression (et là aussi, comment ne pas te suivre ?), mais encore les institutions en elles-mêmes, l'Education Nationale (et pas celle de la seule Najat Vallaud-Belkacem, non, mais bien celle de Jules Ferry et de Charlemagne), l'Eglise, et pourquoi pas les arts et la littérature, la philosophie et la religion. Et c'est là que je finis par me demander où s'arrête, et d'ailleurs où commence, ta critique. Parce que tout à ta dénonciation tout azimut, tu donnes l'impression de confondre « l'idéologie dominante » avec l'ensemble de nos valeurs communes, la « soumission » avec l'éducation en soi, le « Parti » avec tous les régimes que la France a connus depuis deux mille ans. Big Brother, ce ne serait donc pas simplement les mass media, le « système », le capitalisme ou le socialisme, mais bien le pays lui-même et son Histoire. La République, et avant elle, la Monarchie, l'Empire, l'Ancien Régime, la féodalité, le christianisme, le paganisme, Athènes et Jérusalem, Rome et Babylone - même l'époque Cro-Magnon. Big Brother, à te suivre, ça pourrait commencer à Lascaux ! 2001, l'odyssée de Big Brother ! Notre Big Brother qui est aux cieux ! Et je ne plaisante pas. C'est bien toi qui écris, page 70, que « le passage du polythéisme au monothéisme [est] un premier pas vers l'adoration du Maître » !

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Au bout du compte, Big Brother, ce n'est pas ce qui aliène le monde, c'est le monde lui-même. C'est l'enracinement, l'appartenance, l'hominisation,« la volonté générale » et même« le sens commun » - dont tu prétends être, un comble, le défenseur. Mais le sens commun, Laurent, implique précisément qu'on ne soit pas seul au monde pour s'en réclamer. Ton individu « libre » et affranchi du système, au fond, un être hors de toute collectivité, de toute socialité et de toute Histoire, on se demande à quoi il pourrait ressembler. A part l'homme nu hurlant dans le désert à la fin du Théorème de Pasolini, je ne vois pas...

 

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[1] Et d’ailleurs tu te trompes complètement, car la tendance actuelle est justement à la disparition clinique des trisomiques. Voir l’excellent livre de Bruno Deniel-Laurent sur ce sujet, Eloge des phénomènes.

 

 Laurent Obertone sur ma page :

1 - La France Orange mécanique

2-  Utoya.

Entretien avec Isabelle Kersimon - islamophobie, mythe ou réalité ?

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À en croire certains « vigilants » de la sociologie officielle et certaines associations religieuses et militantes, l’islamophobie serait le fléau de notre temps, cause de tous nos maux, et à l’origine même des violences « islamistes » que nous venons de connaître en France et au Danemark. Dans un livre qui devrait faire date, Isabelle Kersimon et Jean-Christophe Moreau, sans du tout nier la réalité d’actes islamophobes aussi attestés que marginaux, démontrent comment cette notion d’islamophobie a été fabriquée puis instrumentalisée en vue de communautariser la société, en plus d’ajouter à sa culpabilisation permanente.

Rencontre avec la co-autrice (et instigatrice) de cette étude.

 

 

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Ces jours-ci, les médias alertent sur une nouvelle flambée de l’islamophobie en France. Ils se basent sur les nouveaux chiffres du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) qui viennent de tomber. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Les statistiques du CCIF, entre fin 2003 et fin 2012 - les relevés ne figurent plus dans ses rapports depuis 2013 -, constituent un véritable inventaire à la Prévert. Toutes sortes d’actes y sont recensés comme islamophobes, dont une partie non négligeable ne relève en rien de délits à motif religieux. Par exemple, des fermetures administratives de mosquées clandestines ou ne respectant pas les obligations de sécurité ; des expulsions d’individus impliqués dans des entreprises terroristes ou tenant des discours antioccidentaux et antisémites virulents ; mais aussi des crimes ou délits dont il a été établi que l’intention de leurs auteurs était indépendante de la religion de leurs victimes (vols de cuivre sur des chantiers de mosquées, par exemple). Les cas sont nombreux où la stricte application de la loi est dénoncée comme acte islamophobe - ce qui pose un sérieux problème spéculatif  et idéologique : tout se mélange dangereusement.

