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Claude, un ami qui vous veut du bien

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Claude a renoncé à vivre sa vie. Il préfère celle des autres. Aider ses amis, être soucieux de leur bonheur encore plus qu'eux, trouver une solution à tous leurs problèmes - tel est son but, son bonheur, son salut. Hélas, les autres n'en font qu'à leur tête. Les mauvais souvenirs remontent à la surface, les couples s'aigrissent, les enfants déçoivent, les parents continuent de traumatiser. Et le pauvre Claude (Patrick Cathala, toujours impec) qui se prenait pour l'ange bienfaiteur des familles se retrouve témoin impuissant de leur désamour - si bien que l'on se demande même ce qu'il fout là. Peut-être son statut dramatique assez flou (est-il un voyeur, un monsieur Loyal, un spectre qui se croit réel ?) constitue la seule faiblesse d'une pièce par ailleurs brillante et ambitieuse, sachant jouer admirablement du flash-back,  comportant nombre de morceaux de bravoures, dont cette mort tragicomique du "premier" père (Xavier Kutalian, au niveau des autres, ce qui n'est pas peu dire).

Ce que nous raconte Jean-Rémi Girard dans cette véritable première oeuvre (car la précédente, Nos moeurs inconséquentes,était une adaptation, quoique déjà très singulière et très forte, des Liaisons dangereuses) n'est rien d'autre que l'échec du Deus ex machina. Ce n'est pas parce qu'on est bien intentionné vis à vis des autres qu'on arrive à faire leur bien. Preuve cette mère de famille (saisissante Agathe Bresle) qui ne cesse de répéter à son psy qu'elle est une mère modèle et que c'est pour cela qu'elle a raison de mépriser progressivement son fils jamais à la hauteur. Plus tard, celui-ci sera dénigré par sa femme comme il l'a été par sa mère (les Soussan, magnifiques en couple déceptif et "relativement" innocent.) Dans l'univers girardien, comme dans celui du cinéaste Arnaud Desplechin auquel cette pièce fait souvent penser, le mauvais sentiment l'emporte toujours sur le bon et le droit que chacun se donne de dire ce qu'il pense de ses proches pulvérise la communauté. Au fond, les gens se font du mal moins par mauvaise action que par mauvaise parole. La tragédie moderne ne consiste pas en situations impossibles, cornéliennes, raciniennes, où la trahison et le meurtre sont de rigueur mais bien en situations banales  et égalitaires où l'incapacité d'aimer, voire la haine de l'amour (la tirade contre l'amour du "père fou" d'ailleurs incroyablement interprété par l'auteur lui-même) vient plomber les relations. Les héros classiques périssaient de trop aimer, les anti-héros crèvent de ne pas aimer assez - et cela au nom de leur "lucidité" adorée. Le spectateur, lui, prend son pied.

 


Claude, une pièce écrite et mise en scène par Jean-Rémi Girard.

Avec cette troupe si attachante de l'Arme Blanche : Agathe Bresle, Patrick Cathala, Xavier Kutalian, Jean-Remi Girard, Johanna Soussan, Philippe Soussan.

Attention ! Encore trois représentations les dimanches 1er, 08 et 15 au théâtre Pixell, à 19 h 45, donc précipitez-y vous !

 


Bien croire I (d'après Rémi Brague.)

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rémi brague,dieu des chrétiens,saint irénée de lyonEN ATTENDANT LA PENTECOTE

"Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple"(Pascal, Pensée 125, Sellier).

Et non le contraire - avoir une pensée de devant, populiste, basse, pulsionnelle, et parler cependant comme un intello. User de la langue de la tribu au mode hermétique, exprimer les bas instincts du sous-prolétariat via un langage apparemment élitiste, pratiquer, en quelque sorte, une sorte de spirituel anal, telle est la mauvaise parole - celle de Hitler et de Mussolini, naguère, ou celle de Tarik Ramadan et autres savants islamistes, aujourd'hui, celle,  de manière générale, de tous les imposteurs à grande gueule ou des cuistres à petite bite, sans oublier les sophistes brouilleurs de sens que Brague appelle dans son dernier livre les gens de la "mikropsukhia", les "micropsychiques" ou "humbles vicieux".  Face au Logos dégénéré, le peuple n'y voit alors que du feu. C'est que si le peuple peut avoir raison, il ne voit jamais le principe de cette raison, et donc peut se détourner de celle-ci aussi vite qu'il l'avait entraperçue. Pascal, encore :

« Le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines, parce qu'il n'en sent pas la vérité où elle est et que, la mettant là où elle n'est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines. » (127)

Mais ce n'est pas du peuple que l'on voulait causer aujourd'hui, mais de Dieu.

Dieu méconnu autant par ceux qui ne l'aiment pas que par ceux qui l'aiment.

Dieu - avec qui certains veulent en finir, tel Richard Dawkins, prototype du scientifique intégriste, qui, oubliant que la science ne pense pas, se met à penser, lui, et commet un catastrophique Pour en finir avec Dieu (Robert Laffont) où il est dit sans rire que Dieu est la racine du mal, que sans Lui, il n'y aurait ni guerre, ni famine, ni tremblements de terre, que l'on baiserait mieux et que la nature humaine apparaîtrait dans sa candeur originelle et son paganisme bon enfant. Dommage que le XX ème siècle avec son nazisme païen et son communisme athée aient prouvé que l’on peut fort bien se passer de Dieu pour faire le pire du mal.

Dieu - avec qui d'autres ne veulent jamais commencer, tel Jean Ferniot qui, dans Vivre avec ou sans Dieu (Grasset), se demande ce que c'est que ce Dieu qui ne nous demande rien (car Dieu ne nous demande rien, on le répètera souvent dans ce post), qui nous laisse pourrir dans notre misère, le salaud,  et qui, en élisant le peuple juif, a forcé tous les autres à être antisémites.

Dieu qu'on ne demanderait pas mieux d'aimer s'Il était un peu plus humain... Mais les Croisades,  l'Inquisition, sans parler des Magdeleine Sisters, c'était affreux, ma bonne dame. Alors que le catharisme, ça le faisait !

Dieu mal aimé, mal compris, mal invoqué par ses sectateurs, c'est le sujet de Du Dieu des chrétiens et d'un ou deux autres (Flammarion), le dernier livre de Rémi Brague, ce spécialiste de la philosophie arabe et des religions européennes, qui officie à la Sorbonne et à l'université de Munich, et ne déteste pas remettre les pendules à l'heure, comme par exemple sur la différence entre interprétation chrétienne et interprétation musulmane, ni corriger quelques mauvais élèves.

 

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I - Particularisation.

Et en premier lieu, faire la peau à un préjugé tenace, celui de la supériorité d'un dieu général sur un dieu particulier. On en rencontre tous les jours, ces zozos qui se croient malins en prétendant que s’ils rejettent les dieux des religions, c’est-à-dire des représentations, ils admettent bien volontiers qu’il y ait « une entité supérieure » qui pourrait leur convenir. Dès la première page de son ouvrage, Rémi Brague fulmine contre cette manie très contemporaine de faire dans le déisme diffus - "un dieu pour tous", qui ne serait altéré par aucune religion (surtout la nôtre !) ; un dieu qui serait fait à notre image de citoyen du monde ; un dieu cool, sympa, qui annoncerait les trente-cinq heures et le mariage homosexuel. Ce dieu-là, en vérité, nous mettrait encore plus à feu et à sang que l'Autre. Car si nous devons compter sur quelqu'un comme nous pour nous aimer les uns les autres, cela donne l'Histoire sans miséricorde.

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C’est quoi, d’abord, cette prétention à se passer de représentation ? Nous sommes humains, nous avons donc besoin de réalité humaine, sociale, psychologique, mondaine ! Nous avons besoin que Dieu parle notre langue et s’habille comme nous - et non parce qu'Il vient de nous que parce qu'Il vient à nous. La nuance est de taille. Que Dieu soit façonné à notre image n’empêche pas du tout que nous soyons façonnés à la Sienne. Certes, juifs et musulmans ont comme interdit majeur celui de la représentation, mais celui-ci est un commandement qui vient de Dieu, non un accommodement que les fanatiques de "l'entité supérieure" veulent imposer. Que Dieu ait de multiples apparences, en fonction de nos cultures, n’altère pas du tout l’idée qu’Il soit unique. C'est même comme cela que ça marche. Dieu est unique et pluriel. Dieu est le Très Haut que nous, pauvres humaines, sommes obligés de percevoir et de louer d’en bas et avec nos très modestes moyens. Nous qui sommes finis ne pouvons faire autre chose que de célébrer l'infini depuis notre finitude. Le Christ le savait mieux que quiconque - la preuve, il confia ses clefs et sa bonne nouvelle à des gens aussi faillibles que Pierre et Paul.

 

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La vérité est que Dieu ne vaut comme Dieu que particularisé, c’est-à-dire dialectisé, incarné, dans son rapport avec l’homme. Pascal a tout dit là-dessus : « Plus on particularise Dieu, Jésus-Christ, l’Eglise… » (446). Plus on particularise Dieu, plus on Le célèbre, plus on Le cléricalise, plus on Le fait rentrer dans nos vies. En rester à l’idée d’un « dieu général » ou à celle d'une force supraterrestre, qui se passe d'Eglise et de représentation, relève d'un mauvais paganisme et révèle une pauvreté de pensée dont l'orgueil risque de ne pas être remis au jugement dernier. L'arrogance de celui qui prétend croire en un dieu qui ne serait ni chrétien, ni juif, ni musulman, et qui en forge un à son image. Car lui, voyez-vous, n'a rien à voir avec l'humanité traditionnelle, lui, n'est-ce pas, n'est ni traditionnel, ni humain. Il est post-humain, surhumain, transhumain, tout ce que l'on voudra, mais pas chrétien, pas judéochrétien, ça, jamais ! 

 

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La vérité est que plus on croit en Dieu, plus on en fait une réalité historique, sociale et esthétique. Plus on est sensible à « l’esprit » divin, plus on perçoit son corps. Plus on s'abîme en Dieu, plus on L'individualise, et plus on L'individualise, plus on l'universalise. Du ciel à mon coeur et de mon coeur à l'église de mon quartier, Dieu fait son vrai chemin. Mais sur « l’entité supérieure » qui Le dessert et nous perd, pitié...

 

II - Monothéismes.

 

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Autre credo de la doxa, l’idée hautement répandue et si fausse que judaïsme, christianisme et islam seraient, en tant que « monothéismes » fondés par le même Abraham, appelés à se comprendre, à s’accepter et à se mouler dans une sorte de syncrétisme supérieur et sympathique. Pour Brague, cette observation purement extérieure ne tient pas compte du fait que, d’une part, le terme de monothéisme vient du dehors et non du dedans des religions (profitons-en, au passage, pour en finir avec le très mauvais argument rhétorique de Lévi-Strauss selon lequel on observe mieux les choses de l’extérieur), qu'il est donc une dénomination souvent artificielle, pratique seulement pour "classer", et que, d’autre part, il n’y en a pas que trois, de monothéisme : ainsi le culte rendu par les égyptiens antiques à Aton, sorte de dieu mono-solaire de lui-même et annoncé par Akhenaton. 

De plus, le monothéisme, pas plus que le polythéisme, n'est essentiellement religieux. On peut en effet être déiste sans être religieux (cas de certains philosophes des Lumières), comme d’ailleurs on peut être religieux sans croire au divin (cas du Bouddhisme – car, et on ne le répètera jamais assez, contrairement à ce que tout le monde dit partout, le bouddhisme, avec ses temples, ses moines et ses moulins à prières, est bien une religion et non une « philosophie »). On peut même croire au divin sans avoir recours aux dieux - comme c'est le cas, par exemple, chez les Grecs, où ce qui est divin, ce n’est pas tant les dieux que le Destin (Moïra) auquel les hommes comme les dieux sont soumis. Bref, divin, dieux, religion, ne sont pas des concepts interchangeables.

 

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Par ailleurs, la vraie question n’est pas tant l’unité de Dieu que son mode d’unité. Dieu est sans doute un, mais l’on ne peut en rester là… par amour pour Lui. Car un dieu défini simplement par rapport à son unité finirait par être subordonné à la classe des unités, et à la fin, ce serait moins Dieu que l’on adorerait que l’Unique, l’Un, le premier, le nombre premier, le chiffre magique, etc., ce qui ferait alors de la théologie une sorte de numérologie sacrée. Non, ce qui importe, ce n'est pas que Dieu soit un et unique (il n'est pas plus unique que d'autres...!), c'est le rapport que cette unité et cette unicité entretiennent avec nous. Et ici, tout le monde se retrouvera, il y a trois modes d'unicité :

 

1/ Dieu peut être un en fonction d’un peuple dont il assure l’élection et le salut ; c’est un dieu qui s’inscrit dans une histoire précise  à travers une nation choisie (JUDAISME).

 

2/ Mais Dieu peut tout aussi bien être un en se déployant en trois personnes qui correspondent aux trois hypostases de son Amour pour les hommes (CHRISTIANISME). Comme le précise Brague, et contre, encore une fois, la rumeur, la Trinité n’est pas une manière d’atténuer la rigueur du monothéisme mais bien au contraire une manière de la renforcer jusqu’au bout. La Trinité n'est pas ce qui divise un en trois, mais ce qui ramène trois en un. On pourra dire un peu vulgairement que Dieu est trois personnes comme un même homme peut être époux, amant et ami de sa femme (si cela est possible !)

 

3/ Enfin, Dieu peut être simplement un par continuité avec soi, parce qu'il est d’un seul tenant, d'un seul bloc, '"d'une seule unité", si l'on ose dire, sans faille ni médiation - c'est un dieu « Impénétrable » (as-samad) et pourtant omniscient, devant Lequel tous doivent se soumettre (ISLAM).

 

Dit en une phrase, l’unicité de Dieu par rapport aux hommes peut être Alliance, Incarnation ou Soumission.

 

 

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A la lettre, l'on pourra alors dire

 

1/ que le JUDAISME est l’histoire d’un peuple et le fait d'une religion nationale ;

 

2/ que le CHRISTIANISME est l’histoire d’un personnage et le fait d'une religion à vocation universelle ;

 

3/ que l'ISLAM est l'histoire d'une conquête et le fait d'une religion à vocation mondiale.

 

 

 

III - Livres.

 

Ne croyons plus dès lors que les points communs qui existent entre les trois religions soient facteurs de réconciliation, de paix, de couscous et de dinde au marron. Bien au contraire. C’est parce que nous avons des points, sinon des ancêtres, communs, que nous avons des conflits.

 

 

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Nos dénominateurs communs sont en fait des détonateurs métaphysiques et politiques. Par exemple, rappeler benoîtement qu’Abraham est le fondateur des trois religions en croyant que c'est là facteur de rapprochement est oublier que pour l’islam, il n’y a qu’une seule religion d’Abraham… qui est l’islam, les deux premières étant des impostures que d’ailleurs condamne le Coran. Et si le Christ est cité dans le Coran, c'est en tant que dernier prophète et non en tant que Fils de Dieu - sans parler de « la Trinité » qui n’est plus le Père, le Fils et le Saint Esprit, mais le Père, le Prophète et la Vierge Marie, confusion d'ailleurs sympathique et émouvante et qui est moins grave que le prendre pour un imposteur comme c'est le cas chez les juifs. Car si les chrétiens reconnaissent que les juifs sont leurs ainés (aînés déicides tout de même), les juifs ne reconnaissent pas du tout que les chrétiens soient leurs cadets. Et la prophétie paulinienne qui dit que ce sont les juifs qui sauveront le monde en témoignant, un jour, du retour du messie, semble être d'une difficulté pire que celle de faire passer la caravane par le trou de l'aiguille. Ne nous faisons donc pas trop d'illusion sur la proximité des trois familles et n'oublions pas que c'est dans la fraternité que se fait le premier meurtre - Caïn et Abel.

 

A frères ennemis, livres rivaux. Dira-t-on d'ailleurs qu'il y a trois livres ou deux et demi ? Car si la Torah est le premier livre sacré, elle fait partie entièrement du second, la Bible. Le Coran, lui, arrive plus tard. Chaque livre diffère, en tous cas, des deux autres dans son sens, son inspiration, et son but. Comme le résumeBrague en une formule saisissante :

 

« la religion d’Israël est une histoire qui aboutit à un livre, le christianisme est une histoire racontée dans un livre, l’islam est un livre qui aboutit à une histoire »

 

Retenons-le bien :

 

1/ Ce qui est révélé dans le judaïsme, c’est Israël.

 

2/ Ce qui est révélé dans le christianisme, c’est la personne du Christ.

 

3/ Ce qui est révélé dans l’islam, c’est le Coran.

 

 

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En ce sens, l’islam est la seule vraie religion du livre. Car le Coran, contrairement à la Torah et à la Bible, n'est pas une parole inspirée de Dieu mais la parole exacte de Dieu délivrée par l'ange Gabriel. Si David, Salomon, et plus tard les évangélistes, étaient des hommes qui écrivaient comme des hommes (et reconnus comme tels par leur future église), Mahomet écrit, lui, sous la dictée d’Allah - exactement, dit Brague, comme la fille de Milton a écrit le Paradis perdu sous la dictée de son père, devenu aveugle. Le Coran n'est pas le texte d'un homme qui rapporte les paroles de Dieu, c'est le texte de Dieu qu'un scribe a imprimé. La conséquence de cette croyance est terrible, car si juifs et chrétiens peuvent et doivent admettre qu’il y ait dans la Torah et dans la Bible des erreurs de chronologie et de fait, sinon des idioties antiques, et même des versets too much, incompatibles avec la science et la morale moderne, il est hors de question que les musulmans fassent de même avec le Coran. La lapidation reste islamiquement d'actualité. Le verset du voile (sourate XXXIII dite "les confédérés", 57) continue d'être à la mode - mode perpétuelle, pourrait-on dire. La conquête du monde ne sera jamais un "souvenir". Parce qu’il est parole effective de Dieu, « il faut que tout dans le Coran soit vrai, et même définitif », y compris les nouvelles découvertes scientifiques, dont certains imams s’acharnent à tenter de prouver qu’elles étaient déjà contenues dans le Coran.

 

IV - Arrangements

Si dialogue interreligieux il y a, celui-ci ne consistera pas en une récréation dans laquelle chacun des trois religieux jouera aux billes avec les deux autres en se faisant croire que chacun suit les mêmes règles. Un vrai dialogue interreligieux devra tenir compte des différences irréconciliables qui existent entre les trois religions - et qui se retrouvent en outre au sein de celles-ci : catholiques protestants, orthodoxes dans le christianisme ; sunnites, chiites, et les plus sympathiques de la bande, alaouites dans l'islam. Reconnaissance et respect devront s'exercer non par hors du désaccord mais bien en lui (ce qu'a essayé Benoît XVI dans son fameux discours de Ratisbonne en septembre 2006, ce qu'a réalisé François en mai dernier à Jérusalem avec Omar Abboud, professeur musulman et Abraham Skorka, rabbin.)

 

 

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"- Un juif, un musulman et un chrétien qui s'embrassent...
- Ouais, mais c'est que de la pub.
- Non, car il connaît personnellement les deux. Ils les a fait venir de Buenos Aires pour vivre ce moment avec lui. Le juif est le plus grand rabbin argentin, un de ses meilleurs amis. Le troisième est le responsable du dialogue inter-religieux dans la communauté musulmane argentine, avec qui il a déjà collaboré. Ces trois hommes se comprennent, ils parlent la même langue, ils ne font pas semblant. Ce n'est pas diplomatique, c'est affectif.
- Alors, pourquoi s'exhiber comme ça ?
- Ce n'est pas de l'exhibitionnisme. C'est un cadeau pour ton âme. Trois oiseaux qui chantent sur un arbre et se répondent, tu trouves ça indécent ?"

(Pascal Avot)

 

Respecter l'autre, c'est en effet le comprendre comme lui-même se comprend ; c'est accepter le sens qu'il donne aux mots auxquels nous donnons, nous, un sens autre ; c'est tolérer, un moment, ce qui fait qu'il ne nous tolère pas et qu'on ne tolère pas en lui ; c'est, enfin, l'éprouver dans ce qu'il ne devrait pas supporter en nous ; bref, c'est admettre qu'il peut y avoir des apories dans le dialogue entre les communautés, sans pour autant ne leur voir de solution que dans le sang. En vérité, c'est la volonté de réconciliation abusive qui provoque le sang et la haine et c'est l'acceptation face à certaines incompatibilités qui est garantie de paix et de fraternité. 

 

C'est aussi accepter le fait que les affirmations du credo adverse aient été établies selon de hautes et non de basses raisons. A ce propos, cessons de croire que ceux qui ont élaboré les canons de l'église catholique l'aient fait selon leurs "intérêts" et selon un esprit calculateur et pervers. Cessons de penser que les premiers théologiens de l'histoire furent de vulgaires manipulateurs d'opinions qui se débarrassaient des textes qui n'allaient pas dans leur sens. Non, c’était des sages, des intellectuels, qui construisaient une civilisation, et se souciaient avant tout d'être justes et bons, c'est-à-dire orthodoxes. Mais nous, pauvres post-modernes atteints de sida mental, sommes persuadés que l'orthodoxie est une mauvaise chose et que l'hérésie est une chose géniale. Si nous avions un minimum de probité intellectuelle, nous reconnaîtrions sans problème qu'à Nicée-Constantinople, le canon catholique fut établi selon une rigueur scientifique et morale que devraient leur envier la plupart de nos animateurs de la pensée."Ils ont pris ce qui les arrangeaient !!!" hurlent-ils avec la rage de leur bêtise anti-philosophique. Autant dire que Mozart a pris les notes qui "l'arrangeaient" pour composer le Requiem, ou que Michel-Ange a pris les couleurs "qui allaient dans son intérêt" quand il peignit le plafond de la chapelle Sixtine !Quel mépris pour les Pères de l'Eglise, j'allais dire : pour les pères de l'humanité, que de soutenir que ces gens-là étaient des marchands d'opinion ! Et quelle ignorance des choses de l'esprit que de croire que celui-ci ne peut être que toujours corrompu !

 

D'autant que cette accusation de corruption de la pensée va toujours dans le même sens. On ne croit pas une minute à la probité intellectuelle des philosophes qui ont fait le canon apostolique et romain, mais l'on a un respect tout apostolique et romain pour les philosophes qui ont fait le canon du rationalisme moderne. Quels hauts cris ne pousserait-on pas s'il était dit de Descartes ou de Kant ce que l'on dit des des Pères de l'Eglise ! Comment ? Que dites-vous ? "Ce n'est pas la même chose" ? C'est là que vous vous trompez... Si l'on a un minimum de respect pour la pensée, on sait que celle-ci a eu besoin de la Somme théologique comme du Discours de la méthode.

 

 

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Non, il faut se rendre à la raison. Si saint Irénée de Lyon décida, en 170, de choisir les quatre évangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean, plutôt que ceux de Barnabé, Judas and co, c'est qu'il pensa tout simplement que les premiers étaient en adéquation avec la vérité et que les seconds sombraient dans le mythe et la superstition. Croire, comme le font tant de nos contemporains, que les apocryphes valent autant, sinon plus, que les canoniques, c'est comme croire que le Da Vinci Code vaut un livre d'histoire. Ce que l'époque ne supporte pas, en fait, c'est que que le choix de ce qui était en train de devenir l'Eglise catholique s'avérait parfait, sublime.... INFAILLIBLE. Et l'infaillibilité spirituelle, c'est ce qui scandalise le mauvaise esprit actuel. "Pourquoi un seul serait-il infaillible et pas nous ?" Oui, pourquoi tout le troupeau ne serait-il pas un troupeau de bergers ? Et pourquoi ne serions-nous pas tous des dieux, après tout ? Des dieux de nous ?