Par exemple ?

Parmi les actes relevés suite aux attentats de janvier, évidemment inadmissibles et condamnables, certains sont aussi sujets à caution. Le 8 janvier, en marge de la minute de silence, un lycéen maghrébin a été roué de coups devant son établissement à Bourgoin-Jallieu, en Isère. Considérée comme l’expression de l’« islamophobie ambiante », cette agression s’est finalement révélée être un règlement de comptes entre adolescents, dont l’un a été condamné pour violences aggravées car commises à proximité d’un établissement scolaire. Autre exemple : celui de ce meurtrier ayant poignardé un père de famille musulman à Beaucet en janvier, diagnostiqué schizophrène et dont, pour l’instant, le parquet n’a pas établi qu’il y ait eu la circonstance aggravante d’islamophobie. Or, avant que l’aspect islamophobe ait été reconnu, le CCIF surfe sur cette tragédie.

J’ajouterai enfin que s’il existe une vague de haine dirigée contre les personnes principalement, c’est l’antisémitisme : 51 % des violences racistes commises en France ciblent des juifs (moins de 1 % de la population). Malheureusement, nous assistons à une compétition victimaire indigne.

 

 

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Peut-être pour « rassurer » le lecteur « méfiant », vous  précisez dès le début de votre essai que celui-ci ne veut aucunement nier les vrais actes islamophobes mais dénoncer une extension de ce terme à des fins abusives.

Pour moi, il n’existe pas d’« actes islamophobes », mais des actes antimusulmans : les profanations et les agressions de personnes. Ces actes existent en France, malheureusement, et ils sont heureusement réprimés par la loi.

Le terme d’islamophobie a été forgé par des administrateurs coloniaux français au tout début du XXe siècle pour dénoncer la diabolisation politique de l’islam, perçu comme la négation de la civilisation, et des musulmans, considérés comme ennemis naturels, ontologiques, irréconciliables, des chrétiens et des Européens. C’est la seule acception qui, d’ailleurs, me paraisse pertinente puisqu’elle désigne historiquement un rejet fondé sur une vision réductrice et essentialiste. Plus tard, les ayatollahs ont repris ce terme pour condamner ce qu’ils jugeaient être des errances non conformes à leur vision religieuse, à leur orthopraxie.

En fait, le terme est réapparu en France, indirectement, au moment de l’affaire Rushdie, puis brutalement, lors du procès intenté à Michel Houellebecq, en 2002 et avec la publication en 2003 de La Nouvelle Islamophobie du sociologue Vincent Geisser. Il est entériné en 2005 par le Conseil de l’Europe à Varsovie, au même titre que l’antisémitisme, ainsi que par l’OCI (Organisation de la coopération islamique).

Tout le monde peut donc être soupçonné d’islamophobie ?

En effet. Lorsqu’on accuse par exemple Michel Onfray d’être islamophobe, on lui reproche essentiellement de poser un regard (très) critique sur l’islam. C’est son droit le plus strict et qui n’a rien à voir avec une agression de personnes ni même avec un quelconque « racisme ». Il en fait d’ailleurs usage à l’égard des deux autres monothéismes. La liberté absolue d’exprimer toute critique doctrinale est chez nous sacrée depuis Spinoza.

Or, les promoteurs du concept d’islamophobie ont, d’une part, racialisé la question dans le but de la rendre délictuelle, et, d’autre part, s’emploient à dénoncer toute critique de l’expression publique d’un certain islam comme islamophobe et persécutrice. Enfin, ils visent à réhabiliter le délit de blasphème. Avec eux, « l’islamophobie n’est pas une opinion, c’est un délit ».

 

 

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Peut-on dire que l’islamophobie est un anticléricalisme appliqué à l’islam et non un « racisme » comme certains bien-pensants aimeraient nous en persuader ?

Je réfute le terme de « racisme antimusulman », justement dans la mesure où je ne considère pas l’islam comme un bloc monolithique et les musulmans comme ayant un trait commun irréfragable : leur croyance en un islam qui serait un tout indifférencié. Par ailleurs, l’islam n’est ni un peuple, ni une ethnie. Quiconque, Européen, Américain, Asiatique ou Africain peut s’y convertir. Enfin et curieusement, la notion de racisme antimusulman se substitue à celle de racisme anti-arabe. Or, tous les Arabes ne sont pas musulmans ; et tous les musulmans ne sont pas Arabes. Cette notion est donc un raccourci que les associations comme le CCIF ont réussi à faire adopter, avec, indifféremment, l’un ou l’autre concept : une confusion ethnico-religieuse où toute agression envers une personne supposée musulmane en raison de son origine ethnique serait une agression non contre la personne, mais contre sa confession supposée. Pour le CCIF, le racisme n’est plus simplement ethnique, si l’on ose dire, mais bien religieux.

Adieu l’anticléricalisme d’antan !

L’islamophobie strico sensu serait en  effet proche de l’anticléricalisme politique qui est notre sport national depuis toujours. On veut se moquer de l’imam comme on se moquait, et ô combien, du curé. N’oublions pas que dans notre démocratie, si la personne est sacrée, sa religion ou son idéologie, en revanche, ne le sont pas.  J’ai le droit de me moquer de vos idées et de vos croyances, pas d’appeler à la haine contre vous. Le CCIF veut confondre la personne avec ses idées – et, de fait, interdire la critique de celles-ci !  L’islamophobie n’a donc rien d’un racisme.

 

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Le problème, comme vous le dites, c’est « la loi commune » laïque, égalitaire, républicaine qui, aujourd’hui, devient elle-même islamophobe, voire raciste, dès qu’on décide de l’appliquer.

La dénonciation exponentielle, par le CCIF, d’actes antimusulmans se double d’un discours très construit sur un rejet national et institutionnel de l’islam et des musulmans. Il repose sur l’idée que politiques, législateurs et médias minoreraient ce type d’agressions, ce qui est évidemment une vue de l’esprit, sinon un outil de propagande. La remise en cause de la laïcité, par l’adoption fréquente de mots tels que « laïcards » ou « laïcistes », qui critique pêle-mêle les lois de 2004,  2010 et les lois de séparation notamment sur le financement des lieux de culte, vise, plus globalement, l’universalisme républicain ainsi que la notion d’égalité homme-femme telle que la France l’a connue, développée, expérimentée puis institutionnalisée dans son histoire.

Même si l’expression a été utilisée récemment à tort et à travers, vous êtes d’accord qu’il ne faut pas faire « d’amalgame » entre l’islam, troisième religion monothéiste du livre, et l’islamisme, catégorie politique, s’il en est ? L’islam n’est pas l’islamisme comme du reste l’islamophobie n’est pas le racisme ?

Vous avez raison d’établir un parallèle entre les amalgames : l’islam n’est pas l’islamisme (cela dit, on a longtemps employé l’un et l’autre terme sans volonté d’appuyer une péjoration pour le second, mais ce n’est plus le cas de nos jours) ; l’islamophobie n’est pas un racisme. Le terme islamisme demeure cependant flou, mais on comprend bien qu’il désigne un islam ultra rigoriste - dans lequel on évoque pêle-mêle wahhabisme takfiriste ou Frères musulmans -, voire potentiellement subversif, politiquement (islamisme) ou militairement (djihadisme).

Dans tous les cas, il est fort de café d’entendre toujours les mêmes accusations d’islamophobie. D’une part, l’intégralité du monde politique (hormis Marine Le Pen) a soigneusement évité d’employer les mots « islamisme/islamiste » au moment des attentats et pendant quelques jours ; d’autre part, la mise en garde la plus populaire, du côté des médias comme des réseaux sociaux, a été le désormais trop célèbre « pas d’amalgame ». On ne peut donc objectivement pas, contrairement à ce que prétend le CCIF, accuser politiques et médias d’avoir encouragé l’« islamophobie » à l’occasion.

 

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N’y a-t-il pas dans cette soi-disant explosion de « l’islamophobie » une responsabilité patente d’une certaine tendance des sciences sociales où l’on invente sans cesse de nouveaux paramètres qui vont prouver un peu plus chaque jour que nous sommes islamophobes, racistes – et d’ailleurs sexistes, homophobes, responsables et coupables de tous les maux du monde ?