 

A quelle page Brague dit  avoir plus de respect pour le sauvage qui s'agenouille devant son totem que pour l'homme moderne qui s'agenouille devant lui-même ?

 

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(I Vitelloni, de Fellini)

 

 (Seconde version aérée et corrigée d'un texte commis en 2008 sur un livre pour moi décisif, "catéchisme expliqué" s'il en est.)

 

 

A SUIVRE

 

 

 

 

 

Bien croire II (d'après Rémi Brague)

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rémi brague,du dieu des chrétien et d'un ou deux autres

rémi brague,du dieu des chrétien et d'un ou deux autres

 

 

"Soit un exemple extrême, L'Enterrement du comte d'Orgaz du Gréco. Une horizontale divise le tableau en deux parties, inférieure et supérieure, terrestre et céleste. Et dans la partie basse, il y a bien une figuration ou narration qui représente l'enterrement du comte, bien que déjà tous les coefficients de déformation des corps, et notamment d'allongement, soient à l'oeuvre. Mais en haut, là où le comte est reçu par le Christ, c'est une libération folle, un total affranchissement : les Figures se dressent et s'allongent, s'affinent sans mesure, hors de toute contrainte. Malgré les apparences, il n'y a plus d'histoire à raconter, les Figures sont délivrées de leur rôle représentatif, elles entrent directement en rapport avec un ordre de sensations célestes. (...) Il ne faut pas dire que "si Dieu n'est pas, tout est permis". C'est juste le contraire. Car avec Dieu, tout est permis. C'est avec Dieu que tout est permis. Non seulement moralement, puisque les violences et les infamies trouvent toujours une sainte justification. Mais esthétiquement, de manière beaucoup plus importante, parce que les Figures divines sont animées d'un libre travail créateur, d'une fantaisie qui permet toute chose."

 

Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation.

 

 

 

rémi brague,du dieu des chrétien et d'un ou deux autresI - Surabondance

 

Donc, Dieu nous aime, et veut notre bien.

 

Mais vouloir notre bien ne signifie pas que Dieu va se mêler de nos affaires (Dieu n'est pas une mère juive), pas plus qu'il ne va nous « châtier » si nous tournons mal (Dieu n'est pas un père fouettard). Le fameux proverbe de l'Ancien Testament, « qui aime bien châtie bien », qui a fait le bonheur des éducateurs et des sadiques, n'est en rien l'affaire du dieu des chrétiens - qui n'est ni sadique, ni éducatif, et encore moins « ancien ».

 

En fait, Dieu n'est là que si nous voulons être aimés par Lui. Dieu n'existe que dans son amour pour nous. Dire « je ne crois pas en Dieu » ne signifie pas : « je ne crois pas qu'un autre monde existe », mais plutôt : « je ne crois pas qu'on m'aime éternellement » - ce qui revient à avouer : « je ne veux pas qu'on m'aime éternellement ». Croire en Dieu, c'est, fondamentalement, vouloir être aimé - et c'est très humain. Ne pas croire en Dieu, c'est vouloir être seul - et c'est très surhumain. A chacun de voir. Le croyant s'en remet au Père. L'incroyant est un orphelin fier de l'être qui se dit suffisamment mature pour ne pas avoir de bouée de sauvetage en cas de naufrage - et qui d'ailleurs emploie l' affreux terme d' « adulte » pour se définir. Lui est un adulte, voyez-vous, par rapport à nous qui sommes encore des enfants, puisque nous, nous avons besoin de Papa Maman, l’âne et le bœuf.

 

Inutile, pour autant, de rechercher Dieu là où Il n'est pas. Inutile, surtout, de scruter Dieu, de L'expérimenter ou, pire, de Le tenter. Le croyant est celui qui prend Dieu tel qu'Il se donne. Et comme dit Bernanos, Dieu ne se donne qu'à l'amour - et non à la simple connaissance. Dieu n'est pas un objet de curiosité.

 

De même, qui cherche Dieu parce qu'il a quelque chose à Lui demander ne le trouvera jamais. Car l'on ne demande rien à Dieu, on Lui rend grâce, point barre. LUI-MEME NE NOUS DEMANDE RIEN et se contente d'entrer en nous si nous en avons le désir.Dieu est ouvert à nos appels, non à nos « demandes ». Les demandes, c'est plutôt au diable qu'il faut les adresser.

 

Toute la foi chrétienne consiste dans le désir que je peux avoir de Dieu. Dieu est dans le désir que j'ai de lui. Son existence est à la mesure de mon désir. Si je désire Dieu très fort, Il existera très fort - et peut-être serai-je alors appelé à Le suivre de manière plus absolue, en entrant dans les ordres par exemple, ou en écrivant ce texte qui est aussi une manifestation de ma pauvre foi. Si je Le désire moyennement, Il existera moyennement. Dieu est à mon service, à ma mesure, oserais-je dire - mais cela dit non dans un esprit sophistique qui affirmerait notre toute puissance sur les choses et le monde, réduisant Dieu à nous, mais au contraire dans un esprit d'humilité où nous reconnaitrions notre faiblesse, notre chute,  par rapport à Sa puissance à Lui. Dieu serait alors cet infini qui s'offre à notre finitude, cette démesure qui accepte, par amour pour nous, d'être interpellée par notre mesure toute humaine. 

 

 

rémi brague,du dieu des chrétien et d'un ou deux autres,el greco

 

Alors, oui. Dieu, je fais de Lui ce que je veux. Je Lui parle quand je veux. Je L'engueule quand je suis de mauvaise humeur contre Lui (c'est-à-dire quand je m'en veux). Je Le quitte en Lui crachant à la gueule (tout en sachant pertinemment que mon crachat ne L'atteint pas et me retombe toujours dessus - et que c'est encore Lui qui va me tendre le mouchoir pour m'essuyer). Je L'outrage tant que je peux pour me venger de mes incapacités et mes échecs. Je reviens Lui demander pardon, et Lui me pardonne encore et toujours. Car Lui, contrairement à moi, n'a jamais cessé de m'aimer. En fait, Il n'est là que pour ça, m'aimer envers et contre tout, envers et contre moi - à moi d'en tirer les conséquences. Devrais-je me tordre à Ses pieds pour Le supplier de me pardonner ma mauvaise foi, mon ingratitude et mes méchancetés ? Il me sourira sans arrière-pensée, me tendra les bras, et quand je pleurerai dans ceux-ci, Il me dira que je devrais peut-être arrêter mon cirque - qui n'amuse que moi (ou, c'est la même chose, qui ne fait souffrir que moi.)

 

 

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II - Répugnance

 

- Oui, enfin, "Dieu ne nous demande rien", "Dieu ne nous demande rien"... A la fin, c'est un peu court. Que faites-vous des commandements ? Des impératifs moraux ? Et même des menaces ? La Bible est remplie d'ordres et de contre-ordres, d'exhortations et de pressions, de supplications et de châtiments terrifiants ? Alors, votre Dieu et Son amour inconditionnel, à d'autres ! A un certain moment, la béatitude indifférente dont vous  faites le seul attribut de Dieu ne tient plus devant la tâche morale que Celui-ci vous impose envers et contre tout. La Loi du Père est partout, qu'on se le dise. 

 

- Elle est partout mais elle est pour nous, pas pour Lui. Dieu ne nous demande pas de suivre sa Loi et ses commandements pour Lui mais pour nous. Elle est le "kit de survie" destinée à notre intention, non au Sien.  Les dix commandements, c'est le minimum vital.

 

- Et le Jugement dernier ? Et l'Apocalypse ? Et le credo de Nicée Constantinople dans lequel il est dit que "Jésus reviendra dans la gloire pour JUGER les vivants et les morts" ? A un certain moment, vous ne pouvez plus faire l'impasse sur la dimension morale et sociale de l'Evangile qui montre bien que l'on doit bien quelque chose à Dieu, que la foi n'est pas gratuite mais relève d'un coût. Et que c'est très bien comme ça.

 

 

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- Oui, oui, les trompettes, le cinquième sceau, je sais tout cela.... Pourtant, Jésus empêche la lapidation de la femme adultère,  faisant honte aux lapideurs de leur propre conduite et leur montrant que la loi de Moïse n'est pas tout (son seul succès avec la foule, soit dit en passant). Jésus passe outre les rituels (sans pour autant dire qu'ils sont mauvais en soi) et semble nous dire qu'il n'y a pas que le social dans la vie, c'est-à-dire qu'il n'y a pas que César à qui il faut rendre.... Rendre quoi d'ailleurs ? Des comptes ? A César, certainement. Mais à Dieu, il ne faut rendre que grâce, on l'a dit et on le redira.  « Aime et fais ce que tu veux », exhortait ce grand sociopathe de saint Augustin.

 

- N'empêche qu'il faut pas manger de viande le vendredi... entre autres choses.

 

- C'est une proposition humaine que certains chrétiens se sont faites à eux-mêmes afin de se rappeler ce qu'ils doivent à Dieu, non un ordre céleste. Dieu n'est pas un diététicien.

 

- On m'a pas dit ça au catéchisme de mon enfance.

 

- Vous êtes désormais adulte, on peut vous le dire. Si l'on pouvait faire les choses par amour et non plus par devoir... Voilà en gros le message anti-social du Christ.

 

- "Adulte" ? Tout à l'heure, vous disiez que c'était un gros mot.

 

- Ne mélangez pas les registres.

 

- Les vôtres, pas les miens.

 

- Croire en Dieu, c'est se laisser aimer par Lui. Voilà ce qu'il faut comprendre, le reste est littérature.

 

- M'ouais, facile.

 

- Ca semble facile, mais c'est la chose la plus difficile du monde. Qui, parmi nous, croit, pour de bon, mériter inconditionnellement l'amour de Dieu ? Qui prend au sérieux la surabondance divine ? Personne ? Pauvres pommes que nous sommes ! Dieu s'est fait crucifier pour nous, et nous ne sommes toujours pas convaincus ! Et même quand nous le sommes, nous retombons toujours.

 

 

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- Et lorsque Dieu nous met à l'épreuve ? Lorsqu'Il nous retire un être cher ? Lorsqu'Il nous crucifie à Son tour ? On dit amen et Dieu est grand ? Foutaises ! Dans ton cul, l'amour de Dieu ! Et moi, je comprends cette femme qui a perdu son enfant et qui veut recrucifier le Christ dans le Journal du curé de campagne de Bernanos :

 

« S’il existait quelque part, en ce monde ou dans l’autre, un lieu où Dieu ne soit pas – dussé-je y souffrir mille morts, à chaque seconde éternellement – j’y emporterai mon… (elle n’osa pas prononcer le nom du petit mort) et je dirais à Dieu : « satisfais-toi ! écrase-nous ! ».

 

Voilà, écrase-nous, repais-toi de nos douleurs terrestres. Et après, envoie-nous brûler en enfer pour la belle raison qu'on s'est révolté contre Toi parce que tu nous a pris notre fils ! C'est ton truc, ça, hein, le Vieux ? Nous torturer temporellement dans ce monde, voir comment nous réagissons, et si nous réagissons mal, nous torturer éternellement dans l'autre monde. Nous éprouver et nous punir, c'est ça, ta bonne nouvelle, hein ? Ton sale évangile ! Surabondance de cruautés, oui  Réponds à ça, curé !

 

   - Il répond et de sublime manière : « Madame, si notre Dieu était celui des païens ou des philosophes (pour moi, c’est la même chose) il pourrait bien se réfugier au plus haut des cieux, notre misère l’en précipiterait. Mais vous savez que le nôtre est venu au-devant. Vous pourriez lui montrer le poing, lui cracher au visage, le fouetter de verges et finalement le clouer sur une croix, qu’importe ?Cela est déjà fait, ma fille… ».

 

Eh oui, cela est déjà déjà fait, pauvre de toi qui arrives après la bataille ! (et c'est à moi que je parle, on l'aura compris, moi qui n'ai perdu personne, qui n'ai souffert jusqu'ici que de broutilles, bobos de bobo, petites crises existentielles de rentier ingrat, sous- souffreteux de merde). L'amour que Dieu nous donne... nous a déjà été donné même si tu ne t'en es pas rendu compte parce que tu es un pécheur niais, un miséreux nombriliste, un orgueilleux lamentable qui ne veut pas voir que le Christ te suit comme son ombre et qu'il suffirait de baisser un peu ta mauvaise tête pour la voir un jour, cette ombre. C'est ce paradoxe suffocant qu'il te faut comprendre, ducon. Dieu est toujours avec toi même quand toi tu n'es jamais avec Lui. Dans ta haine pour Dieu, tu ne veux pas voir que tu fais encore partie de Son amour. Du reste, entre nous, là, ta "haine", c'est de l'affectation pure et simple, non ? Rien qu'un fake d'enfant gâté dans on romantisme ? Avoue.

 

- Je l'avoue maintenant, disons. Depuis ma reconversion, 1996, je suis presque net. 

 

 

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- Presque net, dis-tu ? Qu'est-ce qui te travaille encore, dis-moi, Cormary ? L'enfer ? Je suis sûr que les lâches comme toi ont du mal avec l'enfer, "La géhenne du feu" ? Que les méchants soient punis, t'aime pas ça,  pas vrai ? Pour toi, nous irons tous au paradis, n'est-ce pas ? Compassion déplacée. Charité perverse. Miséricorde dégénérée. C'est ça, ta petite espérance de chrétien post-moderne sans couilles ? Je suis sûr que c'est ça, rien qu'à voir ta gueule, ton ventre, ta vie.

 

- C'est vrai. L'enfer m'a toujours terrifié. Encore aujourd'hui, je n'arrive pas à m'y résoudre complètement. Mon côté hugolien sûrement. Fin de Satan et tout et tout. Et comme  André Frossard, je préfère me dire que si l'enfer existe, il n'y a personne dedans. Parce que s'il y avait quelqu'un en enfer, cela voudrait dire que la haine d'un homme a été plus forte que l'amour de Dieu.

 

- Alors pour toi, Hitler, Staline, ceux qui posent des bombes ou qui violent des enfants, au paradis aussi ? Un peu de purgatoire à la limite ?

 

- J'ai beaucoup réfléchi là-dessus.

 

- Ben voyons ! Réfléchir... Quand on n'a pas de coeur, on réfléchit. Et qu'est-ce qu'ont donné tes réflexions, on peut savoir ? On est dans la matrix et le mal est aussi imaginaire que ta vie sexuelle ? Explique, qu'on rigole.

 

- Dieu n'a jamais envoyé quelqu'un en enfer. Si cela était, Il serait un bourreau - et le dieu bourreau est la suprême des idoles catholiques.

 

- Pas faux.

 

- La plus persistante aussi, peut-être parce qu'elle correspond le mieux à la dimension sadomasochiste de notre humanité. Or, il n'y a personne de moins SM que Dieu. C'est nous qui adorons punir, ou qui adorons l'être. Et c'est le diable qui nous persuade que le feu éternel est une invention divine.

 

- Oui, bon. Pas faux, mais pas suffisant.

 

 

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- Leibniz et Deleuze ont tout dit là-dessus : le damné n'est pas celui qui regrette amèrement ce qu'il a fait et qui supplie, du fond de son chaudron rempli d'huile bouillante, que Dieu lui pardonne. D’abord, vous imaginez sérieusement un Dieu d'amour qui répondrait à celui-ci quelque chose comme : « Non, je ne te pardonne pas, ducon, tu n'avais qu'à réfléchir avant ! Maintenant, c'est bien fait pour ta gueule ! » ??? La revoilà, l'image insoutenable du dieu bourreau, tant prisée, hélas, par les ouailles. Non, le damné est celui qui continue de haïr Dieu dans son chaudron. Le damné est celui qui préfère souffrir mille morts plutôt que d'être pardonné, donc aimé, par Dieu. Si l'on brûle en enfer, l'on brûle, donc, non par la volonté de Dieu, mais contre la volonté de Dieu. Et d'ailleurs, l'on jubile de brûler. Le damné a l'air de souffrir atrocement, mais en réalité... il rigole. Dans son feu, il peut maudire Dieu tout à son aise. Le damné, dit Leibniz, est celui qui se damne à tout instant et pour l'éternité. L'enfer est le lieu de la jouissance de la haine de Dieu. Et c'est pourquoi l'on n'en sort jamais. Car la haine de Dieu, tout comme son amour, est une puissante raison de persévérer dans l'âtre - l'être.

 

 

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- Explication philosophique valable. Et pourtant, il y a encore une difficulté que tu ne nous as pas encore dite et que je pressens en toi. Car tout de même, ces pauvres damnés qui ne cessent de se damner eux-mêmes à tout moment, ça ne te dégoûte pas un peu à la fin ? Alors, comme ça, au nom de la liberté, Dieu laisserait les gens se perdre jusqu'à la fin des temps ? Drôle de meilleur des mondes, tu ne trouves pas ?

 

- Si vous-même commencez à douter, on ne va pas s'en sortir.

 

- Parce que les proches des damnés, comment ils font ? Comment pourras-tu chanter dans la rose céleste si tu sais que ta mère crame en enfer - si tu l'entends hurler de douleur de ton nuage ? Comment pourras-tu être bienheureux en haut pendant qu'il y a des malheureux en bas ? Car, masochistes ou non, méchants ou non, les damnés sont bien à plaindre, tu ne penses pas ? Et dans ce cas-là, mieux aurait fallu que rien n'existe, ni paradis, ni enfer, ni humanité, ni dieu, ni amour, ni rien. Hein ? Comment te débrouilles-tu avec ça ?

 

- C'est une aporie en effet.

 

- Ce n'est pas une réponse.

 

- Je ne peux pas répondre.

 

- Tu te défiles ?

 

- Non, je parie.

 

- Tu paries, voyez-vous ça ? La chochotte parie, au lieu de dire franchement ce qu'il pense, à savoir que le néant vaut mieux que l'être. Au moins, on ne souffre pas dans le néant. 

 

- C'est vrai. Mais en moi quelque chose ne s'y résout pas non plus.

 

- Hé hé, tu ne te résous ni à l'être ni au néant, mon poussin ? Qu'est-ce qu'on va faire alors ?

 

- On parlait de mesure et de limite. C'est ma mesure et ma limite. Et à tout prendre, je prends l'être même si en effet ça me fait trembler et que je ne suis capable que d'être fonctionnaire.

 

- Fonctionnaire de l'être, ha ha ! Pourquoi pas syndiqué non plus ?

 

- Pourquoi pas en effet ?

 

- Tu raisonnes comme le jeune homme riche. Il veut bien croire mais il ne veut rien donner, ni de sa fortune, ni surtout de sa personne. Il se dit croyant mais il va à la piscine. Et ensuite au cinéma. Le reste du temps, il se cultive, flâne et fait semblant de plaindre les mères en deuil via le dernier bouquin qu'il a lu. Planqué.

 

- A chacun son don de l'Esprit, dit Saint Paul.

 

- Oh, il cite Saint Paul, le pauvre chéri. Tout à l'heure, c'était Bernanos, Leibniz et Deleuze (Deleuze dans dans une conversation théologique ! Pourquoi pas Soral à propos du Talmud ?). Bientôt, il va nous sortir Claudel et Péguy, en écoutant Bach et Messian. C'est sa foi, du name dropping. Putain. Pauvre de nous.  Au lieu de citer les autres, dis-moi donc ce que tu as fait de chrétien aujourd'hui ?

 

- Et vous, qu'avez-vous fait que je prenne exemple... ?

 

- Ca t'arrange de te cacher derrière les autres ?

 

- Je voudrais comprendre.

 

- Tu voudrais fuir, oui. Mais je ne te lâcherai pas. Jamais. Quitte à ce que tu en crèves de rage impuissante.

 

- Merci de l'aveu.

 

- C'est ça, accuse-moi. Je te montre ce qu'il y a de pourri en toi et tu me réponds que cela vient de moi. La bonne blague.

 

- Cette conversation commence à m'ennuyer.

 

- Parce que je t'ai mis au pied du mur ?

 

- Parce que vous forcez ma foi.

 

- Oui, je la force pour voir si elle ne part pas en vrille, si elle est assez forte pour supporter le démon, si elle n'est pas un petit arrangement avec soi-même. Et je me rends compte qu'elle s'écroule dès qu'on la malmène.

 

- Assez !

 

- Si tu disais franchement "oui, je crois en Dieu, en l'enfer et à la punition éternelle des méchants", tout rentrerait dans l'ordre, mais tu répugnes à le faire, pourquoi ?

 

 

- Peut-être parce que je veux protéger quelqu'un, qui sait ? Vous ne savez pas ce que c'est vous que d'avoir l'ennemi dans son coeur. 

 

- Sauver quelqu'un !! La belle âme que voilà ! Le pitre, oui. Le sans couilles, le tartuffe.

 

-  Pourquoi vous acharnez-vous à souffler sur mon néant ? 

 

- Pour prouver ta couardise, ton incohérence, ton illogisme.

 

- Vous êtes donc logicien....? 

 

- Petit malin, va.

 

- Vous êtes donc le diable ?

 

- Dans tous les cas, tu n'as pas répondu à la question.

 

 

rémi brague,du dieu des chrétien et d'un ou deux autres,el greco


(Bon, j'arrête mon délire.)

Revenons à Brague : « dès que nous concevons Dieu comme Il est, c'est-à-dire comme l'auteur de tout bien, nous ne pouvons ne pas L'aimer. » La récompense de la foi, c'est encore plus de foi. La récompense de l'amour, c'est encore plus d'amour. Il y aura toujours du néant en moi mais demain peut-être moins qu'aujourd'hui.

 

[Dieu - auteur de tout bien.

 

Dieu - idée la plus haute et la plus douce que je puisse avoir.

 

Dieu - ce qui ne peut que me faire du bien (au moindre malaise, ce n'est plus Dieu.)

 

Dieu - qui ne me demande rien, mais qui est toujours prêt à m'emplir de Sa présence si je me tourne vers Lui.

 

Dieu - tautologie amoureuse en expansion.

 

Dieu - surabondance perpétuelle qui me comblera au-delà de mes désirs sans pour autant annihiler ces désirs.

 

Dieu - orgasme ontologique.

 

Dieu - déchaînement de toutes les formes possibles et inimaginables, affranchissement de tous les codes, permission de toutes les libertés - pourvu qu'on aime.

 

Combien de chrétiens, pourtant sincères, sont capables d'admettre cette surabondance ? Combien d'entre eux répugnent, secrètement, à ce Dieu qui n'est qu'amour et béatitude, et préfèreraient qu'il soit un peu moins débonnaire et un peu plus sélectif, sinon un peu moins universel et un peu plus national ? Combien de croyants, au fond, ne sont pas convaincus par leur croyance ?

 

Un sondage récent montrait que pour 62% des catholiques, « toutes les religions se valent ». Voilà ce qui arrive quand il n'y a plus de Sainte Inquisition. Tout le monde commence à penser n’importe quoi.