Nul besoin d’inventer de nouveaux critères. Ils ont été définis par le Runnymède Trust, un think tank britannique multiculturaliste, en 1997. Ce qui se dessine depuis cette date, c’est plutôt une nouvelle procédure taxonomique. En l’occurrence, les zélateurs du concept orientent leurs doléances dans deux directions : les institutions et les médias. Ils parlent donc d’islamophobie d’État et d’islamophobie médiatique. Et ajoutent à la confusion.

Que pensez-vous de la déclaration d’Emmanuel Todd dans Le Figaro quand il dit que  « blasphémer l'islam, c'est humilier les faibles de la société que sont ces immigrants »[1] ?

On pourrait comprendre ses réticences si l’on considérait l’Occident comme un grand tout dominateur, exploitant et méprisant les cultures islamiques, à tort à mon avis. J’aurais pu entendre ses doléances s’il avait analysé les responsabilités russe et américaine dans les déflagrations afghane et irakienne, voire française en Libye et les drames humains consécutifs. Il ne faudrait pas pour autant négliger les racines idéologiques du djihad et le rêve de Califat, ces crispations identitaires mondiales qui n’ont pas besoin de l’Occident pour exister. Sa prise de position est inaudible pour moi lorsqu’il évoque les immigrants, car ses présupposés sont inacceptables : 1) Tous les immigrants en provenance du Maghreb ou d’Orient ne sont pas musulmans ; 2) La classe ouvrière n’est pas exclusivement musulmane ; 3) C’est montrer une condescendance de classe que d’ignorer l’émergence d’une classe moyenne musulmane ; 4) C’est mépriser le libre-arbitre que de supposer que les ouvriers musulmans sont tous inaptes à apprécier l’humour de Charlie ou, à tout le moins, tous incapables d’y rester indifférents ; 5) Les jeunes de banlieue ne sont pas les seuls qui souffrent économiquement. Une récente étude d’envergure montre que la discrimination à l’emploi touche surtout les +55 ans, les femmes enceintes et les obèses.

 

 

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À propos de la « victimisation des musulmans », vous parlez des « impasses du mimétisme analytique » auxquelles aboutit cette comparaison douteuse entre islamophobie et antisémitisme… car enfin, et contrairement à l’islamophobie, l’antisémitisme a tué et continue de tuer - tout comme d’ailleurs l’islamisme.

L’antisémitisme a persécuté et assassiné ses victimes pour avoir été juives, quel que fut leur degré de religiosité. Ce n’est en effet pas le cas de l’islamophobie, même telle que définie par le CCIF et consorts. Ainsi, en France, les musulmans victimes d’agressions d’autres musulmans parce que leurs pratiques ne sont pas orthodoxes (ramadan non respecté, non-port du voile…) ne sont pas la préoccupation du CCIF. Par ailleurs, les configurations juridique et sociale ne sont absolument pas comparables : l’arsenal juridique protégeant aujourd’hui les musulmans n’existait pas pour les juifs dans les années noires, de même qu’il n’existe pas en France aujourd’hui moult ligues et journaux dont la raison d’être serait la haine des musulmans. Nul pamphlet célinien contre les musulmans !

Ce qui est sûr, c’est que les promoteurs du « délit d’islamophobie » ont mis en place une armada de concepts  - ce « mimétisme analytique » - pour que cette comparaison finisse par s’imposer comme une évidence. Leur but, in fine, est de voir l’islamophobie érigée au rang de crime contre l’humanité. Depuis au moins 2009, le Premier ministre turc Erdogan l’a d’ailleurs déclaré plusieurs fois et devant plusieurs instances (entre autres l’ONU et l’OCI). Ekmeleddin Ihsanoglu, secrétaire général de l’OCI, a affirmé au Monde en 2010 que « nous nous dirigeons vers un paradigme ressemblant à l’antisémitisme des années 1930 ». Ce mantra connaît une belle prospérité, alors même que la moitié des actes racistes frappent les Juifs, qui représentent moins de 1 % de la population.

Au fond, ce délit d’islamophobie qu’on veut faire reconnaître n’est rien d’autre que l’ancien délit de blasphème. Que dit exactement le droit français là-dessus ?

Le délit de blasphème a été abrogé en France en 1789, mais il perdure en Alsace-Moselle, comme une part d’héritage du Code pénal allemand de 1871, dans le cadre du régime concordataire. Il n’a heureusement jamais été appliqué. La veille de la tuerie à Charlie Hebdo, des représentants de l’ensemble des cultes d’Alsace-Moselle ont demandé son abrogation. À ce jour, il n’y a plus d’unanimité.

À quoi aboutirait, selon vous, une « laïcité ouverte », apparemment votre bête noire ?

La « laïcité ouverte » correspond selon moi à l’irruption de tous les particularismes religieux dans la sphère publique et à une hyper confessionnalisation de la France, que j’estime dangereuse pour la communauté nationale.

 

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Que vous inspire l’affaire de l’enseignant suspendu parce qu’il ne voulait pas faire cours devant une étudiante voilée ? Certes, la loi, qui interdit le voile à l’école, le permet à l’université, mais cette affaire n’est-elle pas le symptôme de quelque chose de plus grave ?

Cet enseignant, par ailleurs avocat, savait parfaitement à quoi il s’exposait puisque les signes ostensibles d’appartenance religieuse ne sont pas interdits à l’université. Cette affaire révèle les crispations qu’engendrent l’atomisation accrue de notre société et la radicalisation identitaire : une étudiante voilée se présente à autrui d’abord comme musulmane. Ce phénomène, qui commença à Creil en 1989, nous rapproche de la vie communautaire anglo-saxonne.

[Sur ce sujet, lire l'excellent article de Jean-Paul Brigelli : "face à la vague noir, interdisons le voile à l'université"]

 

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« Le concept d’islamophobie,écrivez-vous, repose sur une théorie qui prétend révéler les ressorts d’un phénomène social (les différentes formes de rejet de l’islam) mais dont la véritable fonction est d’influencer l’action politique en faveur d’une seule catégorie d’acteurs sociaux (la « communauté musulmane »). Vous ne virez pas complotiste, là ?

Le CCIF milite activement pour l’abrogation de la loi de 2004 sur les signes religieux ostentatoires à l’école ; et l’OCI souhaite étouffer toute expression critique de l’islam, ce sont des objectifs publics, or vous savez que les complots sont tenus secrets ! Ainsi, l’OCI a mené campagne à l’ONU, entre 1999 et 2011, pour instaurer le délit de « diffamation des religions », un euphémisme pour « blasphème ». La Ligue de défense judiciaire des musulmans (LDJM), association concurrente du CCIF, avait d’ailleurs assigné Charlie Hebdo pour blasphème devant le tribunal correctionnel de Strasbourg en 2013. Quoi qu’il en soit, en poussant le concept de racisme antimusulman, le CCIF voudrait voir disparaître le principe selon lequel, en France, on ne réprime pas des discours dits islamophobes, sauf s’ils visent expressément des personnes (diffamation, injure, provocation à la haine, à la discrimination et à la violence). Pour résumer, les actions du CCIF visent à instaurer une sorte de justice d’exception pour les musulmans et tout ce qui relève de l’islam. Car il n’y a pas de « communauté musulmane », mais des personnes de confession musulmane, et des lois communes, quelle que soit la confession des personnes.

 

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Avez-vous lu Soumission, de Michel Houellebecq ?

Je suis une grande admiratrice de Michel Houellebecq, et les procès en islamophobie qui lui sont faits à l’occasion sont dénués de fondement. Son postulat est le même que celui de nombreux sociologues : face au déclin apparemment inexorable du christianisme en France, rayonnent le dynamisme et la vitalité de l’islam. Reste à savoir quel islam l’emportera.

 

 

Isabelle Kersimon, Jean-Christophe Moreau, Islamophobie, la contre-enquête, Editions Plein Jour, octobre 2014, 288 pages, 19 euros.

 

PISTES A SUIVRE :

 

Caroline Fourest analyse Islamophobie - la contre-enquête sur France Culture. A ECOUTER ABSOLUMENT.

Quand Elsa Ray, porte-parole du CCIF, explique que la radicalisation est le produit de l'islamophobie, face à Claude Askolovitch.
 
Quand Abd al Malick déclare que Charlie Hebdo a "fait preuve d’irresponsabilité en multipliant ces caricatures. Même si le but était de montrer du doigt les intégristes, et même s’ils en avaient le droit au sens légal"(Libération.)
 