 

Personnellement, c'est-à-dire objectivement, je pense que ma religion est la plus forte, la plus belle, la meilleure et la seule vraie - et je suis en accord parfait avec ceux qui disent la même chose de la leur. C'est avec ceux qui relativisent leur croyance que je ne suis pas d'accord. En fait, je les plains. Et qu'ils ne me rétorquent pas, par effet de miroir ou par symétrie sophistique, que c'est moi qu'ils plaignent ! Eux n'ont pas le droit de le faire, alors que moi, si. Pourquoi ? Eh bien, du simple fait qu'ils relativisent leurs opinions, et que moi non. Quelqu'un qui n'est pas sûr de lui ne peut décemment avancer l'idée que moi non plus je ne suis pas sûr de moi. Quand on relativise son opinion, on donne forcément raison à celui qui ne relativise pas la sienne. Comme disait Chesterton, si vous pensez que votre opinion n'est peut-être pas la bonne, alors elle n'est plus votre opinion.]

 
 

rémi brague,du dieu des chrétien et d'un ou deux autres,el grecoII - Semence

 

La vie humaine, comme on a trop tendance à l'oublier, est hétérosexuelle. « Homme et femme il les créa », dit la Genèse (1, 27) qui a toujours raison sur tout. Dieu qui fait l'homme à son image le fait du coup homme et femme, et dans un esprit fort joyeux. Pour autant, et comme le remarque aussitôt Rémi Brague, et cela fera très plaisir à nos amis gay, cette division sexuelle comme fait positif ne va nullement de soi. Dans l'Antiquité, notamment à travers le mythe d'Aristophane, elle apparaît comme la marque d'un destin négatif, une condamnation par les dieux à être coupé en deux, donc, à se retrouver pour l'éternité dans un état de manque permanent. « Hermaphrodites, il les coupa en deux », aurait-on pu lire dans une « Genèse » païenne. D'ailleurs, dans le mythe, les hommes ne sont pas « créés » par les dieux mais par la nature qui crée les uns et les autres. Voilà déjà une différence de taille : dans le mythe, les dieux se foutent des hommes (quand ils ne leur cherche pas des misères) ; dans le judéo-christianisme, Dieu est avec et pour les hommes (et pour les femmes, évidemment).

 

Avec le judaïsme naissant, le manque revient à l'honneur et devient un "plus" de l’existence, sinon un cadeau divin - un peu comme la circoncision qui, loin d'être une mutilation (comme c'est le cas de l'excision chez les femmes africaines), est une marque d'élection. La division sexuelle est donc ce qui pousse hommes et femmes à se chercher et à agir de concert - en plus de se donner du bonheur.  La division sexuelle - bénédiction pour l'humanité, s'il en est.

 

Dieu qui crée deux sexes n'en est pas pour autant bisexué - et s'il est parfois comparé à une mère qui console ses enfants (Isaïe, 66, 13), il n'en reste pas moins défini par sa dimension paternelle. Paternelle et non pas virile - attention, paradoxe !

 

Dieu ensemence, mais ne baise pas - c'est ce qu'il faut accepter de ne pas comprendre. Contrairement à Zeus et à tous les dieux de l'époque, YHWH n'a pas d'épouse. Du moins pour les rabbins et l'élite d'Israël. Car pour le peuple, qui, comme d'habitude, ne peut penser les choses que selon le sexe ou le sang, YHWH a bien une femme - une sorte d'Héra chrétienne qui, dixit les papyrus découverts en Haute-Egypte et datant du cinquième siècle avant Jésus-Christ, répondrait au doux nom d'Anath Bhetel.

 

Quoiqu'il en soit, Dieu est père mais n'est pas mâle. Aucun mâle au monde ne peut donc sérieusement se prendre pour un dieu - et, à fortiori, s'autoproclamer sexe fort. La supériorité de l'homme sur la femme est le fait d'une dégénérescence sociale et historique que le Nouveau Testament a, du reste, essayé de contrer. Et c'est même saint Paul, ce soi-disant phallocrate, qui sera l'auteur du verset le plus égalitaire et le plus érotique de tous les temps : « l'homme appartiendra à la femme, la femme appartiendra à l'homme ». Mais qui, de nos jours, se soucie de l'homme et de la femme ?

 

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III - Silence

 

Désenchantement du monde. Fuite des dieux. Et silence du Père. Est-ce parce qu’Il nous a abandonnés à notre triste sort ? Jamais de la vie ! Dieu est toujours là, à notre disposition. Sauf qu’Il nous a tout dit et tout donné. Il est même venu sur terre pour prendre sur ses épaules tous nos péchés. Il nous prévoit tous au paradis. En attendant, c'est à nous de parler, d'agir, de continuer la Création par nos propres moyens. Hélas ! Dieu nous a laissé la parole, mais nous ne l'avons l'a prise que pour nous plaindre de son silence.

 

Saint Jean de la Croix l'avait déjà constaté : le temps de la surabondance est derrière nous. Dieu ne vient plus nous consulter comme Il venait consulter Moïse (et le cas échéant, se faire engueuler par lui). La loi a cédé la place à la grâce, mais cette grâce paraît avare, tristounette, hasardeuse. Le monde sans Dieu, ou avec ce Dieu silencieux et caché, paraît gris. On  finit par regretter les coups de sang de ce Dernier. Au moins quand Il nous foutait sur la gueule (déluge, destruction de Sodome et Gomorrhe, quarante ans dans le désert), Il prouvait qu'il était là.  Il nous en cuisait, mais au moins nous étions pris en charge. Avec - ou après - l'avènement du Chris-roi, nous avons déjà commencé cette fameuse « sortie de la religion » conceptualisée par Marcel Gauchet. La nuit nous appartient et ça nous angoisse...

 

[Au moins, dans l'islam, Allah veille au grain. Quelques obligations séculaires qui prennent en charge toutes nos angoisses (et qui ne sont pas de simples conseils comme dans le christianisme mais de véritables impératifs catégoriques, diététiques et vestimentaires), et c'est la sécurité physique et métaphysique à vie. Surtout, on n'a plus à penser. Allah pense pour nous. Allah nous empêche de douter. Allah fait de nous des hommes. Comment voulez-vous faire des hommes avec ce Jésus qui a lui-même douté de Lui ? Et puis, cette croix, cette croix ! On n'en peut plus de ce Dieu crucifié, torturé, abandonné par Son père ! Et puis, comme Il est compliqué, ce Dieu qui est père en même temps qu'il est fils, Saint Esprit, Vierge Marie - on s'y perd à la fin ! Sans compter ce pauvre Joseph, type même du cocu impuissant. Au moins, pas de « père manquant, fils manqué » dans l'islam. D'ailleurs, Allah n'est pas paternel (personne ne l'appelle "père"), mais il est viril, Lui. Pas étonnant que tant d'ex-chrétiens se convertissent à l'islam. Là-bas, on est intégré tout de suite à une communauté, on nous apprend les cinq prières par jour, on nous nous fait faire le ramadan, on nous oblige à l'aumône obligatoire, on nous marie si on n'est pas marié, on nous promet mille vierges au paradis (et gare à celles qui mentent là-dessus), on nous rend notre force d'âme, et pour les plus décidés, on nous donne une bon fusil et roulez jeunesse ! Aux orties les névroses existentielles ! Reconnaissons que cela donne plus envie que les abîmes pascaliens ou que le désespoir kierkegaardien... Allah Ouakbar !]

 

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Donc, Dieu se tait et nous nous lamentons sur son silence. En vérité, nous sommes des ânes. Et encore les ânes ont des oreilles. Les ânes écoutent, et nous nous bouchons les oreilles.

 

Car si tout est dit, tout n'est pas compris. Si tout est donné, tout n'est pas manifesté. Mieux - si tout est donné, tout n'est pas encore désiré. Le temps de la surabondance est terminé mais le temps qu'il nous faudra pour amortir cette surabondance est à peine commencé. C'est qu'il y a beaucoup plus dans ce qui est donné que dans ce qui est désiré. Renversement platonicien : ce n'est plus le désir qui transcende le don (et qui du coup se retrouve toujours insatisfait devant lui), c'est le don qui transcende le désir (et qui du coup dépasse largement la capacité de ce dernier à le recevoir). Comme le dit Brague, dans le monde chrétien, « le désir laisse à désirer ». On croyait que l'on mourrait de faim, et en fait, Jésus a tellement multiplié les pains et les poissons qu'il y en a trop et qu'on ne sait plus quoi en faire.

 

En définitive, le Christ est venu, et nous sommes à peine devenus chrétiens. La preuve : il nous a fallu près de deux millénaires pour abolir l'esclavage, instaurer l'égalité entre les hommes, et avoir un vague sens de l'universel. Gageons qu’il faudra autant de temps pour que l'humanité s'humanise vraiment - encore vingt siècles, pas moins, et de nombreuses rechutes ! Malgré tout, reconnaissons-le, sur le plan moral et anthropologique, des progrès immenses ont été faits. Si le Christ n'était pas venu sur terre, nous en serions encore au temps des sacrifices humains, de l'indifférence de l'homme pour l'homme, de cette pensée mythique et sanglante qu'un philosophe fou célébra sous le nom de « dionysisme ». Au moins, le christianisme nous aura débarrassés du mythe, c'est déjà ça...
 
BONNE PENTECOTE 2014
 

rémi brague,du dieu des chrétien et d'un ou deux autres,el greco

 

 

 
 
Peintures de El Greco (dont on fête cette année le 400 ème anniversaire de sa mort):
 
- L'enterrement du comte d'Orgaz, partie haute et partie basse.
- Le baptême du Christ.
- Le partage du manteau du Christ
- Les larmes de Saint-Pierre,
- Le cinquième sceau de l'Apocalypse
- Les larmes de Saint Pierre, détail des yeux, puis détail des mains.
- Le songe de Philippe II, puis détail de l'enfer.
- Une allégorie (fabula) illustrant un proverbe espagnol : « l’homme est le feu, la femme étoupe, vient le diable et il se met à souffler » 
- La dame au manteau de fourrure.
 - Marie Madeleine
- Vue de Tolède
- Pentecôte

 

A SUIVRE.

 

 

 

Bien croire III (d'après Remi Brague)

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I - Dieu ne nous demande rien. 

 

Reprenons.

Répétons.

Scandons.

Prions.

Croyons.

Remettons.

Espérons.

 

« Dès que nous concevons Dieu comme Il est,écrit Rémi Brague, c'est-à-dire comme l'auteur de tout bien, nous ne pouvons ne pas L'aimer. »

 

Nous ne pouvons pas ne pas aimer Dieu. Voilà la gageure.

Moi-même, j'ai eu beaucoup de mal.

Et parfois, encore, j'en ai. 

Parce qu'en moi, encore, le néant s'agite. Et il est si rusé, le néant. Au moindre malaise, je me dis que c'est de Sa faute. Alors que c'est de la mienne.

En sachant que c'est de la mienne, ça me soulage, Dieu revient.

Et je Lui rends grâce.

Mais tout de même, c'est difficile.

Mais ça peut être plus facile que je ne le pense.

C'est dans ce "peut-être" que réside ma pauvre foi.

Ma pauvre foi me fait du bien - depuis 1996.

(Semaine Sainte 1996 - Saint-Léon, Saint-Jean XV, sarments, Paraclet, Chabrerie, première vita nova, Orsay, Manon, Amandine, blog, sites, maîtrise - toujours à demi -, guerre des tentatives contre les tentations, survival, joies, Fanoutza, Saint-Malo, neuvaines, Paraclet encore, fin des "expérimentations" comme elle dit, "excelsior", lenteur, rages, larmes, retombées, remontées, autant d'années pour se reconstruire qu'on en a eu pour se détruire, Paraclet toujours, et aujourd'hui, pentecôte.)

 

Continuons.

 

Orage de juin réparateur.

 

Dieu est auteur de tout bien.

Dieu est l'idée la plus haute et la plus douce qu'un homme ou qu'une femme puisse avoir.

Dieu - avec moi contre mes péchés et non avec mes péchés contre moi (le cher Sören).

Dieu qui n'abolit pas la souffrance mais vient l'emplir de Sa présence (le cher Paul.)

Dieu qui aide à faire ce que l'on veut et à ne plus faire ce que l'on ne veut pas (le grand Paul.)

 

Ne pas craindre le ridicule de mon corps et de mon âme.

Ne pas paniquer devant les femmes.
Ne pas sombrer dans la saloperie masochiste (la plus grande opération du diable.)

 

Se rappeler toujours que :

 

Dieu est ce qui ce ne peut me faire que du bien. Au moindre malaise, ce n'est pas Lui. A la moindre euphorie, c'est Lui.

Dieu est surabondance éternelle qui me comble au-delà de mes désirs - et sans pour autant les annihiler. Au contraire, Il les amplifie.

Dieu - tautologie amoureuse en expansion.Dieu -pure économie de nous-mêmes et qui ne va que dans nos intérêts.

Dieu - déchaînement de toutes les formes possibles et inimaginables, affranchissement de tous les codes, explosion de toutes les liberté.

Avec Lui, tout est permis.

Dieu - orgasme ontologique et cosmique.

"Faire jouir Dieu" (la chère Mawitournelle.)

 

 

DIEU NOUS DONNE TOUT ET NE NOUS DEMANDE RIEN. 

 

Celui qui admettra cette vérité jusqu'au bout, celui-là, seul, sera chrétien.

 

Mais pourquoi est-ce si difficile ?

 

Parce que nous avons définitivement confondu religion et morale.

Parce que nous sommes comme Homais qui s'imagine que le christianisme est une machine à légiférer et à corriger.

Parce que nous ne sortons jamais de l'idole du dieu-fouettard ou du dieu-bourreau. Sade, Lautréamont, Artaud et compagnie.

Ils se trompent lourdement, ces génies.

 

Parce que ça :

 

 

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nous fait au fond moins mal et moins peur que ça:

 

 

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et parce qu'enfin nous ne savons plus lire les textes.

 

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Dans l'Ancien Testament, le prophète Michée (celui qui, entre autres, a annoncé que le Messie naîtrait à Bethlehem) écrit :

 

« On t'a fait savoir, homme, ce qui est bien, ce que Yahvé réclame de toi : RIEN D'AUTRE que d'accomplir la justice, d'aimer avec tendresse et de marcher humblement avec ton Dieu »(6,8).

 

Et Homais d’en conclure que c’est bien là la preuve que Dieu nous demande de faire des choses. Or, c'est le « rien d'autre » qui est important dans ce verset. Dieu ne nous demande « rien d'autre » que d'être juste, tendre et humble. Avait-on besoin d'un prophète pour nous dire cela ? Bien entendu que non. Ces « grandes platitudes », dont parlait C.S. Lewis, l'auteur des Chroniques de Narnia, sont celles de tout le monde des siècles des siècles. Pas besoin de l'apocalypse pour le savoir. Non, ce qui frappe dans cette phrase de Michée est moins l'appel à de nouvelles exhortations que le rappel des anciennes : « on t'a fait savoir » - autrement dit, « tu le sais très bien ce que l'on attend de toi, Dieu a déjà tout dit depuis longtemps ». La Loi de Dieu est partout mais elle est élémentaire, primitive et finalement abstraite. Ses exhortations que l'on considère abusivement comme terribles se limitent à quelques généralités plus terrestres que célestes.

 

Lorsque Dieu dit "c'est interdit", il ne faut pas prendre cette "interdiction" comme un impératif moral qui éprouve nos forces mais bien comme un conseil de prévention. Dieu nous dit "c'est interdit" comme nous disons à un enfant : "c'est dangereux". Ni plus, ni moins.

 

(Et je le mets en gras car s'il ne faut retenir qu'une seule chose de ce post interminable et indigeste, ce n'est que cela. DIEU NE NOUS DEMANDE RIEN SAUF DE NE PAS METTRE LES DOIGTS DANS LA PRISE ELECTRIQUE.)

 

Comme le dit encore Brague, les lois, les commandements, les exhortations et les soi-disant menaces de sanctions ne sont là que pour constituer un "KIT DE SURVIE" destiné  à nous protéger contre nous-mêmes, pas plus. Pour le reste, à nous, l'humanité, d'actualiser tout ça selon nos modes niaiseux et nos putains de cultures.

 

Persuadons-nous en. Dieu nous exhorte à la  justice, la tendresse et l'humilité mais sans dire du tout comment « accomplir cette justice », « aimer avec tendresse », « marcher avec humilité ». Comme à Son habitude, Il reste dans le vague et l'indéfini. La morale pratique, ce n'est pas Son affaire. De même, quand le Christ nous "commande" de  « nous aimer les uns les autres », Il se garde bien de nous dire comment l'on s’y prend - ce qui entraînera, il est vrai,  quelques petits conflits d'affects. « Aime », c'est beau, mais c'est intransitif.

 

 

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Et en effet.... L’on chercherait en vain un code civil dans la parole du dieu chrétien.  Et c'est précisément cette absence de complément de morale directe, cette indétermination de règles concrètes (contrairement au judaïsme où le moindre geste est codifié ad nauseam) qui ont fait accuser le christianisme primitif d'être un anarchisme irresponsable. Ce Jésus de Nazareth n'avait décidément rien de commun avec Moïse qui, lui, était venu nous dire quoi faire et ne pas faire à toutes les heures de la journée. Au contraire de son illustre prédécesseur, ce charpentier halluciné apparaissait comme un histrion venu remplacer la loi par de vagues effusions, et dont le comportement scandaleux et amoral (aller parler avec les putes, dîner avec les collecteurs d'impôts, être parfois plus complaisant avec les païens qu'avec les juifs, saluer un centurion romain plutôt qu'un pharisien, fréquenter les crétins et les extrémistes, manger comme un porc et boire comme un trou [Matthieu, 11-19]) n'avait strictement rien de moral ni d'orthodoxe. Avoir, un jour de mauvaise humeur, chassé à coups de fouets les marchands du temple, n'altérait pas l'impression de permissivité générale que semblait dispenser Son enseignement. Et lorsque Paul se décida à traduire celui-ci en une série de lettres afin de le transmettre à toutes les communautés, il dut se faire légaliste par nécessité ce qui, précise Brague, répugnait à sa nature mystique. Paul se força à être normatif. Mais il suffit d'être sensible à son style unique, le plus grand et le plus vivifiant de toutes les littératures, pour se rendre compte qu'il est bien obligé de faire avec la nature humaine.

 

Et c'est la raison pour laquelle l'avorton de Dieu se voit obligé de préciser que si, effectivement « tout est permis [oui, saint Paul a écrit ça], tout ne profite pas ». Si « tout est permis, tout ne bâtit pas »(I Corinthiens, 10-23). Dieu peut nous aider à bâtir mais ce n'est pas Lui qui décide du choix de la pierre. A peine s'Il nous a fourni les plans. 

 

Et Brague d'affirmer, non sans humour, que le principe de base du christianisme n'est "rien d'autre" que cette « imagination au pouvoir » chère à la génération attardée que l'on sait. L'amour, comme la vérité, rend libre.

 

 

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Constatons-le.

 

L'Histoire sera notre façon d'amortir la création, la culture notre propension à donner du sens aux choses et notre foi, la preuve insigne que nous acceptons les dons de Dieu - la preuve que nous sommes déjà en Dieu. Croire, ce n'est pas payer un service que Dieu nous rendrait. Croire, c'est accepter d'emblée ce service. On ne doit rien à Dieu. Avouez que ça vous estomaque.

 

 

 « Croire, c'est se connecter avec Dieu », dit Brague. « La foi est l'accès à Dieu comme la vision est l'accès aux couleurs, l'imagination, l'accès aux images, la raison, l'accès au calculable. » Et comme la sexualité est l'accès à l'autre, oserait-on rajouter (oui, c'est moi qui rajoute ça, moquez-vous !)

 

Au contraire du vrai dieu, le faux dieu est celui ne donne rien et qui demande tout.

Le faux dieu est celui qui propose des contrats, des pactes, des sacrifices.

Le faux dieu adore le sacrifice... d'autrui - et exige qu'on se sacrifie pour lui ou pour la chose qu'on convoite. Le vrai dieu venait se sacrifier pour nous.

Le faux dieu fait tout pour nous dégoûter de la vie et pour nous faire aimer la mort. Le vrai dieu nous donne envie d'aimer la vie et il faut bien avouer que sans Lui, nous nous serions suicidés depuis longtemps. Le vrai dieu est dans le vouloir vivre.

La gloire du faux dieu est l'homme mort ou tueur.

La gloire du vrai dieu est l'homme vivant ou accoucheur (et de ce point de vue, Dieu est plus femme qu'homme.)

 

Nietzsche s'est lourdement trompé. L'affirmation pure de toutes choses, ce n'est pas Dionysos, dieu de carnage et de sacrifice qui jouit de nos morts, c'est Jésus-Christ qui meurt pour qu'on jouisse de la vie - et ressuscite par dessus le marché*.

 

Le faux dieu nous tente. Et pas seulement dans le mal. Le faux dieu nous tente dans le faux bien. Ne jamais oublier que la seconde tentation de Jésus au désert est sociale - Benoît XVI a tout dit là-dessus. Le faux dieu dit au vrai dieu : "Si tu es ce que tu dis, alors prouve-le et fais le bien, donne du pain aux gens, milite pour les congés payés et les trente-cinq heures." Dans ce cas-là, le faux dieu est le diable.

 

Le diable est tentateur mais il est surtout logicien, social, politique.

Il est dans le détail, la douleur, le divorce.

 

 

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[*Pour ceux que cette différence entre le Christ et Dionysos intéresse, voir mon texte sur Nietzsche, « Perspectivisme et pensées dures », aphorisme « Pacte faustien »].

 

 
 

irrésistible.jpgII - Dieu ne s'offense pas. 

 

Il y a des préjugés qui font long feu - que le Moyen Age était une période obscurantiste ; que l'Eglise s'est un jour demandée si la femme avait une âme (histoire inventée de toutes pièces par les anticléricaux à partir d'une très mauvaise interprétation du concile de Mâcon de 585) ; ou avant toutes choses que le plaisir est un péché. Parmi toutes les rumeurs sottes, cette dernière a fait florès - et a permis à nombres d'imposteurs de passer pour des penseurs critiques (Michel Onfray en dernier lieu, ou plutôt « Michel Homais », comme l'appelle plaisamment Brague lui-même). On me répondra que bien des curés et des bourgeois ont largement diffusé cette rumeur et on aura raison. La société dominante est la plupart du temps imbécile.
 
En fait, la réduction du plaisir (sexuel et autre) au péché est moins le fait du christianisme, qui sur ce point comme sur d'autres, ne fait que reprendre les lieux communs philosophiques et médicaux de l'Antiquité classique, que celui de l'avènement de la bourgeoisie capitaliste au XIX ème siècle. Avec « la rationalisation de l'esprit occidental liée à l'économie capitaliste et aux Lumières, il fallait promouvoir le sérieux du travail, l'épargne, et ne pas mettre sa santé en péril ». Michel Foucault l'avait déjà montré dans son Histoire de la sexualité : le puritanisme sexuel qui nous fait tellement horreur ne remonte pas à Mathusalem, mais bien au siècle des révolutions industrielles. C’est l’économie triomphante qui fait que le sexe devient aussi une affaire économique. La modernité nous a fait croire que le christianisme empêchait la baise, alors que bien croire, c'est bien baiser. Où sont ces textes de théologie médiévale dans lesquelles les curés de l'époque expliquaient à leurs ouailles que que mieux une femme jouissait, plus mieux avait de chance de concevoir des enfants en parfaite santé ?
 