 
 

[1] http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/02/06/97001-20150206FILWWW00017-todd-pas-d-accord-avec-je-suis-charlie.php

 

Questionnaire cinématique de Ludovic Maubreuil - Des hommes et des dieux.

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DES FILMS ET DES DIEUX -

questionnaire "Cinématique"

 

1) Parmi tous ceux qui ont été représentés au cinéma, quel est votre dieu préféré ?

Celui qu'on entend "parler" au héros dans Nostalghia, de Tarkovski (scène de l'église)

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2) Quel édifice religieux, présent dans un film, vous a donné envie de vous y attarder ?

La Christ Church College, à Oxford, en Angleterre, qui sert de grande salle et de réfectoire à Poudlard dans Harry Potter.

 

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3) Quel personnage de prêtre vous a le plus marqué ?

Celui d'Orange mécanique dans la prison interprété par Godfrey Quigley, le seul personnage non ridicule du film.

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4) Quel est le film le plus blasphémateur que vous connaissez ?

Les Diables, de Ken Russell.

 

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5) Quel Jésus de cinéma vous semble le plus fidèle à l’original ? Et le moins ?

Le plus, Jim Caviezel dans La Passion du Christ, de Mel Gibson.
Le moins, le petit pédé brun dans le trop surestimé Evangile selon Saint Matthieu de Pasolini.

 

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6) Pour quel film mythologique, avez-vous un faible ?

Je vais tricher, mais rien n'atteindra jamais le niveau de la série Ulysse 31, de Jean Chalopin.

 

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7) Quel est votre film de moines (ou de nonnes) favori ?

Les cloches de Sainte-Marie, de Léo Mc Carey, avec Ingrid Bergman (qui dans une scène apprend à un garçonnet à se battre pour qu'il n'ait plus le dessous dans la cour de récréation...)

 

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8) Parmi les films abordant la religion juive, quel est votre préféré ?

Duel, de Steven Spielberg.

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9) Même question pour l’islam ?

Iranien, de Merhan Tamadon (et aussi Timbuktu, de Abderrahmane Sissako, absolument !)
Sinon, Les Mille et une nuits, de Pasolini.

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10) Quel film a su le mieux traduire l’intensité du monde païen ?

Walt Disney dans Fantasia ? Particulièrement la séquence mythologique avec la Sixième de Beethoven, dite vulgaire par tout le monde, alors qu'elle m'avait ébloui quand je l'avais vu la première fois.

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11) Sous les traits de quelle actrice aimeriez-vous voir une apparition de la Vierge Marie ?

Emily Watson, l'inoubliable héroïne de Breaking the waves.

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12) Dans quelle œuvre avez-vous trouvé dépeint le plus fidèlement un rituel religieux ?

L'Exorciste (que je ne reverrai plus jamais de ma vie.)


13) Un miracle vous permet d’entrer véritablement à l’intérieur d’un film : lequel ?

Hors Satan, de Bruno Dumont.

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14) Quel est votre Diable préféré ?

De Niro dans Angel Heart (et puisque Ludovic a déjà pris la petite fille de Toby Dammit... )

 

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15) Avez-vous découvert une religion au cinéma ?

Plutôt ce que c'est que le syncrétisme, dans A tree of life, de Terrence Malick.

 

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16) Quel est à vos yeux le plus grand cinéaste chrétien ?

Bruno Dumont, quoiqu'il dise.

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17) Dans la république islamique dépeinte par Michel Houellebecq dans son dernier roman, Soumission, quels cinéastes ou quels films auraient, à votre avis, droit de cité ?

Tous les films de zombies, d'aliens et de monstres qui seraient censés incarner les non-musulmans.
(Sans parler d'une explosion sous le manteau de la pornographie.)

 

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18) Quel film vous obligerait-on à revoir sans cesse si vous séjourniez aux Enfers ?

Outre Les petits mouchoirs (ha ha ha), le Parsifal de Syberberg.
Une fois, j'étais allé le voir au forum des images, je n'ai pas tenu deux heures....
(J'ajoute que j'ai six versions de Parsifal qui est mon opéra culte...)

 

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19) Etant entendu que la cinéphilie est pour vous une sorte de religion, quel en est le ou les dieux ? Le ou les prophètes ? Les rites principaux ?