Par ailleurs, il est archifaux de penser que le péché a toujours un rapport avec le plaisir. En fait, il existe des péchés dont l'exercice même est un déplaisir. Exemple, l'envie, qui de tous les péchés, est le seul qui ne donne jamais de plaisir - et qui en ce sens, peut être considéré comme le plus grave. Car il faut avoir de sérieuses dispositions pour le mal pour le vouloir sans en profiter. De même « l'acédie », l’ancien et grave péché de « tristesse » (de désespoir) qui faillit être retenu dans la liste des sept péchés capitaux, et qui, c’est un pléonasme de le dire, n’entraîne aucune joie à celui qui s'y complaît. C'est en effet pécher suprêmement que désespérer perpétuellement.

En fait, non seulement le péché n'a pas un lien nécessaire avec le plaisir, mais encore peut-il être une cause de diminution de celui-ci. Selon saint Thomas d'Aquin, c'est le premier péché, celui d'Adam au jardin d'Eden, qui a mené à une perte de plaisir sexuel. Ce que l'on disait plus haut.
 
Hélas pour nous ! Ils sont désormais loin ces orgasmes « hénaurmes » qui étaient nos privilèges d’avant la Chute. Mais qu'on se le dise et redise : plus l'on pèche, moins l'on jouit !
 

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Mais pécher, qu'est-ce que cela veut dire ? Ici aussi, nous avons les idées inadéquates. Nous sommes en effet persuadés que lorsque nous péchons, nous « offensons » Dieu. « Mon Dieu, j'ai un très grand regret de vous avoir offensé », disaient les catholiques de naguère dans l'acte de contrition. Comme le dit Rémi Brague, et cette explication nous semble de suprême importance,« que Dieu soit offensé ne signifie pas qu'il subisse un détriment. Le péché n'inflige pas à Dieu une lésion qu'il faudrait compenser ».
 
Dieu n'est pas atteint par nos offenses. S'Il l'était, ce serait là un bien pauvre dieu, un dieu païen et vindicatif qui réagirait aussi bêtement que les hommes, un dieu pour idiots, sans nul doute. Non, ce qui offense Dieu, c'est que nos offenses nous retombent dessus. Dieu a mal que nous nous fassions si mal en croyant nous en prendre à Lui. « Dieu n'est offensé par nous que dans la mesure où nous agissons contre notre propre bien », écrit saint Thomas d'Aquin.

« Pécher n'est donc pas s'approprier un bien qui serait la possession de Dieu »,pour la simple et bonne raison que « le Bien n'est pas ce que Dieu a ; le Bien est ce que Dieu est. Dieu est le Bien de l'homme ».

Dieu est le lieu de mon bien et non le lieu de mon mal. Si nous arrivions à nous convaincre de cela, juste de cela, nous serions immanquablement sauvés. Dès que je suis bien (dans le sexe, dans l'amour, dans le travail, dans le sport, dans l'art, dans la vie sociale, dans mes relations avec les autres, dans mes accords ou mes désaccords avec eux, dans mes combats politiques, dans mes décisions, dans mes colères, dans mes deuils, dans mon délire, et finalement dans ma mort), c'est que je suis en Dieu.

Dès que je suis bien, je suis en Dieu.

Dès que je suis en mal, je suis en diable - c'est-à-dire, seul.

Capisco ?

 

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III - Dieu nous pardonne, c'est son métier.

Donc, Dieu nous pardonne. Il ne sait même faire que cela, nous pardonner. Lorsque le poète Heinrich Heine qui allait mourir, et à qui on demandait s'il était en paix avec Dieu, répondit : « Soyez tranquille ! Dieu me pardonnera, c'est son métier ! », il ne croyait pas si bien dire. Les péchés ne sont faits que pour être pardonnés. Ici encore, le bon sens des braves gens va être mis au supplice. Influencés par le diable qui s'y connaît comme personne en moraline, ils vont répondre que c'est "facile".

- Oui en effet, nous le disons. Rien de plus facile que de reconnaître qu'on s'est rendu coupable d'un péché. "Mon Dieu, j'ai volé, violé, tué, mais tu me pardonnes, dis, puisque tu n'es bon qu'à ça !" Scandaleusement facile, non ?

 

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Facile, vraiment ? Essayez donc de reconnaître sincèrement que vous avez péché – que votre crime est un péché… Croyez-moi, c’est la chose la plus difficile du monde. Car le péché n'est pas une faute, un délit ou un crime comme un autre. Ces actes-là sont l'affaire des hommes et de leurs tribunaux - et loin de nous l'idée de penser que la justice humaine soit vaine comme le pensent tant d'irréalistes irresponsables. Non, il faut juger et punir tous les actes que la société considère comme délictueux. Mais le péché, c'est autre chose. Le péché, c'est l'acte (criminel ou non)  qui nous empêche d'aimer Dieu et de nous faire aimer de Lui. Dieu nous aime quoi que nous fassions, c’est entendu, mais nous commettons des actes qui nous mettent en dehors de cet amour  - mais au sens où ce n'est pas Lui qui se retire de nous, dégoûté qu'Il serait de nos saloperies, mais où c'est nous qui nous retirons de Lui, dégoûtés que nous sommes par nous-mêmes. Quand j'agis mal, ce n'est pas Dieu qui dit "beurk", c'est moi.

 

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Le péché est en effet ce qui me fait hurler à Dieu : « Ne m'aime pas ! Je ne veux pas que tu m'aimes ! Je suis trop horrible ou trop orgueilleux pour être digne de Ton putain d'amour ! Laisse-moi crever dans mon coin ! Ne t'occupe plus de moi ! Je n'en vaux pas la peine ! Ma haine de moi est trop grande pour que ton amour puisse entrer en moi ! Va-t-en ! Je ne veux plus te voir ! ».

Comprenons bien.

Le péché est ce qui nous éloigne de Dieu, mais la conscience du péché est ce qui nous y ramène. « Offenser » Dieu , c'est déjà le prendre en considération. C'est se donner la chance d'avoir des ailes qui, un jour, pourront nous faire nous faire envoler vers Lui.

Même le pire des cons a une possibilité ailée.

 

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Autrement dit, si le péché est en premier temps ce qui nous empêche d'accéder à l'amour de Dieu, il est dans un second temps ce qui nous met en relation négative avec Lui. Or, dès qu'une relation avec Dieu s'est enclenchée, et même la plus « pourrie », nous pouvons espérer nous retrouver bientôt sur la voie du pardon. Le péché est ce qui fait que la faute, le délit ou le crime, deviennent une affaire divine - et c'est lorsque nos affaires deviennent divines que nous retrouvons une lueur d'espoir d'être pardonnés et sauvés.

Prendre conscience que j'ai péché, c'est prendre conscience que mon acte n'est plus une affaire entre les hommes et moi, mais bien entre Dieu et moi. Le péché, c’est ce qui fait qu’il va y avoir dans le délit ou le crime quelque chose qui lui permettra d’être pardonné par Dieu. Le péché est ce qui me rend à Dieu. Cela peut prendre une vie pour s'en apercevoir. C'est pourquoi il faut donner une chance au criminel, et le laisser en vie, même à perpétuité, plutôt que de lui couper la chique, le privant de son temps de rédemption. Se reconnaître pécheur est la chance inouïe que donne Dieu au criminel - et du reste à tout homme. Car pécheur, je peux être pardonné par Dieu et pourrai trouver la paix en Lui. Alors que « non-pécheur », je n'ai plus aucune chance d'être remarqué  par Lui, et dans ce cas, je ne peux que me retrouver en moi-même - c'est-à-dire en enfer.

C'est ce qui fait du péché une chose si personnelle. Et c'est ce qui fait que je dois bien me garder d'accuser les autres de péché.

« Car moi seul puis m'accuser de péché. Je peux certes constater que quelqu'un a commis une faute. Mais je n'ai pas le droit d'accuser qui que ce soit de péché. Cela serait, justement, un péché », dit Brague. Par conséquence, « je n'ai le droit d'expédier personne en enfer, même le pire des criminels dont l'histoire ait gardé le souvenir. »

Peut-être le péché qui consiste à damner autrui est le seul qui n'est pas remis. Et c'est pourquoi je ne me lasse pas de cette boutade qui dit que les seuls qui doivent aller en enfer sont ceux qui ont voulu que d'autres y aillent.

 (En gras, j'y tiens beaucoup.)

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Ce qui est sûr, c'est que je dois veiller à ne pas me croire meilleur que les autres - et surtout à ne pas croire que dans la même situation tragique qui a conduit un tel à tel crime, j'aurais fait mieux. Une faute ne se mesure que par rapport à l'occasion que j'avais de la commettre. Et Rémi Brague d'alimenter son catéchisme malicieux : si nous n'avons jamais massacré de Hutus, c'est parce que nous ne sommes pas des Tutsis. Nous somme sans doute libres, mais nous sommes aussi en situation. Ne confondons donc pas nos vertus avec nos heureuses conjonctures. Après tout, même Œdipe ne voulait pas, à l’origine, tuer son père.

A tout péché, donc, miséricorde. Dieu nous pardonne tous nos péchés, mais à la condition express que nous ayons reconnu que c'étaient des péchés - afin que Lui aussi les reconnaisse. Car si Dieu nous remet tous nos péchés, soient les actes que nous lui présentons comme tels, Il ne nous remet que ceux-là. Un acte mauvais que, pour une raison ou pour une autre, nous refuserions de qualifier de péché et que nous ne lui présenterions pas, ne serait pas remis par Dieu. C'est que Dieu ne peut pardonner que ce qu'Il reconnaît - mieux, que ce qu'Il connaît. OR DIEU NE CONNAIT NI NE RECONNAIT LE MAL.

Ce paradoxe suffocant, Kierkegaard l'a bien vu quand il écrit dans son Concept de l'angoisse :

« On peut dire [...] de Dieu qu'il n'a pas connaissance du mal. [...] Le fait que Dieu ne connaît pas le mal, ne peut ni ne saurait le connaître, c'est l'absolu châtiment du mal. »

La punition du mal, c'est que Dieu ne le voit jamais, ce fameux mal, et donc ne le traite jamais. Dieu n'a d'yeux que pour le bien - et encore le bien personnel, le bien intime, le bien qui dit « je ». C'est pourquoi prendre conscience du mal comme péché constitue déjà un bien intime. C'est parce que j'ai la possibilité existentielle de faire du mal un péché, de transmuter le mal en péché, c'est-à-dire un état personnalisé, un état que je reconnais être mien, que Dieu pourra me reconnaître comme tel et m'absoudre. Mais le mal impersonnel, celui que j'ai fait sans prendre garde ou que j'ai fui pour ne pas le reconnaître est celui que Dieu m'abandonnera. Ce que nous n'avouons pas, ce que nous gardons pour nous, Dieu nous le laisse pour notre malheur éternel.

 

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C'est pourquoi à Dieu il faut tout dire, tout avouer, tout confesser - car tout ce que je confesse, tout ce que j'avoue m'est remis et au contraire tout ce que j'omets, tout ce que je cache, tout ce que je fuis va me poursuivre et me ronger. L'enfer, c'est la rumination perpétuelle de mes secrets honteux, de mes haines cachées et de cet orgueil atroce qui me prive à jamais du plaisir qu'il y aurait eu à être en Dieu.

Il est bien là le sens du pari de Pascal.

Alors voilà. Je peux sans doute me trouver autrement plus intéressant que Dieu, plus rigolo, plus érogène (en quoi je me trompe bassement car Dieu est fondamentalement plus intéressant, plus rigolo et plus érogène que moi) - mais suis-je sûr de trouver en moi tout ce qu'il me faut ? Suis-je sûr que je pourrais me contenter jusqu'au bout ? Ne prends-je pas le risque de douter un jour de moi plus que je ne pourrais jamais douter de Lui (et même, c'est bien naturel, s'il m'arrive de douter de Lui) ? Dans ce cas, peut-être faut-il, dès maintenant, car à toute seconde, ça urge, que je décide de m'en remettre à Lui plutôt qu’à moi. Car avec moi, on ne sait jamais. Alors qu’avec Lui, tout est joie.

 

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(Etude faite d’après Rémi Brague, Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, Flammarion, février 2008, 264 pages, 19 euros - et largement revue, corrigée et illustrée en cette Pentecôte 2014.)

 
     

Addendum gratuit :

Un sondage récent montrait que pour 62% des catholiques, « toutes les religions se valent ». Voilà ce qui arrive quand il n'y a plus de Sainte Inquisition. Tout le monde commence à penser n’importe quoi.

Personnellement, c'est-à-dire objectivement, je pense que ma religion est la plus forte, la plus belle, la meilleure et la seule vraie - et je suis en accord parfait avec ceux qui disent la même chose de la leur. C'est avec ceux qui relativisent leur croyance que je ne suis pas d'accord. En fait, je les plains. Et qu'ils ne me rétorquent pas, par effet de miroir ou par symétrie sophistique, que c'est moi qu'ils plaignent ! Eux n'ont pas le droit de le faire, alors que moi, si. Pourquoi ? Eh bien, du simple fait qu'ils relativisent leurs opinions, et que moi non. Quelqu'un qui n'est pas sûr de lui ne peut décemment avancer l'idée que moi non plus je ne suis pas sûr de moi. Quand on relativise son opinion, on donne forcément raison à celui qui ne relativise pas la sienne. Comme disait Chesterton, si vous pensez que votre opinion n'est peut-être pas la bonne, alors elle n'est plus votre opinion. Contre tous les crétins, Chesterton a toujours raison. Chesterton est un révélateur d'imbécilité.

 

 

ILLUSTRATIONS :
 
- Le Greco, Le Christ Sauveur,
- François de Nomé, Les enfers, 1622
- Rembrandt, Le retour du fils prodigue.
- Bill Plympton, Les amants électriques
- Bill Plympton, Des idiots et des anges.
+ La fille à poil et aux doigts d'honneur.

 

 

 

La duchesse, par Anne de Bonbecque

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Femme inconnue, années 30, photographiée par John Deakin


La duchesse se savonnait sous la douche en chantonnant. Elle aimait que je la regarde, que je reste près d'elle pour la contempler. La toilette comptait parmi les moments clefs de ses journées. Je ne me lavais qu'après elle, rapidement, pour la rejoindre au salon devant une tasse de café.

Sortant de la douche, je lui tendis sa plus douce serviette rose. Sensuelle et encore humide, elle m'attira près d'elle dans la salle de bain marbrée et se cambra contre le grand lavabo. Elle souhaitait être fouillée. Nul besoin de se parler, il suffisait qu'elle se mette en position pour que je m'exécute. Je trempai donc mon doigt dans un pot de vaseline acheté à Londres et frôlai son anus pour le détendre. Même si elle adorait cette pratique et y était habituée, elle aimait faire comme si c'était la première fois, comme si son petit anus serré redoutait le contact d'un index autoritaire. En s'agrippant à la céramique, elle me traitait de salope, parce que c'était bon. Experte, je cherchais tendrement la prostate de la duchesse, qui gémissait de plus en plus fort. « Arrête de gémir, il n'y a qu'une petite phalange dans ton cul ». Une petite claque sur ses fesses musclées accompagna ces mots.

Appuyant une main sur sa croupe, je continuais mon exploration digitale, en insérant avec tous les égards dus à la duchesse mon auguste majeur. De sa main droite, la duchesse se branlait nerveusement, et son sperme se répandit par terre. La journée commençait bien.

« Séraphine ! Séraphine ! »

La duchesse m'attendait au salon dans son peignoir de satin rose préféré, une tasse de fine porcelaine à la main.

« Dépêche-toi ma Séraphine, ça va être froid ! »

La duchesse trônait dans sa bergère beige et ocre. Elle profitait des rayons du soleil sur son visage, humant la fumée du café. « Je vais te lire l'avenir, Séraphine. » Elle avait tenté jadis d'exercer la voyance, alors qu'elle s'appelait encore Benjamin et s'habillait tous les matins en homme. C'est en développant cet art millénaire que Benjamin avait découvert qu'il aurait dû être une femme ou du moins qu'une femme existait en lui. Suite à cette révélation, sa vie avait changé. Il avait estimé que la transformation devait rester raisonnable, qu'il ne ferait pas appel à la chirurgie ni à un traitement hormonal, qu'il resterait un homme aux yeux du monde mais serait la duchesse à la maison. Il équilibrait sereinement sa double identité grâce à moi qui acceptait son originalité.

Parfois, il se comportait en mâle dominant avec moi, puis il redevenait la duchesse, joueuse et pleine d'humour. Avec ses longues jambes fines, il pouvait porter la mini-jupe sans être grotesque.  Quand il devient la duchesse, je suis sa Séraphine, prénom qu'il avait choisi pour une raison qui m'échappe totalement, mais qui ne changeait pas tellement la femme que j'étais au quotidien. C'était comme un code entre nous pour que je sache si j'étais en présence de Benjamin ou de la duchesse.

« Chère duchesse, nous sommes le huit du mois. Vous savez ce que ça veut dire. »

« Oui, je sais, mais je ne sais pas si j'ai envie. Vois-tu, tu m'as fait mal la dernière fois. »

Elle reposa sa tasse de café, monta le chauffage car elle était frileuse, et mit le Bolero de Ravel pour effectuer quelques assouplissements et autres pas de danse. La duchesse avait une carrure d'homme robuste, capable de déplacer des objets pesant deux fois son propre poids. Quand elle dansait, la duchesse avait des airs de rugbyman en ballerines, ce qui me la rendait d'autant plus émouvante. Le parquet craquait à chaque soubresaut. Elle semblait ne pas l'entendre. Quand Zinzina, la locataire du troisième étage, frappa violemment son plafond à coups de balais, la duchesse s'esclaffa, monta le son du Bolero, et sautilla le plus bruyamment possible.

« Je vais devoir vous punir, duchesse, du tapage diurne, ce n'est tout de même pas sérieux. »

Elle fit mine de ne rien entendre, et enfila ses pointes taille quarante-cinq, faites sur mesure en Thaïlande pendant notre dernier séjour. Je craignais toujours qu'elle se blesse. Malgré tout l'amour que j'éprouvais pour elle, il ne me semblait pas que la pratique intensive de la danse classique soit tout à fait approprié. Mais la duchesse avait un fort caractère et se montrait assez butée. Pour me provoquer, elle passa du Bolero à un French-cancan endiablé.

« Duchesse, la dernière fois, vous vous êtes blessée ! »

« Ma Séraphine, pourquoi faut-il que tu sois toujours si rabat-joie ! Danse un peu toi aussi ! »

« Duchesse, je vais chercher le martinet. »

« Oh non, pas le martinet ! ».

« Ça va pour cette fois, mais maintenant, asseyez-vous avec moi pour prendre le café. »

« Il est froid, je n'en veux plus. »

Boudeuse, elle regagna sa place en resserrant son peignoir.

« On s'ennuyotte. Quelle ambiance ! Pfiou. On ne va pas rester devant la télé toute la journée, quoi. On ne fait rien. »

Comme je restais indifférente à ses jérémiades, elle me jeta un regard langoureux et coquin, tout en caressant ostensiblement son pénis sous le tissu satiné.

« Sont-ce des manières pour une duchesse ! Je vais vous mettre la ceinture de chasteté. »

« Je fais ce que je veux. Et tu devrais venir poser ta petite bouche sur ma queue. »

« Après la pesée. C'est aujourd'hui, vous le savez bien. »

« Pourquoi dois-je toujours payer pour Benjamin qui aime tant les sucreries ! »

J'apportais la balance dans le salon. La règle était la suivante : un coup de martinet pour cent grammes surnuméraires depuis la dernière pesée. Si un jour elle mincissait, elle pourrait choisir la récompense de son choix. Elle enleva son peignoir et monta sur la balance. Je poussai un cri d'horreur.

« Duchesse, vous avez pris quinze cents grammes ce mois-ci ! Ça ne va pas du tout ! »

« Allez, va ! Donne-moi mes quinze coups de martinet qu'on n'en parle plus. »

Elle prit place les mains écartées sur le buffet, croupe tendue vers moi. Je laissai monter le suspense en prenant mon temps avant de lui donner le premier coup que je décidai léger. Après tout, cette punition n'était qu'un petit jeu mensuel. Je l'effleurais à peine et elle hurlait de toutes ses forces. Peut-être que si je la punissais réellement, elle perdrait enfin un peu de poids. Dans le meilleur des cas, il restait stable, mais jamais elle ne perdait un gramme. C'est que Benjamin et moi étions d'incorrigibles bons vivants.

Après la punition, la duchesse se vengeait de moi à chaque fois. Plus grande et plus forte que moi, elle n'avait aucun mal à m'immobiliser et me torturer gentiment. Sur moi, elle n'utilisait jamais d'instrument, préférant me pincer, me fesser, me mordiller. Mais les quinze petits coups de martinet avait fâché ma douillette qui s'était réfugiée dans la chambre. Elle s'y habillait. Une jupe de cuir rouge, un bustier noir, un gilet en lapin.

« Quelle tapineuse tu fais ! »

« Oh laisse-moi, de toute façon, je suis trop grosse, je suis boudinée dans mon bustier. »

Je m'approchai d'elle et la serrai contre moi. Nonobstant son accoutrement, dans ses bras, je retrouvais mon homme, son odeur, sa peau, et j'avais envie de lui. Je l'embrassai. Elle se laissa faire et m'attira sur le lit. Elle passa ses mains sous mon pull, tripota mes seins.

« J'aimerais bien avoir des seins comme les tiens. J'aimerais bien être toi. Alors Séraphine je vais te manger. »

Elle commença à mordre la pointe de mes seins, mon flanc, en imitant les grognements d'un chien. Je riais mais mon humeur changea quand elle attrapa mon sexe avec ses dents au travers de mon petit string en tulle. Elle serrait suffisamment les dents pour que la pression soit excitante et douloureuse à la fois. J'adorais ça. La duchesse et moi étions deux soumises en perpétuelle négociation. Elle aspirait mon clitoris au travers du tissu. Je contenais mes cris et soupirs, me concentrais pour ne pas jouir trop vite. J'avais surtout envie qu'elle me prenne vite. Elle relâcha mon sexe et me retourna à plat ventre sur la couverture en fourrure. Elle écarta mes fesses et lécha mon anus avec avidité. Elle cracha dessus pour l'humidifier. Je détestai qu'elle y glisse ses doigts, car elle me faisait mal. Je préférai utiliser un chapelet anal pour me préparer. Une à une, elle enfonça les huit boules de la plus petite à la plus grosse dans mon cul. Puis d'un coup ferme, elle le retira, ce qui me procurait toujours une décharge de plaisir. La duchesse n'aimait pas tellement les jouets et estimait que mes doigts la connaissait mieux. Sur moi, l'usage de différents outils lui permettait de ne pas faire immédiatement usage de sa verge moulée par le cuir de sa jupe. Benjamin  me prend toujours sauvagement à sec dans l'urgence du désir, la duchesse au contraire aime les préliminaires.

Au lieu de me prendre, elle avait envie que je la prenne comme une petite chienne. J'aime l'idée de traiter celle qui reste néanmoins mon compagnon comme une petite chienne. Ma petite chienne de duchesse se positionna alors à quatre pattes. Je léchai ses grosses couilles pourtant vidée une heure auparavant.

« Arrête de te branler, chienne, et laisse-toi faire. Tu seras prête quand notre invité arrivera. »

« On attend quelqu'un ? »

« Oui, une petite surprise. »

« Dis-moi ! Un homme, une femme ? »

« Tais-toi. »

Je saisis le chapelet anal bien lubrifié et enfonçai la première boule dans la béance de la duchesse, qui cria. « Tu me fais mal, salope. » Je pris mon temps pour insérer l'objet. « Tu vas garder ça en attendant notre invité. Je m'installai sur une chaise et contemplai le spectacle de la duchesse les fesses en l'air, jupe retroussée, l'extrémité du chapelet dépassant de son cul qu'elle contractait plus que d'habitude.

« Reste-là, détends-toi. » Sur ces mots, je quittai la pièce pour prendre ma douche.

Bien évidemment, elle avait triché et s'était relevée. Je ne pus m'empêcher de rire en la voyant se précipiter dans la chambre alors que je quittai la salle de bain. Je le retrouvai en place, innocente. J'errai dans l'appartement pour savoir ce qu'elle avait fait, et devinai son crime en trouvant en guise de pièce à conviction un petit morceau du carton d'emballage d'un paquet de biscuits au chocolat par terre. Ce larcin était bien entendu inacceptable. Furieuse, j'arrachai le chapelet anal des fesses de la duchesse, qui cria de sa voix d'homme : « Mais tu me fais mal ! »

« Benjamin, tu as mangé des biscuits en cachette, je ne peux pas laisser passer ça. »

Un fou-rire secoua nos entrailles. Benjamin m'enlaça avec tendresse, même si le contact de son bustier de dentelle contre ma peau produisait un frottement déroutant. Je le dégrafais pour retrouver l'homme de ma vie en dessous. Il retira la jupe de cuir et me renversa. Il me pénétra tout en relevant mes jambes contre son torse poilu. Quand il me baisait, son visage se déformait. Ainsi, à mille lieux de la duchesse, il prenait des airs d'ours en rûte. Ses expressions effrayantes qu'il ne maîtrisait pas m'excitaient davantage. Son animalité le rendait puissant sexuellement. C'est ce que j'attendais d'un homme, qu'il se prenne pour une duchesse de temps à autre ou non. Tandis qu'il se déchaînait, j'avais le souffle coupé. Il s'abattit sur moi en râlant, mes genoux s'étaient  fichés sous mes côtes. J'étais pliée en deux sous le poids son corps et la violence de ses coups de reins. Le lit bougeait et grinçait. Il brama en jouissant quand mon périnée se contracta en de multiples spasmes. Nous avions joui en même temps, il déposait des petits baisers sur mon visage rougis par nos ébats.

A peine avions-nous eu le temps de souffler qu'on sonna à la porte, brisant l'harmonie des câlins.

« On a vraiment un invité ? » Il paraissait inquiet.

« Non, c'était une plaisanterie. »

« Le facteur ? »

« Je ne sais pas. »

Je m'enveloppai en toute hâte dans le peignoir de la duchesse et consultai le judas. C'était Zinzina du troisième, armée d''un balais, qui jurait d'appeler la police une fois de plus.

Anne de Bonbecque.

 

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Retrouvez Anne de Bonbeque dans ses oeuvres, ici.


PS : sur l'histoire de Francis Bacon en travesti, photographié par John Deakin, voir cet article du Figaro.

 

Rémi Brague, Scary époque

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 Sur TAK

 

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Après le monde grec et le Moyen Age, Rémi Brague, un des rares intellectuels français que l’on devrait déclarer d’utilité publique, pose son regard sur le monde moderne et se demande si le moderne n’est pas en train de tuer le monde. Aux yeux du penseur chrétien qu’il est, la question est de savoir si ce qui a l’air aujourd’hui d’améliorer la vie des individus, et qui va de l’ABCD filles – garçons aux théories eugénistes ou genristes, ne contribue pas en fait à diminuer progressivement le goût de la vie chez ces derniers. Mieux nous vivrions, moins nous aurions envie de vivre. Mieux nous connaitrions les êtres et les choses, moins nous les aimerions. Mieux nous serions dans le bien-être, moins le bien nous séduirait et l’être nous convaincrait.

 

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Moderne contre moderne

Il est vrai que ces derniers temps, tout va de travers, à commencer par la définition des mots. Si « moderne » signifiait au Moyen Age « mesuré » (de « modus », la modération, la modestie), alors, notre époque excessive, infantile et narcissique est tout ce que l’on veut sauf « moderne » – ou ne l’est que dans sa pire acceptation, soit l’abolition pure et dure, quoique non avouée, du passé. Car c’est en effet au passé que la « modernité » démocratique a déclaré la guerre, oubliant cette extraordinaire remarque de Tocqueville que pour qu’une démocratie soit viable, il faut qu’elle soit fondée sur des vertus qui ne soient pas démocratiques.

En vérité, la démocratie ne peut fonctionner dans son génie que si elle s’appuie sur d’autres génies comme par exemple celui du christianisme. Des auteurs aussi différents que Nietzsche ou Chesterton tombent d’accord là-dessus : le monde moderne vit sur un capital antique ou catholique qu’il feint de mépriser alors qu’il s’en rassasie. Et c’est lorsqu’il décide de le mettre réellement à mort qu’il menace de s’effondrer avec lui.

A un certain moment, nier les vertus théologales, c’est nier les Droits de l’Homme. Refuser la hiérarchie ou, comme le dit Shakespeare dans Troilus et Cressida, le « degré » (degree) des devoirs et des savoirs, c’est tomber au bas de l’échelle du progrès. Croire que l’on est assez « grand » pour se gérer soi-même par soi-même, sans transcendance ni altérité, c’est à la fois se déraciner, régresser et se couper des conditions de possibilité d’un avenir que paradoxalement on ne cesse de chérir. La modernité se retourne alors contre elle-même.

 

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Orient et Occident

Le paradoxe – en fait, le scandale – est que cette régression soit en partie venue de ceux qui se faisaient une gloire de construire l’Europe. Mais en refusant avec un acharnement tout clérical de rappeler les origines chrétiennes de celle-ci, ce qui devait nous exalter nous a tous déprimés – en plus de nous faire baisser notre pouvoir d’achat.

Le comble est que l’Europe n’était pas une idée neuve en Europe et datait de Charlemagne (800) et de son idée d’empire d’Occident. Trois siècles plus tard, elle se définira telle que nous la connaissons encore aujourd’hui – soit une terre chrétienne qui de l’Espagne à la Grèce, a su repousser les invasions musulmanes sans pour autant conquérir des territoires extérieures à sa géographie ou trop éloignés de ses frontières naturelles.

« L’Europe est une civilisation,écrit Brague, qui ne s’est pas fondée sur la conquête extérieure mais sur la conquête intérieure. » Sa méthode fut le « le travail sur soi », lui-même fondé sur « la nostalgie envers l’ailleurs, réel ou sacré, d’Athènes ou de Jérusalem ».

De toutes les civilisations du monde, la « chrétienté » (premier nom de l’Europe) est celle qui a porté le plus le loin la réflexion sur soi, avec son corollaire, le négatif, et cela parfois jusqu’à l’autocritique la plus radicale, au risque de tomber dans la haine de soi, « le fameux sanglot de l’homme blanc », en même temps d’avoir été la plus curieuse des autres. Telle est la grande différence avec l’islam :

« Alors que l’Europe s’intensifiait, l’Islam s’étendait ; alors que l’Europe se mettait à emprunter du sens au dehors1, l’Islam se contentait désormais du sens qu’il produisait-lui-même. »

Autant l’Orient se coupait de l’extérieur et ne vivait que de son seul passé d’ailleurs bientôt réduit au littéral, c’est-à-dire au barbare, autant l’Occident se coupait de son intérieur, niait son passé (tout en le parasitant) et n’affirmait plus que son seul présent, reproduit à l’infini, cloné.

La contradiction est qu’avec le temps, l’Occident aurait de plus en plus besoin de l’Orient pour survivre – et se retrouverait dans la situation incongrue d’avoir à assurer sa continuité moderne, et même post-moderne, auprès de populations aux croyances prémondernes et valeurs patrilinéaires. D’un côté, nous céderions à tous nos désirs individuels et asociaux, dont le mariage pour tous serait le prototype le plus caricatural, de l’autre nous ferions appel à du sang neuf auprès de gens dont le moins qu’on puisse dire est que l’union institutionnalisée entre deux hommes ou deux femmes ne serait pas précisément la tasse de thé à la menthe.

Nous qui, au nom d’un artificialisme tout azimut, aurions perdu tout sens de l’anthropologie traditionnelle, serions finalement obligés de nous retourner, pour survivre, vers des populations aux traditions millénaires et plutôt fâchées de voir celles-ci mises à mal par la dernière aberration à la mode. Le salut de l’Occident se situerait-il en Orient ? On peut se le demander sérieusement. S’il faut encore croire à l’Europe, puisque l’Histoire est indéniablement de ce côté-là, il ne faut pas croire qu’à l’Europe.

 

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Vous aimez la vie ? Alors, donnez-là !

Il est vrai que le XXe siècle avait été pour nous, vieux Européens, l’occasion de toutes les déviances et de toutes les bévues. Du scientisme considéré comme seul critère de la vérité au léninisme (« science des classes ») et au nazisme (« science des races »), il n’y eut qu’un pas que nous avions franchi sans complexe – et que sur bien des points, nous continuons de franchir, l’eugénisme ayant peu à peu été intégré à nos valeurs de bien-être et de nihilisme cool (lire à cet égard le stupéfiant petit livre de Bruno Deniel-Laurent, Eloge des phénomènes).

Que l’Etre vaille mieux que le Néant, comme le pensaient les traditions antiques et bibliques, c’est ce qui pour nous ne va plus du tout de soi. Si l’humanité est aujourd’hui menacée, la cause en est autant à l’arme atomique, au carnage industriel de la planète, qu’au goût de plus en plus modéré que nous avons, du moins en Occident, pour notre propre reproduction. Notre obsession n’est plus « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », mais bien « pourquoi y aurait-il quelque chose plutôt que rien ? », et même « tout compte fait, faut-il vraiment qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ? »

Bien entendu, nous ne sommes pas tous au seuil du suicide et la plupart d’entre nous aimons notre vie dans ce qu’elle a de passionnante, d’amusante et parfois d’héroïque. Mais aimons-nous la vie au point de la donner ? La vraie question est là. Si nous considérons la vie comme un don (de Dieu ou de la nature, peu importe ici), alors notre devoir (et notre joie) serait de la donner – comme les fées donnaient des pouvoirs aux enfants à leur naissance.

Mais si nous considérons avec Chateaubriand que la vie nous a été « infligée » et avec Schopenhauer que l’existence est avant tout le résultat calamiteux d’un vouloir-vivre aveugle et cruel que nous subissons tous sans exception et qui, malgré quelques jouissances commodes et mensongères, nous réserve plein de souffrances en veux-tu en voilà, alors mieux vaut aller à la taverne et écouter Wagner – comme on peut par exemple le faire pour de vrai au bar de L’Excalibur de Saint Malo, 2 rue du Boyer, tenu par Eric, qui, entre deux Duchesses Anne, vous met Parsifal en musique de fond. Alors, grâce à la bière et au leitmotive, retrouvons-nous le sens de la terre et reconnaissons, même sans avoir la force de l’accomplir, ce qui est bien, à savoir l’être plutôt que le néant, la vie plutôt que la mort, l’ensemencement plutôt que l’extinction – l’important étant toujours, comme disait Pascal, de ne pas avoir l’esprit boiteux même quand on est boiteux.

 

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Mikropsukhia

Le pire, comme toujours, c’est l’esprit boiteux culturel, celui qui, avec son relativisme de bon aloi et son humilité de surface, veut à tous prix faire douter de la valeur des choses, de la force des idées et de la sacralité des êtres.

« Le danger, aujourd’hui, réside moins dans l’orgueil que dans le vice opposé, une modestie excessive, que l’on peut nommer pusillanimité », dénonce Brague. « Le terme est fort ancien puisqu’il s’agit d’un vice décrit par Aristote sous le nom de “mikropsukhia”, et que Descartes appelait “bassesse” ou “humilité vicieuse”. »

Haro, donc, sur ces micropsychiques que sont hélas si souvent les spécialistes et les universitaires. Et précisément parce qu’il est lui-même un universitaire de renom, l’auteur de La sagesse du monde sait mieux que personne en quoi l’université peut être elle-même un obstacle à la pensée vivante, et cela au nom d’un scepticisme obligatoire dont le seul souci est de décourager tous ceux pour qui la vérité importe.

C’est que, pour ce professeur émérite, puits de science, pédagogue hors pair, quoique malicieux, n’hésitant jamais à plaisanter ou à passer sans crier gare d’Aristote au film Scary movie 3, ou de Condorcet à Rahan, afin d’étayer ces démonstrations et de bousculer le lecteur un peu trop « culturel », les questions existentielles ne sont pas d’aimables propos qu’on se contenterait d’évoquer lors de conférences ennuyeuses où tous les arguments finissent par se valoir, mais bien un problème de vie ou de mort pour tout un chacun – et notamment pour les gueux que nous sommes. Dire les choses hors de leur cadre culturel, voilà qui ne va pas sans mal – et constitue tout le bien que nous fait, à chaque fois, la lecture d’un livre de Rémi Brague.

Voyez comme il est de bon ton chez les historiens professionnels de rabattre le caquet des historiens amateurs, tel le valeureux Lorant Deutsch, et pour la seule raison que ces derniers cherchent à nous faire aimer l’Histoire de notre pays, et sans culpabilité encore ! Voyez, surtout, comme les choses, dès qu’on les dit sans prévention universitaire deviennent scandaleuses : par exemple, que l’athéisme social et politique a toujours conduit au génocide (Allemagne nazie, Russie soviétique, Chine maoïste, Cambodge pol-pothien) et cela malgré les utopies areligieuses de Bacon ou de Bayle ; qu’à l’opposé, et comme le dit Rousseau,

si « les principes de l’athéisme ne font pas tuer les hommes, ils les empêchent de naître (…) le fanatisme, quoique plus funeste dans ses effets immédiats que ce qu’on appelle aujourd’hui l’esprit philosophique, (l’étant) beaucoup moins dans ses conséquences »,

que le vrai suicide, aujourd’hui, est psychosociale, narcissique, indolore, et de fait bien plus inquiétant à longue échéance que l’attentat suicide ; que notre compréhension des choses tourne à la pure littéralité, c’est-à-dire à la pure barbarie, qu’elle soit islamiste ou libertarienne ; que ce littéralisme plébéien, d’ailleurs protestant, n’en finit pas de tuer l’esprit du monde et de nous épuiser ; qu’au milieu de ces cultures mortifères, l’Eglise catholique et romaine est peut-être la seule instance qui nous reste pour nous persuader que la vie est belle, bonne et souhaitable ; que la culture, du reste, fut avant toutes choses et pour les siècles des siècles une invention chrétienne.

 

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La culture, une invention chrétienne

Si la culture se définit en effet, et selon le mot de Brague, comme un « remplissement » du dedans par le dehors, alors le christianisme naissant, pour qui le dehors était précisément le paganisme romain et qui, parce qu’il fallait bien qu’il s’établisse, étant aussi riche de nouveau sens que très pauvre en normes sociales, lui emprunte son organisation, sa hiérarchie, sinon ses lettres et ses allégories pour les siennes propres, peut être reconnu comme la religion qui inventa la culture en tant que telle. Il faut véritablement être un esprit fort, c’est-à-dire un imbécile, pour ne pas admettre que, comme le disait Chesterton2,

« tout dans notre monde est d’origine chrétienne sauf le christianisme qui est d’origine païenne ».

Le génie du christianisme résida en effet dans cette capacité à absorber ce qui n’était pas lui, à s’approprier les us et coutumes des uns et des autres, à s’exprimer et à se diffuser sur tous les modes, en un mot, à être universel, « catholique ». Et c’est là que se situe la grande différence avec la paideia (l’éducation) grecque. Ce qu’on appelle par « culture » hellénique était surtout un style de vie global, certes extrêmement brillant, mais fonctionnant en circuit fermé, disons comme un club gréco-grec, et dans lequel le culte des dieux allait de pair avec la philosophie, religion et culture étant en fait synonymes l’un de l’autre. Au contraire, le christianisme, en assimilant à lui les coutumes des autres s’ouvrit (pour ne pas dire s’offrit) au monde pendant qu’il ouvrait celui-ci à sa diversité culturelle, toutes assimilables par l’esprit saint. La révolution paulinienne ne fut rien d’autre que cette inclusion du bloc gréco-romain au sein de son propre discours, mais nettoyé de sa religiosité particulière et trouvant par là-même, et à son tour, son universalité. Tel Midas transformant en or tout ce qu’il touche, le christianisme transformerait en universel tout ce qu’il s’assimilerait. A la « culture grecque » vécue comme un entre soi élitiste et circulaire se substituerait la culture chrétienne conçue comme présentation, amour, des uns aux autres. Quand nous disons que nous sommes cultivés, nous voulons dire que notre universalité nous vient d’ailleurs, d’autrui – et que ce qui est bon pour nous est bon pour vous (Mozart, Shakespeare, Le Greco). Ce n’est pas Platon qui est de culture platonicienne, c’est Paul. Ce n’est pas Rémi Brague qui est braguien mais l’auteur de ces lignes – ou qui, du moins, s’attèle à l’être. A ce titre, n’hésitons pas à dire avec lui que c’est bien la particule qui fait la noblesse :

« Est noble celui qui est de quelqu’un, de quelque part, de quelque chose. Et qui, se sachant tel, veut aussi que quelque chose, que quelqu’un provienne à ton tour de lui. »

Au contraire, est vulgaire celui qui ne vient que de chez lui et croit fermement que cela suffit.

Pour autant, notre culture n’est pas notre foi. On peut être un croyant inculte comme un savant athée. La religion, du moins la nôtre, nous apprend moins à planter les fleurs qu’à nous persuader qu’il est bon de le faire. Ensuite, chacun sa technique – sa culture. Au fond, le christianisme « laisse la culture être la culture, être toute la culture, mais n’être que la culture ». Contrairement à ce que l’on pense trop souvent, le Décalogue n’est pas un écrasant fardeau moral impossible à tenir et destiné à accabler l’Humanité de préceptes épuisants, mais bien un « kit de survie » qui nous rappelle les quelques bases de la vie en commun. Pour le reste, roulez jeunesse. Encore une fois, « Dieu ne nous dicte jamais ce qu’il faut faire » et nous laisse toutes les possibilités naturelles et culturelles – au risque qu’on les retourne contre lui, donc contre nous.

Si le christianisme disparaît, la culture européenne disparaîtra à son tour. Ne restera alors plus que la science et la technique – et l’homme quantitatif avec elles, d’ailleurs produit de celles-ci. Un peu dégoûté de lui-même à force de ne s’être géré que par lui-même, celui-ci devrait disparaitre, du moins selon les prédictions du démographe Jean Bourgeois-Pichat, aux alentours de 2250 en Europe et de 2400 dans le reste du monde. En attendant, tous à L’Excalibur !

 

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  1. Notamment au travers de l’islam des Lumières : Avicenne, Averroès, Maïmonide.  
  2. Mais aussi Simone Weil qui, dans Lettre à un religieux, consacre plusieurs pages aux reprises (au sens kierkegaardien du terme de renaissance ou de réintégration) que firent les chrétiens des mythes païens. En vérité, les signes étaient là depuis toujours. Le Christianisme existait avant le Christ – dans le paganisme grec, égyptien et même indien. « Il n’est pas certain que le Verbe n’ait pas eu des incarnations antérieures à Jésus, et qu’Osiris en Egypte, Krishna en Inde n’aient pas été de ce nombre. » Et tout à l’avenant : la vigne de Jésus était contenue chez Dionysos, le grain qui ne meurt chez Déméter, l’Agneau sacrifié dans un épisode de Zeus Amon qui égorge un bélier, la transsubstantiation dans les rites de Thèbes, etc. Platon lui-même dans le Timée décrit « la constitution astronomique de l’univers comme une sorte de crucifixion de l’Âme du Monde, le point de croisement étant le point équinoxial, c’est-à-dire la constellation du Bélier ». Même Chesterton n’allait pas jusque-là ! La rupture chrétienne se fait donc bien plus avec la religion juive qu’avec la païenne. Et pourtant, la juive s’accomplit aussi dans la chrétienne. Le christianisme, mélange souverain de paganisme et de judaïsme – et c’est ce que le protestantisme, qui a aboli les filiations et les médiations, ne peut supporter.  

 

Rémi Brague, Modérément moderne, Flammarion, février 2014, 385 pages, 21 euros.

 

FILMS

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Au Salon littéraire

 

le lâche du bac à sable,christophe ollivier

Christophe Ollivier (voir interview du 31 janvier dernier dans Ouest France.)

 

 

"Le pont est fini mais je n'arrive pas à passer de l'autre bord."

 

Si un écrivain n'est pas quelqu'un qui écrit bien mais quelqu'un qui ne peut vivre sans écrire, alors Christophe Ollivier en est un - et qui fait dans le survival. Dieu sait ce qu'il a souffert et attendu pour donner ses soixante pages improbables et qui risquent de rester sans doute son seul livre, à la fois aboutissement et tarissement de sa vie. Avec son esquisse d'autobiographie, son acharnement à la vocation littéraire, son obsession d'écrire l'écriture, Le lâche du bac à sable (titre fabuleux) relève de la bouteille jetée à la mer, de la planche de salut, de la tentative désespérée d'exister par, pour et dans les mots - et de risquer de s'y enfermer sans pour autant y avoir fait entrer le lecteur. Etre brûlé par le feu sacré plus que l'avoir - tel est l'affreux destin de celui qui n'a de l'écrivain que la volonté obsessionnelle et dont ce livre martyr témoigne.

Pourtant, la première partie du texte (maladroitement titrée "partie I" et suivant une introduction elle-même titrée "introduction") faisait son chemin. La description de cette famille de petits bourgeois cotentinois, avec ses figures de père tyrannique et réactionnaire et de mère malheureuse et obstinée, retenait l'attention. L'histoire de cet enfant faible et rebelle qui maudissait dans son lit toutes les valeurs qu'on lui inculquait et qui jurait que jamais, jamais il ne serait courageux, volontaire, fidèle, "comme son père et sa mère", qu'au contraire, il serait toujours décevant, passif, étranger au monde, seule manière pour lui de rester libre, pouvait toucher. "Prisonnier" et donc maître de sa "nullité" revendiquée, Christophe Ollivier se débattait entre ses origines et son être - et son texte trouvait son sens. On était sensible à ce refus de participer au monde, ce refuge dans le vide, sa tentation de l'imbécillité, tout étant bon bon pour fuir le réel paternel, toujours terrorisant et rabaissant - comme dans ce souvenir où le père se mettait en tête de corriger l'incontinence quasi attardée de son fils :

« Quant à l'assurance de mon père, elle en était à ce point ébranlée, que seules quelques gouttes de pipi égarées sur le rebord du siège des cabinets ou le simple fait de marcher pieds nus en ramasse-poussière sur la moquette ou le parquet, dépassaient les limites de la fatalité ou de l'indifférence. Je me rappelais enfin à sa mémoire ailleurs que dans une église. "Je vais t'apprendre moi à pisser correctement."J'entrais de nouveau dans le monde fatidique du possible et a fortiori de l'inévitable, bref, des ennuis."»