Tous les cinéastes sont catholiques, d'abord. Ou participent de cette "catholicité propre au cinéma" définie par Gilles Deleuze : la croyance, la piété, la sacralité scénique, etc.
Et le plus catholique d'entre eux, Martin Scorsese.
Pendant longtemps, je me faisais un devoir de rester dans la salle jusqu'à la fin du générique.

 

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20) Y-a-t-il une scène ou un film qui ait un jour choqué vos convictions, que celles-ci soit de nature religieuse ou non ?

J'ai été très choqué par Les valseuses la première fois que je l'ai vu. Je ne supportais pas cette innocence sexuelle décomplexée. D'ailleurs, aujourd'hui non plus.

 

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1 - Sagittaire ascendant Cancer

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La première fois que je voyais la Loire, près d'Angers, novembre 2014. Avec Ariane, Raphaël, Kanaé, Bernard, Anne G., Hervé et les autres.

 

Sagittaire ascendant Cancer - ce n'est pas moi qui le précise, mais lui.

« Ma conviction a toujours été que les valeurs aristocratiques et les valeurs populaires sont fondamentalement les mêmes ou se complètent naturellement, et qu'elles s'opposent les unes comme les autres frontalement aux valeurs bourgeoises. »

Romantique, ce tourangeau.

Contrairement à Maurras, il trouve que toute origine est belle. Les siennes, « périphériques [du fait que ses] ancêtres n'ont jamais appartenu à la France intérieure,expliquent sans doute [sa] sympathie pour les régionalismes, [sa] détestation du centralisme jacobin, [sa] faveur pour la notion d'Empire et [sa] critique de l'Etat-Nation » - mais comment peut-on être pour l'Empire et pour la région en même temps ? Et Français sans être centralisateur ? Peut-être le saura-t-on en bout de course.

Terrien et filial, sexué et freudien, quoique farouchement antichrétien car « anti-Unique » et croyant dur comme fer que c'est le christianisme qui est à l'origine de « la pensée unique », une expression qu'il a inventé, il adhère au roman familial et estime que « la relation aux parents est souvent ce qu'il y a de plus déterminant chez les gens », et sur ce point (qui explique aussi sa critique radicale de la théorie du genre), on le suivra jusqu'au bout.

Hélas ! Il n'aime pas dormir et voit dans le sommeil « un vol de l'existence » et non pas, comme c'est notre cas, ce qui nous la fait supporter. Pas oblomovien pour un sou, il lit un livre par jour et en écrit un par semaine. Sa capacité de travail est prodigieuse, sa discipline monastique, son engagement métapolitique total. Même s'il se définit avant tout comme un contemplatif - d'accord, mais surbooké, alors.

Sur l'île déserte, il emporte l'Iliade, ce livre qui contient tous les livres. En novembre dernier, en villégiature à Angers, j'avais emporté sa Mémoire vive, car depuis le temps qu'on m'en parlait, je voulais connaître un peu mieux cet intellectuel qui m'a toujours été aussi proche que lointain. En outre, lorsque je me rends dans la patrie de Bruno Deniel-Laurent, j'apporte toujours un anti-moderne avec moi, histoire de faire enrager Ariane. La première fois, c'était avec Bonald. La seconde, avec René Guénon, la troisième, avec lui, peut-être le plus grand intellectuel français...

Mais qu'est-ce que cette « droite de gauche » ou cette « gauche de droite » qu'il incarne ? Qui est exactement ce gus ?

C'est parti pour une trentaine de posts, un par jour...

 

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 A La Brasserie du Théâtre, Angers.

 

 

A SUIVRE

2 - La détestation de l'Unique.

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Epoque modérée, jeunesse agitée. Entre les normatifs de la droite régnante et les conformistes de la gauche triomphante, Alain est, de son propre aveu, « trop idéaliste, trop enthousiaste pour envisager, ne fût-ce qu'un instant, d'adhérer à un parti modéré. » Il est vrai que la jeunesse, l'Histoire l'a montré et les engagements de certains au Da'ech le montre encore, est naturellement fasciste. Mais à cet esprit bouillonnant et brillant, qui a déjà tout lu, ou presque, à seize ans, il faut une troisième voie singulière et innovante. Non pas tant « vieille France » (le maurrassisme lui a toujours semblé superficiel et neuneu) que « nouvelle France ».