De même quand, dans ce qui est peut-être sa plus belle page, il se rappelle les raclées maternelles qui ne lui faisaient mal que parce qu'il sentait que sa mère se faisait elle-même mal en les lui administrant, honteuse d'en arriver là, mais s'acharnant encore à tenter d'ouvrir ce fils aboulique au monde. Alors, pour faire plaisir à sa mère, il faisait parfois semblant d'y revenir :

"... plié sous la contrainte, incapable de résister à la pression, il m'arrivait de sortir épisodiquement la tête hors de l'eau, vaincu de peur ou de pitié. Comme un affront, je me mettais un tant soit peu à l'écoute, puis replongeais bientôt, asphyxié, vidé de tous mes sens. Alors, j'avançais péniblement d'une classe à l'autre, sans réelle motivation, juste poussé par quelques sursauts d'orgueil pour perpétuer le temps qui passe et qu'on attend. Comme les fleurs, je m'ouvrais au printemps, coutumier d'un troisième trimestre à l'agonie, j'en oubliais ma vie."

Hélas ! A force d'en oublier sa vie, l'écrivain survival finit par en oublier les mots. Et au lieu de nous raconter la pisse, le fouet, la mère, au lieu de creuser la douleur, au lieu de touiller l'intime, au lieu, surtout, de chanter ce qui lui tient à coeur, le musée Rodin où il officie depuis des années, la ville de Lisbonne pour qui il a, on le sent, un attachement mystique, et, par dessous tout, cette Anna de Sesimbra, qui apparaît au détour d'une phrase, et semble avoir été sa Béatrice, il préfère se tourner vers l'abstrait, le work in progress, l'écriture qui n'a d'yeux que pour elle-même, la mise en abîme perpétuelle du livre qui se fait livre -  et qui dans son cas tourne vite à la platitude surréaliste. Car Ollivier semble ne pas se rendre compte que ce qu'il écrit avec toute son âme et tout son sang a déjà été écrit mille et mille fois et que l'aboli bibelot d'inanité sonore est un exercice hautement périlleux.

A force de s'effacer devant les choses et les êtres, ses mots ont aboli le monde, liquéfié la vie et tournent en rond sur eux-mêmes, ravis de la banalité et du ressassement innocent dans lesquels ils tombent, desservis qui plus est par une ponctuation approximative. En partant des siens pour arriver à lui (et ce "lui" trouvait encore son intérêt, puisque lui, c'était moi, etc), puis en allant de lui à son écriture en soi, ce qu'il a conçu comme une hypostase s'est révélé un effondrement. On ne parle pas de l'écriture de l'écriture sans progressivement annuler celle-ci. Paradoxalement, c'est cet effondrement et cette annulation qui font de ce Bac à sable une curiosité littéraire doublée d'un cas tragique. Ecrivain dans l'âme, Ollivier l'est indéniablement - mais seulement dans l'âme.

 

 

Le lâche du bac à sable, Christophe Ollivier, Editions Velours, 60 pages, 12, 70 euros.

 

le lâche du bac à sable,christophe ollivier

(Christophe, au lieu de nous parler de l'écriture qui parle de l'écriture, parle-nous de Lisbonne, parle-nous d'Anna. Fais de ta première partie ton prochain livre.) 

Questionnaire "cinépolitique" de Ludovic Maubreuil

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 Chez Ludovic Maubreuil

 

1) Quel film représente le mieux à vos yeux l'idéal démocratique ?

L'idéal démocratique : Onze Fioretti de François d'Assise, de Roberto Rossellini.
La réalité démocratique : Le pays de Cocagne, de Pierre Etaix.

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2) Au cinéma, pour quel Roi avez-vous un faible ?

Louis, enfant-Roi, de Roger Planchon.

3) Quelle est la plus belle émeute, révolte ou révolution jamais filmée ?

Celle conduite par Birgit Helm dans Métropolis, de Lang, qui surpasse par son hystérie et sa violence toutes celles d'Eisenstein.

4) Si vous étiez ministre de la Culture, à quelle personnalité du cinéma remettriez-vous la Légion d'Honneur ?

Nikita Mikhalkov.

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5) Au cinéma, quel est votre Empereur préféré ?

Le Napoléon, de Stanley Kubrick, incarné par Al Pacino.

6) Si vous étiez Ministre de la Culture, quel serait votre première mesure, premier acte symbolique ou premiers mots d'un discours, concernant le cinéma ?

"Le cinéma est l'aboutissement du catholicisme. Il est normal que cela soit le pays de la fille ainée de l'Eglise qui l'ait inventé..."

7) Quel film vous semble, même involontairement, sur le fond ou sur la forme, d'inspiration fasciste ?

A history of violence, de David Cronenberg.

8) Quel est le meilleur film sur la lutte des classes ?

La cérémonie, de Claude Chabrol.

9) Au cinéma, qui a le mieux incarné la République ?

Heu... Gérard Klein dans L'instit ?
(Parce que c'est quoi, un film "républicain" ?)

10) Quel film vous paraît le plus pertinent sur les coulisses du pouvoir dans le monde d'aujourd'hui ?

La guerre du feu, de Jean-Jacques Annaud.
(Et pour ne pas citer EWS, de SK.)

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11) L'anarchisme au cinéma, c'est qui ou quoi ?

La première chose qui me vient à l'esprit, et je ne sais pas pourquoi, est le film de Patrick Bouchitey, Lune froide.

12) Quelle est la meilleure biographie filmée d'une femme ou d'un homme de pouvoir ?

La série "Rome" qui montrait des portraits de Pompée, César, Brutus, Marc-Antoine, Cicéron, Cléopâtre, Auguste comme aucun film ne l'a jamais fait. La meilleure série du monde selon moi, et qui pulvérisa tous les péplums hollywoodiens.

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13) De quelle femme ou quel homme de pouvoir, aimeriez-vous voir filmer la biographie ?

Clovis, Hughes Capet, Louis XI, Charlotte Corday.
(Je rêve aussi de biopics d'écrivains type François Villon, Chateaubriand, Céline. Pourquoi est-ce que l'on ne l'a jamais fait alors que ce sont des sujets et des rôles en or ? Amalric pourrait incarner les trois.)

14) Au cinéma, quel personnage de fiction évoque le style des politiciens français suivants ?

Nicolas Sarkozy ----> Louis de Funès, dans Le Corniaud.
François Hollande ---> Bourvil, dans Le Corniaud.
Jean-Luc Mélenchon---> n'importe quel chef de zombie dans un film de Roméro (il a une façon de rouler des yeux...).
Marine Le Pen-------> Sigourney Weaver dans la série des Alien.

15) Quel film de propagande n'en est-il pas moins un grand film ?

La charge héroïque, de John Ford (avec la voix off en introduction et en conclusion qui nous explique que ces hommes qui ont sombré dans l'anonymat étaient les garants des frontières et de la paix ou quelque chose du genre.)

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16) Quel a été pour vous, en France, le meilleur Ministre de la Culture ? Expliquez pourquoi en deux mots.

J'hésite entre François Ier et Louis XIV. Besoin d'explications ?

17) Quel est le meilleur « film de procès » ?

La vérité, de Clouzot
(Mais j'aime beaucoup aussi Des hommes d'honneur, de Rob Reiner, avec Tom Cruise et Nicholson et sa réplique fameuse : "vous ne l'encaissez pas, la vérité !!!!!!!!!!!!!")

18) Quel film vous paraît le plus lucide sur le quatrième pouvoir (les medias) ?

Citizen Kane (et sa "March on the time", du début, inégalée - le mec a été tour à tour libéral, fasciste et communiste mais il s'en tire en déclarant qu'il est toujours avant tout resté "un américain !!!!!)

19) Citez un film que vous aimez et qui vous semble assurément « de droite ».

L'arbre, le maire et la médiathèque, de Rohmer.
(Et d'extrême droite : L'Anglaise et le duc, du même Eric.)

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20) Citez un film que vous aimez et qui vous semble certainement « de gauche ».

Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, de Peter Greenaway. Ultra-culte.
(Et aussi Passion, de Jean-Luc Godard, avec sa laborieuse dialectique "l'art, c'est beau, mais l'ouvrière, elle trime").

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Orwell, l'épouilleur

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 Sur Causeur

 

 

george orwell leys

 

 

 

Peut-on être socialiste sans être totalitaire ? C’était la question d’Orwell à laquelle, pour l’instant,  l’Histoire a répondu, et sans discussion possible, par la négative. Mais peut-on être un grand écrivain sans être un pourri ? C’était le cas d’Orwell,  individu « foncièrement vrai et propre », nous assure Simon Leys qui s’y connaît en honnêteté (et malhonnêteté) intellectuelles. « Chez lui, l’écrivain et l’homme ne faisaient qu’un – et dans ce sens, il était l’exact opposé d’un “homme de lettres“. » Et une exception difficilement envisageable en Occident tant nous sommes persuadés, et avec quelle mauvaise fierté, que le génie est d’abord cet être puissamment amoral auquel il faut, sous peine de passer pour un petit bourgeois moralisateur,  tout pardonner – et surtout le pire qui est même son cachet. Pourtant, à l’inverse du credo occidental, que l’on aurait parfois envie d’écrire « crado », dans la Chine chère à l’auteur du Studio de l’inutilité, ce n’est pas la qualité du salaud qui fait la qualité du génie. Bien au contraire, probité et talent vont de pair. Pour l’artiste chinois, « il faut d’abord devenir un homme meilleur avant de pouvoir faire de la meilleure peinture »  - ou de la meilleure écriture. La perfection formelle dépend de la perfection morale et un artiste pervers dans ses idées ou mesquin dans sa vie ne réussirait pas entièrement son œuvre. Adieu, donc, à Céline et à Picasso.

Sa conversion au socialisme,  il la doit presque par hasard en 1936 lorsqu’un éditeur de gauche lui commande au pied levé une enquête sur la condition ouvrière dans le nord industriel de l’Angleterre au moment de la Dépression. Sa visite ne dure que quelques semaines mais est suffisante pour qu’il comprenne que les pauvres ne sont pas plus « habitués » que les autres à la pauvreté – et que l’horreur sociale est d’abord une horreur consciente.  « En effet, ce que j’avais lu sur son visage, ce n’était pas la souffrance ignorante d’une bête, écrit-il dans The Road to the  Wigan Pier à propos d’une de ces « misérables ». Elle ne savait que trop bien ce qui lui arrivait, elle comprenait aussi bien que moi quelle destinée affreuse c’était d’être agenouillée là, dans ce froid féroce, sur les pavés gluants d’une misérable arrière-cour, à enfoncer un bâton dans un puant tuyau d’égout. »

Mais la réalité des faits ne suffit pas. Il faut inventer la vérité – et même l’exagérer, car « il est juste d’exagérer ce qui est juste » (Chesterton). Le grand écrivain est celui qui connaît par l’imagination des choses qu’il n’a pas expérimentées, que cela soit, dans son cas, une pendaison, une chasse à l’éléphant – ou une société totalitaire. Véniel chez les honnêtes gens qui ne peuvent décemment imaginer jusqu’où peut aller la cruauté humaine, le manque d’imagination devient péché mortel chez les intellectuels quand ceux-ci non content de ne pas voir et de ne pas dénoncer celle-ci comme cela devrait être leur rôle y participent gravement. Seule l’imagination – le roman -  donne à voir les choses telles qu’elles sont.

orwell,simon leys,socialisme,totalitarisme,1984

L’intuition de l’univers concentrationnaire, Orwell l’a eu lors de ses années d’internat. Pour l’enfant sensible qu’il était, fils de bourgeois déclassé, et d’ailleurs « boursier »,  l’apprentissage social a bien eu lieu dans les couloirs de ces collèges anglais, mondes de tous les snobismes et de toutes les violences, et dont un film comme If… (Lyndsay Anderson, 1968) a pu donner l’idée.  « Quand un enfant est conscient de la pauvreté de sa famille, le snobisme peut lui faire endurer des agonies qu’aucun adulte ne saurait imaginer ». De là cette haine de la bonne société qui ne quittera jamais Orwell et fera de lui ce révolté éternel contre la soi-disant « justice » des « Gentils », lui faisant même écrire un jour que« le pire criminel est toujours moralement supérieur au juge qui l’envoie à la potence. »

À cette horreur sociale révélée par « la droite » s’ajoute bientôt une horreur politique provoquée par « la gauche ». Car on a beau faire de grands discours sur la lutte des classes, c’est grâce à cette dernière qu’on assure son niveau de vie – et comme il le découvre en Birmanie où il s’est engagé en tant qu’officier de police colonial. On a beau jeu de se moquer des uniformes, on compte sur eux pour veiller sur notre sommeil, selon le mot fameux de Kipling. Le socialisme est d’abord une hypocrisie. Et c’est contre lui et toute sa clique de mystiques attardés, « buveurs-de-jus-de-fruits, nudistes, illuminés en sandales, pervers sexuels, Quakers, charlatans homéopathes, pacifistes, féministes » et, par-dessus tout, il va vite s’en rendre compte, esprits totalitaires, que vont bientôt se concentrer ses critiques.

C’est en effet lors de la guerre d’Espagne où, pourtant engagé auprès des républicains, il est blessé à la gorge par une balle fasciste, puis traqué par les communistes qui voient en lui un ennemi de la cause républicaine, il comprend alors le délire sanglant dans laquelle la gauche de son époque est en train de s’enfermer – et pour très longtemps. La trahison des clercs, la réécriture éhontée de l’Histoire par les staliniens et consorts, l’inversion des infamies et des héroïsmes, le mépris absolu de la réalité, la tuerie de l’individu au nom de l’idéologie, le négationnisme gauchiste en marche – tel fonctionne désormais son siècle et qu’il résumera en une formule saisissante :« L’Histoire s’est arrêtée en 1936. »

Ainsi, lorsque le socialisme n’est plus hypocrite, il devient un fascisme. Et un fascisme qui, en aucun cas, n’est cette sorte de « capitalisme avancé » comme veulent le faire croire gauchistes de hier comme d’aujourd’hui. Contre ces brouilleurs de sens, Orwell perçoit clairement que le fascisme est une perversion du socialisme, toute économie centralisée courant toujours le risque d’abolir la liberté individuelle, tout collectivisme menant nécessairement au camp de concentration. « Malgré l’élitisme de son idéologie », le socialisme n’en apparaît pas moins comme « un authentique mouvement de masse, disposant d’une vaste audience populaire. » Avec ses airs de miracle politique, le socialisme soviétique puis chinois séduit.

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Pour autant, et c’est là tout l’humanisme d’Orwell, « fût-elle malade, criminelle ou vicieuse, l’humanité demeure irréductiblement une. » La politique ne saurait être une démonologie et c’est parce qu’elle le devient si souvent, et autant pour les crapules que pour les gens de bien, que l’auteur de La ferme des animaux, a toujours pris ses distances avec elle. Y compris dans le combat militaire lorsqu’il refusa un jour, sur le front espagnol, de tirer sur un ennemi qui avait perdu les bretelles de son pantalon. « Je me retins de lui tirer dessus en partie à cause de ce détail de pantalon. J’étais venu ici pour tirer sur des “Fascistes“, mais un homme qui est en train de perdre son pantalon n’est pas un “Fasciste“, c’est manifestement une créature comme et moi, appartenant à la même espèce – et on ne se sent plus la moindre envie de l’abattre. »Même à un idéologue, il arrive d’être autre chose.

Récupéré aujourd’hui par les néoconservateurs, Orwell n’en était pas moins un homme de gauche sincère et militant, d’une gauche sans marxisme, sans révolution, sans idéologie, « chrétienne » en quelque sorte – et s’il avait été croyant et non agnostique et farouchement anticlérical. Las ! Au lieu de l’intégrer à ses forces et d’en profiter pour s’épouiller de tout ce qu’elle avait en elle de toxique et de grotesque, la gauche aura préféré l’abandonner aux mains de la droite qui saura en faire bon usage. C’est que « l’horreur de la politique » est sans doute plus le fait de la droite que de la gauche (celle-ci relevant plutôt de ce que l’on pourrait au contraire appeler « une adoration de la politique »). Là-dessus, il faut s’entendre jusqu’au bout avec Bernard Crick, son biographe de référence cité par Leys : « Si Orwell plaisait pour qu’on accorde la priorité à la politique, c’était seulement afin de mieux protéger les valeurs non politiques ». Si l’on s’occupe de politique, c’est pour éviter que la politique ne s’occupe trop de nous et abolisse ou secondarise ce qui passera à nos yeux toujours avant elle – à savoir l’éternel et le frivole.

 

Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Flammarion, 2014.

 

 If... de Lyndsay Anderson

Octobre, d'Eisenstein.

44 ans

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soleil,lion,astrologie,30 juillet 1970

 

 

 

Je vous demande de ne pas

 

m'arrêter.

 

 

Pierre Cormary

 

 

 

 

Les trente-trois délices de Simon Leys

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Simon Leys (1935 - 2014)

 

 

 A Richard de Sèze, vicomte de Puypeu,

cette petite promenade à travers trois livres de Simon Leys et en écho

aux éternels "Trente-trois délices de Jin Shingtan" :

L'ange et le cachalot,

Le bonheur des petits poissons,

Le studio de l'inutilité.

 

 

 

simon leys,l’ange et le cachalot,le bonheur des petits poissons,le studio de l’inutilité

La Nartelle, La Canasta, Sainte-Maxime, bientôt.

 

 

1 – Classique.

Plus on lit un classique, plus on le rend meilleur. Shakespeare est plus riche aujourd’hui que hier – car Coleridge et Bradley sont passés par là. Cervantès a été enrichi par Unamuno. Et la Bible est chaque jour, chaque siècle, chaque millénaire, plus splendide. Les grands lecteurs, comme Borgès, sont toujours les seconds auteurs :"chaque fois que je cite Shakespeare, je l'améliore", disait celui-ci. Le temps fait partie intégrante de l'oeuvre. La littérature est une affaire de transmission, d’interprétation et de traduction - une affaire catholique, en somme. Ah, quel délice !

 

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Bible de 1500 ans, trouvée en Turquie et non brûlée par les "mythistes"

 

2 – Oreille.

L’unité des Evangiles existe par le style des évangélistes. C’est par eux que le style unique du Galiléen, « ce je hors pair »,éclate à chaque verset. Encore faut-il savoir lire. Ce que ne savent pas toujours faire les savants et jamais les « mythistes » comme Charles Guignebert dont Julien Gracq se moque. Contre ces révisionnistes aveugles et sourds, « il se trouvera toujours, à défaut de croyants et à défauts de savants, un dernier carré d’écrivains et d’artistes pour défendre, selon le seul verdict de l’oreille, et « globalement », comme dirait M. Marchais, l’authenticité des logia. » L’œil écoute, l’oreille voit et l’âme se révèle dans sa capacité de lire et d’être lue. Mieux que le spécialiste, l'écrivain sent, sait et sauve. Ah, quel délice !

 

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Visage de Christ par Rembrandt. Très, très beau.

 

3 – Vérité romanesque I.

Si tant de scientifiques confirment si souvent qu’ils savent tout mais ne comprennent rien, c’est parce qu’ils n’ont pas d’imagination. Ils ne lisent pas de roman. Ils n’ont aucune conscience du réel auquel seule l’imagination permet d’accéder. Or, la littérature est la science de l’homme, disait Mauriac. Le poète australien, Leslie Murray, ne dit rien autre quand il écrit que  « pour penser clairement en termes humains, il faut d’abord qu’on soit poussé par un poème. » Et Lévinas au début d’Ethique et infini aussi : la peur ou la haine du romanesque est une peur ou une haine de l’humain. La littérature n’est pas une information mais une modalité de notre être. C’est dans les grands livres que l’on prend conscience de la vie et que l'on accède à la connaissance du monde. Ah, quel délice !

 

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Henry Lamb (1883-1960) - The Artist's Wife. Très, très belle.

 

4 – Rite.

Confucius se méfiait des lois qui incitent toujours les gens à la ruse et excitent leurs pires instincts (et Sade montrera plus tard que les sadiques sont avant tout des juges, dont certains foutent dans leur robe en prononçant une sentence).  Alors, les lois sont certainement nécessaires à la civilisation mais ce ne sont pas par elles que passe la civilisation. La civilisation passe par le rite. Celui du thé, par exemple. Rites et musique – voilà ce qui fait la noblesse d’une cité et d’un individu. Et tant que l'élite intellectuelle ne faillit pas, le peuple est heureux. « Jusqu’à l’époque moderne, [le système confucéen] fut certainement le système de gouvernement le plus ouvert, équitable, souple et efficace qu’ait connu l’histoire de l’humanité. » Ah, quel délice (c’était) ! La culture était une forme d'éthique. "Un homme éduqué, même sans fortune et sans pouvoir, jouissait malgré tout d'une forme de respect qui était refusée aux riches et aux puissants." Depuis, il y eut la Révolution culturelle. La "rééducation" anti-confucéenne. Et ce fut le supplice pour tous.

 

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Lipton in China.

(Pour les théïomanes, ce site)

 

5 – Racisme.

Il ne suffit pas d’être antiraciste pour combattre le raciste. D’autant que le raciste constate parfois des choses justes, par exemple que le chinois est une langue rudimentaire qui n’a jamais changé, ce qui, ajoute ce grand sinologue de Leys, est la vérité absolue. Là où le raciste se trompe, c’est dans le jugement négatif qu’il porte sur cet archaïsme – car cet archaïsme fait précisément partie du génie chinois. Si le raciste n’était pas bouffé par ses préjugés, il serait le meilleur des anthropologues. Mais hélas, il juge mal ce qu'il comprend bien.

Au contraire de ce qui se passait en Chine, la technologie occidentale n’a fonctionné qu’en ruptures, fractures et révolutions, passant son temps à détruire et à sacrifier le passé – à se séparer constamment de l’univers naturel. « La civilisation chinoise, en revanche, s’est traditionnellement efforcée de maintenir son union primordiale avec la nature ; mais le prix de cette communion ininterrompue de l’homme avec le monde fut une réduction de sa capacité de le contrôler. Pour compenser cette carence fondamentale, les Chinois se sont ingéniés à multiplier les recettes pratiques d’adaptation au réel – l’astucieux bricolage du quotidien -, d’où cette subtilité et cette richesse d’invention qu’avait admirées Boswell [l’humaniste] mais qui ne peut donner le change à Johnson [le raciste] » Aucune confusion des langues chez eux, aucune séparation entre les hommes, aucune rupture avec l'unité primordiale. Les relations se sont certes compliquées mais toujours sur fond d’archaïsme et sans jamais se fracturer comme chez nous. En vérité, la Chine a su, mieux que nous, évité Babel. Ah, quel délice !

 

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Joseph Arthur de Gobineau, essayiste célèbre qui inspirera Adolf Hitler et Claude Lévy-Strauss.

 

6 – Balzac.

Balzac n’est-il pas meilleur en traduction qu’en français ? C’est qu’en langue étrangère, tous ses défauts (« idées biscornues, métaphores boiteuses, clichés pesants, manifestations diverses de naïveté et de mauvais goût (…) opinions d’une saisissante absurdité », et selon leys le conduisant aux limites « du déséquilibre mental ») n’apparaissent plus et il peut enfin apparaître comme « le-plus-grand-romancier-français-de-tous-les-temps. » Balzac est-il devenu romancier parce que sa mère ne l’aimait pas ou l’aimait sadiquement ? Le romancier n’est-il pas celui qui se venge de la vie et de ceux qui la lui ont infligée ? Le petit Balzac mis à l’internat par une mère cruelle,« bombardé de punitions », « abruti de chagrin et de terreur », toucha le sel de la vie qui est toujours le sel dans la plaie. Il décida de raconter cette plaie, la comédie humaine, la torture du vivre qui relève toujours de la mauvaise mère. Aucun romancier digne de ce nom n'a pas mal à sa mère. C'est pourquoi les normaux, les heureux, les sérieux n’ont rien à foutre de la littérature. Eux préfèrent la vie telle quelle, la vie qui leur réussit si bien et dans laquelle leur enfance s'est perdue. Peut-être un cliché ce que nous disons là, mais quel délice !

(Non, la difficulté de l’écrivain, c’est de se mettre au travail. Baudelaire s’en plaignait à sa mère, et se demandait comment Balzac, cet homme si « maladroit, niais et BETE » avait pu s’y mettre et cela depuis toujours. La procrastination – ah, quel supplice !)

 

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Vendéen facho.

 

7 – Jouissance.

Il n’y a que les méchants connards pour croire que les écrivains sont ce qu’ils écrivent. Les autres savent que le pamphlétaire fougueux est en réalité un homme timide, le chantre de la volupté brûlante un eunuque, l’aventurier un pantouflard, l’esthète un type qui boit du Tavel dans des verres en plastoc. Et il n’y a rien d’étonnant à cela, le besoin de créer correspond d’abord à un manque - et c’est pourquoi les écrivains sans carence sont toujours suspects. On s’est souvent demandé comment Simenon, petit boutiquier belge sans culture ni idées avait pu brosser une telle comédie humaine (comme Shakespeare, tiens !). Mais parce qu’il avait de l’imagination, pardi, c’est-à-dire de l’intuition, de la conscience (la conscience de ce qui est), de l’a priori réaliste – et peut-être un peu de grâce, à la Mozart. En définitive, tout ce qui fait décoller de soi, tout ce qui fait dire, à l’instar de Bernanos un jour à propos de son Journal d’un curé de campagne : « j’aime ce livre comme s’il n’était pas de moi ». C’est la carence qui fait la création, c’est le peine-à-jouir qui connaît le mieux la jouissance, c’est le vide qui permet le plein. Ah, quel délice !

 

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Federico mio.

 

 

8 – Mauvais écrivain I.

« L’œuvre de Malraux relève de la Compagnie internationale des Grands Clichés » (Nabokov). « Malraux a du style – mais ce n’est pas le bon » (Sartre). Malraux qui déclarait ne pas perdre du temps à discuter avec les imbéciles et qui de fait ne fut un grand romancier, la connaissance de la vie passant d’abord et avant tout par les imbéciles. Malraux qui ne dit qu’une seule chose valable dans sa vie, à savoir « qu’il n’y a pas de grandes personnes ». A part ça, tout est nul en lui. Ne dire presque que du mal de Malraux, ah, quel délice !

 

 

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 Le plus mauvais des mauvais (dont Basile de Koch fit naguère un savoureux portrait à lire ici.)

 

9 – Ecrivain monstrueux.

A un vieux pote qui lui demandait comment il pouvait concilier son catholicisme et son caractère impossible, faisant de lui un être irascible, ivrogne, glouton, arrogant, féroce, tout bonnement invivable, souffrant de « démoralisation morbide », Evelyn Waugh répondait : « vous n’avez pas idée combien je serais plus affreux encore si je n’étais pas catholique. Sans aide surnaturelle, je serais à peine un être humain. » Ah, quel délice !

 

 

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Evelyn Waugh, par Henry Lamb. Air pas commode, en effet.

 

 

10 – Traducteur.

Il y a les écrivains pour qui le langage est un problème (Flaubert le premier, Joyce, Faulkner) et il y a les écrivains pour lequel il ne l’est pas (Tolstoï, Dostoïevski, Simenon). L'enjeu est simple : soit "window" n’a rien à voir avec "fenêtre" (position puriste et autiste), soit elle a à voir (position organique et divine). Et c’est pourquoi Baudelaire, Coindreau, Vialatte, qui ont compris Poe, Faulkner et Kafka, sont grands. Pouvoir traduire, pouvoir comprendre, pouvoir lire. Ah, quel délice !

 

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Maurice-Edgar Coindreau, respect.

 

11 – Héroïsme importun.

L’honneur du perdant, du condamné, du vaincu, c’est de se taire. Celui qui ne s’arrête jamais, qui la ramène toujours, qui montre le poing encore et encore, au risque de toucher terre une nouvelle fois (un peu comme le chevalier matamore de Sacré Graal qui finit sans bras ni jambes mais qui continue à pérorer), est bien misérable. Le tribunal vous a puni ? Acceptez notre punition et retirez-vous. Vous venez de perdre votre combat ? Reconnaissez votre défaite et taisez-vous. Plus vous vous débattrez, plus on vous écrasera. Rappelez-vous la leçon de Robert Louis Stevenson au révérend Dr Hyde de Honolulu à propos du père Damien.  Pas d'entêtement infantile. Pas d'héroïsme importun. "Quand nous avons échoué, monsieur, et qu'un autre a réussi, quand nous sommes restés spectateurs tandis qu'un autre s'engageait, quand nous restons assis et que nous prenons de l'embonpoint dans nos charmantes résidences, tandis qu'un simple paysan mal dégrossi se lance dans le combat sous les yeux de Dieu, et secourt les affligés, et console les mourants, et est lui-même frappé à son tour, et meurt au champ d'honneur, la bataille ne peut être livrée à nouveau, comme votre misérable irritation le suggérait. (...) L'honneur des gens inertes : c'était tout ce qu'il vous reste."Alors, gardez-vous de ramener votre fraise. On pourrait vous faire encore plus mal. Il n'est pas seyant au vaincu de croire qu'il a encore une chance de vaincre.  "Quand deux galants se disputent les faveurs d'une dame, si l'un réussit tandis que l'autre est évincé, mais que (comme il arrive parfois) des faits qui pourraient porter préjudice à la réputation du rival heureux parviennent à la connaissance du perdant, tous les honnêtes gens considèrent que ce dernier est virtuellement obligé de garder le silence." Le jaloux peut avoir raison. Il n'en reste pas moins que sa jalousie apparaîtra toujours pire que les raisons qu'il rapporte contre son rival. "Même si votre histoire était mille fois vraie, ne voyez-vous pas que, quand vous osez la répéter, vous montrez un million de fois que vous êtes vous-même un vil..." Arrêtez les frais. Détendez-vous. Et prenez un peu de délice à la littérature. 

 

 

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Jusqu'au boutiste un peu diminué (cliquer)

 

12 – Barbe-Frisée.

Lire et relire les trente-trois délices de Jin Shengtan – surtout les un, deux, trois, cinq, onze, dix-sept, dix-huit, vingt-deux, vingt-six, vingt-huit et trente-trois :« Relire les Aventure de Barbe-Frisée. Ah, quel délice ! ». Ou celles de Harry Potter, de Tintin, de Chihiro et Haku. Relire ce que "nul lettré orthodoxe n'oserait jamais avouer" par peur de se faire snober par ses pairs. Alors que relire ce qui nous a émerveillés (et donc structurés) enfants, et le dire, ne pas avoir peur de le dire, ah oui, quel délice !

 

 

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Haku et Chihiro dans Le Voyage de Chihiro. Super émouvant.

 

13 - Intuition.

Bonheur des petits poissons qui frétillent dans l’eau et que remarque celui qui les voit du haut du pont. Bonheur de sentir les choses et de pressentir les êtres du haut du pont. Bonheur de savoir mieux que le savant - qui, lui, a toujours besoin de "vérifier", tant il ne sent rien par lui-même. Bonheur de sentir que la Vérité n’est pas un résultat de la réflexion mais, comme le disait Hannah Arendt, son point de départ. Bonheur de l’intuition anti-idéologique. René Guénon ne disait pas autre chose : l'intuition fut toujours supérieure à la raison. Tout ce que je sais du monde à 43 ans, je le savais déjà à 13 ans - avec sans doute, aujourd'hui, plus de grâce. Ah, quel délice !

 

 

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 Version enfantine de la pensée de Tchouang-Tseu (Ponyo sur la falaise, super émouvant aussi.)

 

 

13 – Matisse.

« Tout doit être travaillé à l’envers et finir avant même que l’on ait commencé », disait Matisse. Peindre « comme le faucon qui fond sur un lièvre », disait un peintre chinois. Quand des géants se rencontrent dans l’esprit d’un lecteur, ah, quel délice !

 

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Matisse, Le chat aux poissons rouges.

 

 

14 – Consciences délicates.

En plus d'être végétarien, Hitler disait que « le tabac est pour l’homme un poison des plus dangereux ». Eichmann, quelques jours avant son exécution, se mit à lire Lolita de Nabokov mais après quelques pages décréta que c’était « répugnant ». Consciences délicates que celles qui ne peuvent rien supporter d'impur. Alors que « les cigarettes sont sublimes », que la littérature est ce qui nous apprend la vie, et que la côte de boeuf à la sauce béarnaise prouve que nous aimons le sang, mais celui du coeur. Ah, quel délice !

 

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Lolita, film pédophile d'un juif du Bronx (dont on admirera quand même le sens du cadre, avec la bonne femme qui regarde derrière le cou de Sue.)

 

 

15 – Jargonneurs.

Dire du mal des « brutes spécialisées » que sont si souvent les universitaires, et notamment de François Jullien, dont l’autorité apparente ne provient que de l’opacité de son jargon, ah, quel délice !

 

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"Le savoir pour tous", pièce homophobe et antiféministe écrite par un réac du 17 ème siècle.

 

 

16 – Fausse route.

"Racisme et sexisme sont une lèpre de l'âme et doivent être combattus sans merci, mais la lutte contre le langage raciste et sexiste se trompe le plus souvent de cible : ainsi, cette revue américaine qui - dans la meilleure des intentions - interdisait à un de ses auteurs de faire référence au Nègre de Narcisse, ou encore ces journaux français, non moins vertueux, qui croient seconder la juste cause des femmes en imprimant monstruosités telles que "auteures" ou "écrivaine"....." En vérité, les mots sont innocents. Mon cul est rond comme une pomme. Et les antiracistes sont des enfoirés. Ah, quel délice !

 

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lol.

 

 

17 – Force des philistins.

« La beauté appelle la catastrophe aussi sûrement que les clochers attirent la foudre. » Tel ce voisin de campagne de Paul Claudel qui abat un orme séculaire parce qu’il « donnait de l’ombre et qu’il était infesté de rossignols ». Ah, quelle misère ! Ou ces habitués du bar en plein désarroi parce que la radio qui déverse la panade auditive habituelle délivre soudainement les premières mesures du Quintette avec clarinette de Mozart et fait que l’un d’eux, reprenant virilement ses non-esprits change illico de canal pour revenir à au bruit habituel. « A ce moment, je fus frappé d’une évidence qui ne m’a plus quitté depuis : les vrais philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté – ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de l’esthète le plus subtil, mais c’est pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à l’étouffer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur universel empire de la laideur. Car l’ignorance, l’obscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie. » Faire l’expérience de l’humanité la moins noble, pour un homme sensible, quel supplice -  mais quel délice de l’écrire !

 

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Kamini, La bagarre (attention, chef-d'oeuvre à cliquer)

 

18 – Goût.

Vulgarité d’en bas (le mauvais goût.) Vulgarité d’en haut (le bon goût). Si le mauvais goût mène au crime, selon le mot de Stendhal, le bon goût mène au salon de madame Verdurin. Vulgarité des lettreux qui croient en leur « héroïsme » et le montrent à tout bout de champ comme Hemingway ou Malraux, ces tartarins de la littérature que Jean Hatzfeld appelle cruellement les « mickey ». Vulgarité des critiques qui croient que Conrad écrit des romans héroïques alors qu’il écrit précisément sur le manque d’héroïsme et la folie qui s’y substitue. Savoir lire Lord Jim ET Le côté de Guermantès. Comprendre l’axiome de Valéry que « toute personne est moindre que ce qu’elle a fait de plus beau. » Comprendre, encore une fois, que l'oeuvre est plus grande que l'homme. Comprendre, au contraire des gens seulement honnêtes et toujours quelque peu obtus, que la duplicité, l'équivocité, l'ondoyance, est au coeur de tout un chacun - sauf peut-être des cons, toujours intègres.  Ah, quel délice !

 

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Nazi pas forcément méchant.

 

 

 19 – Poil dans la main.

« J’écris quand ça me vient et j’ai toujours peu que ça ne vienne pas », disait le rassurant Jules Renard. Conrad et Baudelaire disaient aussi ce genre de chose. Ne plus se sentir seul dans sa paresse et sa brêle attitude. Ah, quel délice !

 

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Diariste forcément méchant.


 

 20 – Cinéma I.

Savoir que Jean-Paul Sartre passa à côté de Citizen Kane (dont il disait sans rire qu'il était "l'antithèse du cinéma" parce que le cinéma devait être, pour lui, Sartre, "un art du présent" et que Welles avait fait là un film au passé) et que Julien Green adorait les films de James Bond, ce qui est une nouvelle raison de mépriser le premier et d'estimer le second, ah, quel délice !

 

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 Julien Green parlant de son roman Moïnraker.

 

21 – Cinéma II

« Les seuls acteurs noirs qui apparaissaient dans les films américains de cette époque étaient invariablement confinés dans de minuscules rôles de figurants muets : un portier d’hôtel, un cireur de bottes, une cuisinière de grande maison, un porteur de gare, etc. Mais c’était sur eux que se concentrait tout l’intérêt passionné de l’assistance. Aux yeux de celle-ci, ils devenaient les vrais héros du film : et d’ailleurs, la rareté même de leurs apparitions ne faisait que confirmer cette importance occulte et centrale des rôles que leur prêtait l’inspiration collective des spectateurs. Leurs entrées en scène, exceptionnelles et inopinées, étaient chaque fois saluées d’une énorme ovation et toujours précédées d’une intense attente. Quelquefois, il arrivait que le figurant noir disparût définitivement après ne s’être manifesté qu’une seule fois – n’importe ! il n’en devenait que plus libre de poursuivre ses fabuleuses aventures dans cet autre film, invisible et superbe, dont l’écran ne montrait que le misérable envers. » Ah, quel délice !

 

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Personnage de noir secondaire qui va mourir dans la séquence suivante mais qui permettra quand même aux gentils blancs de s'en sortir.

 

22 – Eloge de la paresse.

L’empire protestant a tout foutu par terre, et par-dessus tout la divine valeur de l’inactivité. Avec les Anglo-saxons, le travail est devenu la valeur numéro un (alors qu’elle était le signe de l’esclavage dans l’Antiquité). On se tue au travail et on en est fier. Et puis, quand on est à la retraite, soit on déprime de ne plus bosser, soit on bosse encore plus. Ainsi, ces amis du couple Leys qui se sont imposés un emploi du temps encore plus serré que lorsqu’ils pointaient au bureau.

"L'autre jour, nous sommes allés rendre visite à de vieux voisins qui, ayant récemment pris leur retraite, se sont installés à la mer. Comme je les complimentais sur les loisirs illimités dont ils devaient maintenant jouir, ils me répondirent sur un ton quelque peu défensif que, dans leur nouvelle situation, ils se trouvaient en fait beaucoup plus occupés qu'au temps de leur vie professionnelle. Maintenant, nous expliquèrent-ils avec fierté, ils avaient tellement d'activités et d'obligations, qu'il leur avait fallu établir un strict emploi du temps. Et, effectivement, l'horaire de la semaine était affiché dans la cuisine, sur la porte du frigo : on y lisait les heures respectivement allouées aux classes de yoga, au groupe de randonnées, au bowling,  au club culinaire et gastronomique, au bingo, au golf, aux activités d'artisanat artistique (dans ce dernier domaine, les assiettes peintes qui décoraient leurs murs faisaient regretter que la maîtresse de maison n'eût pas opté plutôt pour une judicieuse inactivité)."

Ces gens qui ne savent ni contempler ni se suspendre, qui ne savent que grogner quand ils n’ont rien à faire – alors que le rien-à-faire est le luxe par excellence. « Je ne puis réprimer un frisson quand je les vois qui gâchent leur vacances conquises à grand effort, en faisant quelque chose », notait Chesterton. « Je ne fais remarquablement rien », disait Houellebecq après son Goncourt. Ah, quel délice !

 

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Moi, du point de vue de mon père.

 

23 – Vérité romanesque II.

« Et surtout, ne l’oubliez pas, lisez beaucoup de romans », recommandait le vieux professeur de philosophie à ses élèves dont Pierre Rickmans était. Lire des romans pour approfondir la vie – ce qui répugnent aux gens sérieux qui n’en voient pas l’intérêt. Ou alors ces derniers lisent des livres d’histoire, des documents, des témoignages « vrais » qui leur semble exprimer le réel mieux que ne pourrait le faire un Balzac ou un Faulkner. C’est qu’ils ne veulent surtout pas être rattrapés par le réel, y sombrer corps et âme. Ils veulent se préserver, ne surtout pas comprendre. Ils se méfient de ce qui pourrait les dévier de leurs affaires courantes. Et surtout ils ne veulent pas trop se reconnaître dans le rôle des salauds. Car les hommes d’action sont toujours les salauds. Ah, quel supplice pour eux que la littérature, c’est-à-dire la science de l’homme, qui les épingle dans leur vacuité affairée ! Et quel délice pour nous, les littéraires, les vrais scientifiques, d'assister à leurs aventures burlesques, parfois tragiques.

 

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 "Moi, si j'étais une femme", et comme aurait dit le prince de Ligne (voir un peu plus bas) : Ramon Casas y Carbo - Après le bal, 1895)

 

 

24 – Justice et vérité.

« On peut hésiter sur ce qui est juste, pas sur ce qui est vrai », disait le maréchal Lyautey lors de l’Affaire Dreyfus. On peut aussi se demander comme Pilate ce qu’est la vérité, alors qu’elle est sous notre nez, et abandonner Jésus à la foule pour qu’on le crucifie. Aucun délice à cela, même paradoxal.

 

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Le Christ devant Pilate,  Mihaly von Munkacsy (Musée d'Hors c'est)

 

 

24 bis-  Amis et maîtres.

« Mes amis devenaient mes maîtres, et mes maîtres, des amis ». Mes icônes devenaient mes camarades, et mes camarades, des icônes. Ah, quel délice, Fanoutza !

 

 

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Voilà, maintenant, comme je te laisse partir

Je t'octroie ce simple héritage :

- Va-t-en, te dis-je, et tout sera ainsi :

Sans savoir tu bâtiras maison

Sur mon souvenir ; tu bâtiras une ville

Sur mes paroles.  - J'habiterai dedans.

Même tes enfants auront ma ressemblance

Sinon tu ne les aimeras point

- Va, je te dis, quand nous serons vieux

Soyons amis.

 

 

25 – Michaux.

Etre artiste, c’est ne pas craindre ses carences, ses frustrations, sa lâcheté sociale, sa vulnérabilité (que vos ennemis utiliseront contre vous) et parfois même ses vices. « Toujours garder en réserve de l’inadaptation. » En matière d’art et de réflexion, tout ce qui ne tourne pas à la manie, à la masturbation mentale, relève d’un esprit superficiel. La scatologie est une philologie. Le fétichisme, une cristallisation. Et la branlette, une prière. Ah, quel délice !

 

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Une perversion qui me manque....

 

 

26 – Chesterton I.

L’idée centrale de la théologie chestertonienne est que contrairement à « l’ancienne croyance platonicienne selon laquelle c’est l’univers matériel  qui serait mauvais et l’univers spirituel qui serait bon ». En fait, rien de mauvais en soi dans ce bas monde. Seul l’usage de celles-ci. Seule une croyance spirituelle peut le faire croire. Et c’est pourquoi « le diable est incapable de rendre aucune chose mauvaise – les choses demeurent telles qu’elles ont été créées le premier jour. L’œuvre du Ciel est matérielle – la création du monde matériel. L’ŒUVRE DE L’ENFER EST ENTIEREMENT SPIRITUELLE. » Quincy à boire, cerises à croquer, mains des femmes à baiser. La matière est l’œuvre de Dieu. Ah, quel délice !

 

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... que j'aimerais bien essayer avec elle (Bethsabée, par Rubens)

 

 

27 – Chesterton II.

A propos de Chesterton. Preuve du péché originel et de l’innocence perdue de l’homme mais aussi de sa liberté à résister au péché. Une sublime histoire du maître anglais : « Si vous vouliez dissuader quelqu’un de boire son dixième whisky, vous pourriez fort bien lui donner une cordiale bourrade en lui disant : - allons, courage, soyez un homme ! Mais en revanche, pour dissuader un crocodile de manger un dixième explorateur, personne ne songerait à lui donner une cordiale bourrade en lui disant : - allons, courage, soyez un crocodile ! » Ah, Chesterton, quel délice ! Allez, encore celle-ci : « quand une chose vaut la peine d’être faite, ça vaut même la peine de la faire mal »,  et encore celle-là : « Seule l’Eglise est capable de sauver un homme de la dégradante servitude d’être l’enfant de son temps » surtout de nos jours où « le criminel le plus dangereux est le philosophe moderne qui ne connaît plus aucune loi. L’ennemi n’émane plus des masses populaires, il se recrute parmi les gens éduqués et aisés, qui allient intellectualisme et ignorance, et sont soutenus en chemin par le culte que la faiblesse rend à la force. Plus spécifiquement, il est certain que les milieux scientifiques et artistiques sont silencieusement unis dans une croisade dirigée contre la famille et l’état. » Quel délice, on vous dit !

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 Maître à penser qui donne tort à tous ceux qui ne sont pas d'accord avec lui.

 

28 – Orwell I.

Etre le Scrat du sexe. « Les gens qui sont simplement paillards n’ont pas de problèmes tandis que ceux qui voudraient l’être mais n’en ont pas la possibilité sont horriblement dégradés par leur obsession » Sans doute Orwell parlait-il pour lui, lui qui tombait facilement sous le charme des femmes mais se révélait si embarrassé et maladroit à leur égard. Ah, quel supplice !

 

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Le genre de choses que je raconte à mon psy.

 

28 bis – Orwell II.

« Ses lettres [à Orwell] sont pleines de désarmants coq-à-l’âne : par exemple, il interrompt une réflexion sur l’Inquisition espagnole, simplement pour noter la visite quotidienne qu’un hérisson effectue dans sa salle de bain. » Lui-même écrit à l'instar d'un Chesterton :"Je pense que c'est en conservant notre amour enfantin pour les arbres, les poissons, les papillons, les crapauds, etc, que l'on rend un peu plus probable la possibilité d'un avenir paisible et décent." Ah, quel délice !

A part ça, les intellectuels le dépriment, notamment en France où la publication de La Ferme des Animaux, prendra un temps fou et cela pour des raisons politiques - la Terreur n'ayant jamais cessée au fond d'être la méthode des gauchistes. Ah, quelle merde !

 

 

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1984, c'est maintenant.

 

29 – Elan.