De la droite, il a l'amour des origines ; la conscience des réalités primitives (notamment en psychologie où il raisonne un peu comme le Montherlant des Jeunes filles et même, c'est moi qui le rajoute, le Otto Weininger de Sexe et caractère, affirmant savoir distinguer, comme pas un, psychologie masculine et féminine) ; l'instinct nietzschéen (la religion lui apparaît clairement comme le produit de l'esprit de vengeance, l'action politique comme celui du ressentiment - c'est à Nietzsche, avoue-t-il, qu'il doit de n'avoir pas sombré dans l'extrême gauche) ; la sensibilité aux mythes (d'où son intérêt pour Jung).

De la gauche, il a l'intellectualité profonde et la croyance que tout est fondamentalement« idéologique » (un mot non péjoratif sous sa plume) : le réel n'est jamais un pur donné mais au contraire « quelque chose qui ne peut accéder à l'entendement humain qu'au travers du sens qu'on lui attribue ». Le réel devient alors une question d'interprétation, d'herméneutique, de phénoménologie. Ce n'est pas qu'il soit « faux » en soi (comme chez Platon) mais c'est notre perception, brute, immédiate, sensible qui l'est et qu'il faut changer. Le réel n'est jamais « tel quel » mais tel que nous le comprenons (définition élémentaire de la phénoménologie et qui fait que je ne suis pas phénoménologue pour un sou... Impossible pour moi de croire que le réel ne soit que ma représentation. Impossible de penser avec Nietzsche qu'il n'y a pas de faits mais que des interprétations. Impossible de ne pas sentir la douleur physique ou l'orgasme. De ce point de vue, je suis comme Monsieur Jourdain qui a mal aux pieds dans ses nouvelles chaussures et qui se voit répondre par son phénoménologue de Maître Tailleur : "vous vous imaginez qu'elles vous font mal."Non, il y a une objectivité du réel. Une réalité objective du vrai, du bon, du beau.

Mais son grand truc, c'est la détestation de l'Unique, l'Etre unique, la « pensée unique », la société uniforme, l'Etat immobile - et qui va de pair avec sa détestation du monothéisme, responsable, selon lui, de cet état des choses. Là-dessus, je m'inscris définitivement en faux. Le divers n'est rien sans l'unique. Le devenir n'a aucun sens sans être. Le mouvement n'est pas perceptible sans l'immobile. Chaque chose a sa généalogie, son histoire, son procès, mais chaque chose est ce qu'elle est - ne serait-ce que pour la définir ou la dépasser. Sinon, c'est le chaos et le chaos n'est pas tenable mentalement, physiologiquement, nerveusement. C'est manquer cruellement d'orthodoxie que de soutenir le contraire. Mais Alain de Benoist ne serait-il pas tout simplement, comme Deleuze et tant d'autres,.... un hérétique ?

« La philosophie de l'être [qu'il confond à cette époque avec la philosophie chrétienne], me paraissait ennuyeuse. Elle se rapportait à ce qui ne change jamais, ce qui est toujours pareil, immuable, identique, figé. Elle signifiait le Même, alors que dans l'évolution des formes vivantes se donnait à voir le chatoiement des différences. Ma terreur de l'ennui, mon exécration de l'uniformité alimentaient mon hostilité envers la philosophie de l'être. »

D'où son attirance pour la théorie de l'évolution qui lui apparaît d'emblée comme une « évidence scientifique ». D'ailleurs, il virera scientiste un temps. Et scientiste, lui-même le reconnaîtra un peu plus tard, ça veut dire raciste.....

 

A PROPOS DE L'AFFAIRE VALLS / ONFRAY / DE BENOIST :

- Michel Onfray sur Manuel Valls :"dans le dictionnaire, ça s'appelle un crétin", sur Europe 1.

- L'interview d'Alain de Benoist dans Le Point.

- "Michel Onfray et les idées justes d'Alain de Benoist", par Renaud Dély dans L'Obs.

- Interview de Michel Onfray par Léa Salamé sur France Inter

- "Alain de Benoist n'a rien à voir avec le FN", par Stéphane François, dans Libération.

 


A SUIVRE

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