Il est le XVIII ème incarné, la civilisation européenne à lui tout seul, descendant de Charlemagne, une sorte de Mozart de la mondanité (même si en matière de musique, il préférait Gluck à ce dernier, mais personne n'est parfait), exquis, ouvert, moderne, antimoderne, toujours enthousiaste, l'Allegro fait homme. Qui ? Mais le prince de Ligne, voyons, celui à qui Casanova disait un jour : « votre esprit est d’une espèce qui donne de l’élan à celui d’un autre ». Voilà exactement ce que j'attends des auteurs que j'aime. Qu'ils aient tort ou raison, qu'ils m'inspirent. Ligne était sans nul doute le plus inspirant des hommes. "Pour ma part, je voudrais être une jolie femme jusqu'à trente ans, puis un général d'armées fort heureux et fort habile jusqu'à soixante, et puis cardinal jusqu'à quatre-vingt", disait-il. Ah, quel délice !

 

 

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Moi, du point de vue de ma mère (et donc un peu du mien, forcément.)


 

30 – Segalen

« Il reçut ce que seule peut donner la chaude affection d’une famille unie, une enfance heureuse. Avec ça, on est armé pour affronter la vie, et, une fois arrivé à l’âge adulte, on ne risque plus de perdre du temps dans quelque niaise et vaine chasse au bonheur. » A moins de renoncer à son enfance et de devenir adulte. Mais c’est là précisément l’impossible ou le très difficile – le résilient, comme dirait l’autre. Quand on a été un enfant malheureux, on est (souvent) un enfant malheureux toute sa vie. On recherche en vain quelque chose qui ne viendra jamais. On chasse le bonheur et on revient toujours bredouille. Parce qu’on n’a pas les bonnes armes, la confiance, la générosité, l’amour de la vie que procure une enfance heureuse. Aucun délice là-dedans. Ni même un supplice exquis.

 

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"Pas évident", comme dirait mon ami Soglo.

 

 

30 bis – Rebelles, selon Segalen.

« Je hais les rebelles pour leurs attitudes apprises, leur humanitarisme, leurs lavures de vaisselles protestantes. »

 

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Re lol.

 

 

30 ter – Salaud de génie.

Contrairement au credo occidental, que l'on aurait parfois envie d’écrire « crado », ce n’est pas, en Chine, la qualité du salaud qui fait la qualité du génie. Bien au contraire, éthique et esthétique vont de pair. Contrairement, donc, à Picasso, pour le peintre chinois, « il faut d’abord devenir un homme meilleur avant de pouvoir faire de la meilleure peinture. »  La perfection morale donne la perfection artistique – et un artiste vicieux ou méchant ne réussit pas entièrement son œuvre. Au contraire, la corruption de son être corrompt sa toile alors que la sainteté de tel autre embellit la sienne. "Ceux qui apprennent la peinture placent avant toutes choses la formation de leur personnalité morale ; dans la peinture de ceux qui ont réussi à se constituer cette personnalité morale, passe un large et éclatant souffle de rectitude, transcendant tous les problèmes formels. Mais si le peintre est dépourvu de cette qualité, ses peintures, si séduisantes que soit leur apparence, présenteront une sorte de souffle malsain qui se manifestera dans le moindre coup de pinceau." Comme chez Platon, le bon donne du beau. Ah, quel délice !

(Même si évidemment, Mao a démoli tout cela pour plusieurs générations. Quand donc viendra un jugement de Nuremberg du communisme ?)

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Bouddha lolesque.

 

 

31 – Mauvais écrivain II.

Stendhal n’aimait pas le style de Chateaubriand qu’il trouvait ampoulé, prétentieux, seulement capable de dire « une quantité de petites faussetés. » Comme c’est vrai. Ah quel délice que Stendhal, Leys et moi pensions la même chose !

 

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Enfin un bon Chateaubriand.

 

31 bis - Sang sur la plume (ou "intellectuel français").

"S'agissant de figures comme Robespierre, Saint-Just, Babeuf, Blanqui, Bakounine, Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxembourg, Staline, Mao Zedong, Chou En-lai, Tito, Enver Hokha, Guevara et quelques autres, il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d'anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler."Lire Alain Badiou, ah, quel supplice !

 

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L'ébouriffant, selon Alain.

 

32 – Mer.

Contre tous les touristes de la mer, dire la vérité sur la mer que seuls les marins savent mais taisent. Dire que la mer est odieuse, cruelle, d’un ennui mortel, qu’elle n’est qu’affaire de scorbut, de fouet et de sodomie. Dire qu’elle n’est acceptable qu’en tant qu’horizon poétique ou qu’en tant que roman anti-héroïque. Relire Typhon de Conrad et rester sur le plancher des vaches. Ah, quel délice !

 

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 La fameuse "vague" d'Hokusai

[Kanagawa-oki Nami-ura
Sous la vague au large de Kanagawa
, gravée vers 1831-34,
peintepar Katsushika Hokusai, le grand maître de l'estampe japonaise, Première gravure de la série Trente-six vues du Mont Fuji, gravure sur bois polychrome, environ 25 x 38 cm.]

 

 

33 – Castalie.

Recherche désintéressée de la vérité, idéal castalien, avec ou sans étudiants (plutôt sans), tour d'ivoire (qui prévient la marée de merde qui en bat nécessairement les murs) aristocratie pour tous (et ce qui est bien, c’est que tous n'en veulent pas et laissent les happy few à peu près tranquilles), refus total de l'égalitarisme (le danger mortel pour l'esprit) quoiqu'élitisme généreux– le collège de France, en somme. La divine inutilité du studio. La rose sans pourquoi. Le temps immobile, jamais perdu. La plage, le ciel, l'enfance. Mona. Les algues. L'araignée de mer qui m'avait fait si peur sur le rocher. Ah, quel délice !

(27 juin 2013)

 

 

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Sainte-Maxime, la Madrague, un jour avec Mona "château de sable" dans les années 70.

 

 Voir aussi : Simon Leys, l'intempestif.

Et : Orwell, l'épouilleur.

 

 

Limonov, par Emmanuel Carrère - Parce que c’était lui, parce que c’était moi

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On aime tout chez Emmanuel Carrère, sa mère, sa sœur, son épouse, et lui surtout, ce grand bourgeois qui aime se faire peur avec la vie des autres. Sa propension à décortiquer le destin de personnages hors normes, Jean-Claude Romand il y a quelques années, Edouard Limonov, cette année. Sa capacité à faire d’une biographie historique une autobiographie en creux. Son style qui se moque du style et qui n’en converse que mieux avec vous. Son insolente limpidité qui arrive à débrouiller les fils du conflit serbo-croate comme si c’était une aventure de Tintin en Syldavie. Sa narration impeccable, bourrelle d’ennui, qui nous emporte d’un trait de la première à la dernière page. Son usage malin des références franco-françaises pour rendre compte d’un personnage ou d’une situation que le lecteur ne connaît pas forcément - plaisir culturel et volontairement coupable du name dropping. Ainsi, telle personnalité russe est comparée à Jacques Attali, une autre à François Bayrou, une autre encore à Régis Debray – même Hibernatus, le film avec Louis de Funès et le Nikita de Luc Besson sont cités ! Et quand on ne sait pas en tant qu’écrivain décrire telle ou telle scène, comme raconter une réception à la Flaubert, « sans omettre une petite cuiller ni une source d’éclairage », on en fait l’aveu littéraire : « J’aimerais savoir faire ça, je ne sais pas » , mettant ainsi le lecteur dans un rôle de confident irrésistible. Faiblesse du récit ? Non, force du dire. Outre que prendre à parti le lecteur est toujours un bonheur théâtral pour ce dernier, l’art de Carrère n’est pas de raconter mais de dire. Dire la misère de l’URSS d’après la guerre. Dire la famine. Dire les rats. Dire les enfants sauvages. Dire la peine de mort à douze ans. Dire les histoires : « Histoires de Fritz morts qui hantent les ruines et guettent les imprudents ; histoires de marmites, à la cantine, au fond desquelles on trouve des doigts d’enfants ; histoires de cannibales et de trafic de chair humaine. » Vignettes très fortes qui s’impriment pour longtemps dans la tête du lecteur. Et même quand son héros connaît pour la première fois l’amour, ne pas hésiter à conclure par une phrase marquant l’ironie et la distance : « Voilà : c’était l’histoire de son dépucelage ». En vérité, on lit moins qu’on écoute Carrère. Et qu’à son tour, on a envie de lui parler. C’est que Carrère projette sur Limonov tout ce qu’il n’est pas et que nous projetons sur Carrère tout ce que nous sommes ou que nous avons été. Des gens qui lisent les romans d’Alexandre Dumas dans leur fauteuil, qui écoutent les opéras de Wagner sur leur chaîne laser et qui se font l’intégrale Tarkovski sur leur home vidéo et, pourquoi pas, en fumant quelques joints. Bref, des bobos sybarites, esthètes cultureux, Peter Pan littérateurs, écrivains sans œuvres, que Carrère lui-même a été au début, et pour qui Limonov est forcément un objet de fascination - et Carrère un modèle de fasciné fascinant. Celui-ci l’avoue très vite : « Sa liberté d’allures et son passé aventureux en imposaient aux jeunes bourgeois que nous étions. Limonov était notre barbare, notre voyou. » Comment ne pas être séduit aussi par ce type qu’on dirait sorti des Possédés de Dostoïevski ou des Damnés de  Visconti et qui collectionne les existence extraordinaires ? A l’époque des Bienveillantes de Jonathan Littell, certains critiques avaient reproché à l’auteur d’avoir fait de Maximilien Haue, son héros, un témoin trop parfait de la Seconde Guerre Mondiale, sorte de Nazi globe trotter étant de tous les événements, de tous les camps, de toutes les batailles et de tous les salons, allemands, français, russes, le tout sous arrière-fond porno-mythologique. Que n’auraient-ils dit de Limonov si celui-ci avait été un personnage de fiction ? C’est qu’il a tout fait, tout vécu, tout baisé, ce diable russe, se faisant baiser lui-même par l’Histoire, mais n’étant jamais plus sublime que dans la déchéance ou en prison. Stalinien de carnaval, nazi rock, « dissident new wave », il est le dernier pet du XX ème siècle, pourrait-on dire, moitié Jean Genet moitié Joker, cinquante ans de chaos européen à lui tout seul, et, qui le plus beau, continue son destin baroque de plus belle !

Fils d’un gendarme de la NKVD, né en 1943 à Dzerjinsk, Edouard Savenko est d’abord ce petit voyou ukrainien qui rêve de gloire et de destruction. Poète maudit sous Brejnev, il est expulsé d’URSS.  Clochard underground à New York, il se découvre une vocation de punk, de pute et de pédé, avant d’endosser les habits d’un valet de chambre pour milliardaire. Idiot international à Paris, « néo stal infernal », comme le qualifie Thierry Ardisson qui l’invite au Palace pour une « interview vérité », il devient la coqueluche de Saint Germain des Prés puis son repoussoir après qu’il se soit révélé le prototype indépassable du  « rouge brun ». Tartarin des Balkans, il côtoie sans complexes Radovan Karadžić et s’amuse, oui, s’amuse, à tirer sur la ville, « mais dans le vide », assure-t-il. De retour en Russie, il fonde le parti le plus dément de ces dernières années, le Nazbol (National Bolchevique), qui tient moins de l’extrémisme tout azimut que d’une certaine contre-culture, scandaleuse à nos yeux d’européens bon teint mais typique du pays de Bakounine et de Raspoutine. Arrêté à la suite d’une très foireuse tentative de coup d’état et alors qu’il se refaisait une santé en plein désert du Kazakhstan, il est condamné à quatorze ans de réclusion et est enfermé dans la prison d’Engels la bien nommée. Libéré en grandes pompes deux ans plus tard (et avec, semble-t-il, quelques regrets, car en prison, au moins, il était un héros), il reprend ses activités d’agitateur. Politicien presque respectable aujourd’hui, farouche opposant au régime, il fait tout pour se présenter contre Poutine en 2012, quoique sa crédibilité ait été entamée (encore que…) après la circulation d’une vidéo sur le net dans laquelle on le voyait, lui et quelques autres politiciens, faire la java avec une prostituée. Son statut d’icône du nihilisme international ne devrait pas en souffrir tant chez lui le grotesque va avec le panache. En vérité, il y a du Don Quichotte chez cet aventurier qui cherche en vain ses galons de salaud lumineux à la Carlos ou à la Bob Denard, mais ne les trouve jamais. Toujours en action, toujours à côté de la plaque. Si un jour, il a tué quelqu’un, c’est par une balle perdue. Dans une des scènes les plus drôles du livre, lors de la crise institutionnelle russe de 1993 et pendant laquelle la Maison Blanche de Moscou fut prise d’assaut par les insurgés, dont notre héros faisait partie, on le voit un moment sortir de celle-ci, rentrer chez lui pour se doucher, se changer, puis prévenir des amis du siège à venir, et manque de pot, ne plus pouvoir y retourner, vu que le siège a déjà commencé et que lui est en retard pour en être – assiégé ! Le voilà obligé de faire le pied de grue derrière les barrages de la police ou pire, de revenir chez lui pour suivre à la télévision les aventures qu’il aurait dû vivre dans le palais ! Limonov, c’est le gars qui rate son Golgotha parce qu’il se torchait la gueule dans le bar d’en face. C’est l’histrion qui rêve d’être le messie révolutionnaire et qui se retrouve dans une situation à la Monty Python, type Vie de Brian.  Comme Hemingway, comme d’autres écrivains en manque de gloire, il veut trop se la jouer héroïque  pour être crédible. Et c’est cela qui gène Carrère chez lui (et qui l’a même fait abandonner son livre pendant un an), non pas tant le criminel de guerre que le Russe a failli être, mais « l’allumé de la guerre » qu’il est assurément, «  le petit garçon qui joue les durs à la Foire du Trône » - ce que Jean Hatzfeld appelle cruellement un mickey.

Etre un raté, un pékin, c’est la peur de Limonov, mais c’était aussi la peur de Carrère avant de devenir écrivain. Sans ses livres, l’auteur de L’adversaire serait resté toute sa vie le dandy de droite qui « reproduisait les opinions de [sa] famille avec une docilité qui aurait pu servir d’exemple pour illustrer les thèses de Pierre Bourdieu » ; le bourgeois littérateur, trop sceptique pour s’engager, trop frileux pour se dégager de son milieu, qui sait qu’il « ne fait pas le poids » face aux poètes maudits et aux affranchis de l’époque ; l’apprenti parisien qui fait mine de dédaigner les gens et les lieux à la mode parce qu’il est trop timide :« C’est triste à dire, mais je ne suis jamais allé au Palace » ; le velléitaire tourmenté qui n’existe que par les quelques critiques de cinéma qu’il commet ici et là (dans Positif, tout de même…) et qui désespère de ne jamais publier quelque chose de culte ; le beau gosse qui se contente de « baisouiller » et de lire, toujours et encore les livres des autres : « Le talent des autres m’offensait. Les classiques, les grands morts, passe encore, mais les gens à peine plus âgés que moi… » Voie ouverte à l’amertume et à l’impuissance auto alimentée :« Cette énergie, hélas, au lieu de me stimuler, m’enfonçait un peu plus, page après page, dans la dépression et la haine de moi-même. Plus je le lisais, plus je me sentais taillé dans une étoffe terne et médiocre, voué à tenir dans le monde un rôle de figurant, et de figurant amer, envieux, de figurant qui rêve des premiers rôles en sachant  bien qu’il ne les aura jamais parce qu’il manque de charisme, de générosité, de courage, de tout sauf de l’affreuse lucidité des ratés. » Le pire, c’est que Limonov souffre du même supplice : « Ce qu’il voudrait, c’est lire ses vers, lui, et que tout le monde soit sur le cul. » Alors, on se rassure, on s’invente des modèles mythologiques. Pour Edouard, c’est la rencontre avec le capitaine Lévitine qui change sa vie : devant cet intrigant qui travaille moins bien que les besogneux vertueux mais réussit mieux qu’eux, cet amant de la vie qui fait de quiconque un éternel mari, cet élu qui met minables les braves gens, le père honnête et loyal ne vaut plus grand-chose. On fait semblant réprouver officiellement le salaud mais on lui voue une admiration secrète. On s’en fait le disciple discret. Amélie Nothomb ne disait pas autre chose dans Tuer le père : les gens qui nous marquent le plus sont moins ceux qui nous éduquent « pour notre bien » que ceux  qui développent notre volonté de puissance. Nazisme de l’intime. Fascisme de l’élan vital. Pour Limonov, il est très vite devenu clair « qu’il y a deux espèces de gens : ceux qu’on peut battre et ceux qu’on ne peut pas battre, et ceux qu’on ne peut pas battre, ce n’est pas qu’ils sont plus forts ou mieux entraînés, mais qu’ils sont prêts à tuer. » Il faut devenir un homme, un vrai, et pour cela, se mettre à boire (les fameux zapoï, marathons d’ivrognerie sur plusieurs jours), à coucher avec des canons, à fréquenter les pires voyous du canton, mabouls grandioses de tout poil, et quand on n’est toujours pas au niveau, tenter le suicide – au risque de faire un séjour en hôpital psychiatrique (ce qui en Union Soviétique n’est pas rien). La folie comme dissidence. Et c’est là que le fils d’Encausse intervient : « Ecrivant cela, l’idée me vient que moi-même j’ai donné jusqu’à un âge relativement avancé dans le culte romantique de la folie. Cela m’a passé, Dieu merci. L’expérience m’a appris que ce romantisme-là est une connerie… »

L’expérience, le bon sens, l’anti-romantisme de la « maturité », le Français a besoin de les insérer dans son texte, non pas tant pour moraliser son récit que pour marquer une distanciation entre lui et son personnage et c’est cette distanciation qui paradoxalement, pour ne pas dire malignement, narcissiquement (que d’adverbes, pardon !) lui profite à lui, le metteur en scène plus qu’à l’autre, l’acteur. Quand Carrère dit admirer Limonov, au fond, c’est lui qu’on admire, ses jugements sains, son acuité psychologique, sa rassurante profondeur. S’il affirme ne pas juger son héros, il ne l’enferme pas moins, ce faisant, dans cette mise en suspens du jugement. La souveraineté de l’auteur l’emporte sur le prestige du desperado. En fait, on ne délire jamais avec Limonov, mais on prend plaisir à décortiquer son délire - un peu comme ce que fit Sartre naguère avec Genet. On suit ses aventures de près mais de son fauteuil, sans être avec lui, alors que l’on est tout le temps avec Carrère et bientôt avec sa famille. Sa mère qui l’amène un jour à un congrès d’historiens à Moscou. Ses frère et sœurs qui se moquent tendrement de cette mère intellectuelle et de la première phrase de son premier livre : « chacun sait que le marxisme… » qui devient un sujet de taquinerie à répétition, un « classique » du foyer, parce que non, quand on était enfant, on ne savait pas ce qu’était le marxisme et « tu aurais pu penser à nous ». Ses deux garçons, six et trois ans, dont il raconte, avec une tendresse toute paternelle, le jour où ils ont voulu fugué de la maison, avec un baluchon fait d’un mouchoir noué autour d’un parapluie. Sa mère encore dont les opinions « savantes » sur l’avenir de la Russie, Gorbatchef et les autres, sont comme par hasard les mêmes que celles de Limonov, le fils écrivain opérant une sorte d’union mystérieuse et inavouable entre sa génitrice et son capitaine Lévitine. Le voilà en plein l’art de cet écrivain injustement traité d’ « officiel » par les officieux sans talent : non pas tant mettre les choses en relief qu’établir l’intimité de toutes choses. Révéler les filiations contre-nature entre les choses et les êtres. Celle de l’idéal et de l’extrémisme. Celle du pur et du pire. Mais aussi celle du bourgeois assumé et du salaud assumé, ce qui est presqu’un pléonasme. Pourquoi le complot « rouge brun » a-t-il été au fond beaucoup plus insupportable pour les « rouges » que pour les « bruns » ? Pourquoi Limonov est-il beaucoup plus infréquentable à gauche qu’à droite ? Pourquoi n’y a-t-il des infréquentables que pour la gauche d’ailleurs ? Pourquoi est-ce un auteur classé à droite qui s’intéresse à un histrion d’extrême gauche ? Peut-être parce qu’à droite, on admet plus facilement la dimension fasciste de la vie.

C’est entendu, ce qui attire « Narcisse » Carrère chez « Goldmund » Limonov, c’est son goût du « struggle of life », son instinct de primitif, son expérience des hommes et des lieux, son sens des situations extrêmes, sa faculté de rebondir, voire de ressusciter, sa dureté surhumaine qui fait qu’il n’a peur de rien, apprend très vite, s’insère partout, s’adapte à tout, se faufile dans les égouts de l’Europe tel le rat des Mémoires d’un rat de Andrzej Zaniewski, et menace de vous écraser, vous, l’intellectuel assis. Et vous, parce que vous ne vous aimez pas, parce que vous vous trouvez médiocre et veule, allez dangereusement être d’accord avec ça. Carrère, qui avait déjà fait la cuisante expérience de l’humiliation via Werner Herzog, autre « surhomme » admiré en son temps et qui s’était moqué de lui lors d’une interview maladroite, a là sa révélation métaphysique. « Il me semble qu’on touche là quelque chose qui est le nerf du fascisme », écrit-il. Oui, en effet, se faire écraser par plus fort que soi et trouver ça normal, parce que c’est dans l’ordre des choses que les forts écrasent les faibles, parce que « c’est la réalité, le monde tel qu’il est », c’est admettre l’essence fasciste de la vie. Nietzsche et les nazis avaient raison : la vraie vie se divise entre aryens et juifs, « belles brutes blondes » et chochottes, ceux qui cassent la gueule et ceux qui se font casser la gueule, comme dans ce camp de concentration, le seul permis par les institutions, les familles et les gens normaux, que nous avons tous connu, et qui s’appelle la cour de récréation. Plus tard, nous comprendrons que l’on peut en sortir, et que la seule alternative au fascisme, c’est le christianisme et son renversement des valeurs, ou le bouddhisme qui dit que « l’homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité ». Carrère avoue écrire ce livre pour contribuer à cette sagesse tellement plus subversive que tous les vitalismes du monde. Pour l’heure, ce qui nous fascine chez Limonov, c’est ce vitalisme, cet hybris, cet enculage de la vie par la vie (quelle autre définition du fascisme ?), forcément scandaleux pour les rousseauistes et les saintes nitouches. Et ce qui nous le rend malgré tout sympathique, fréquentable, aimable (en quoi Carrère a réussi son coup), c’est qu’on se rend compte qu’il ne l’a pas été pour de bon, fasciste, qu’il a feint de l’être, peut-être pour plaire à sa mère qui l’a tant été avec lui. Cette mère dure, « imbue de son sang, ennemi de tout attendrissement », qui prenait toujours le parti de son agresseur quand on l’avait tabassé à l’école, et qui un jour fit qu’il crut qu’elle allait le jeter sous un train. « Maman ! Maman chérie ! Ne me jette pas sous les roues ! S’il te plaît, ne me jette pas sous les roues ! »  Une histoire de résilience, ce Limonov.

 

Cet article est paru dans Le magazine des livres de décembre 2011 et ici une première fois le 30 janvier 2012.

Le hochet d'Amélie

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Au Salon littéraire

Une amie me disait que la seule chose que lui avait donnée envie de faire le dernier Nothomb, plutôt décevant selon elle, était de boire du champagne tous les jours à tous les repas. Pas si décevant que ça, donc, car un livre qui parle d’ivresse et qui donne envie de s’enivrer est un livre réussi au-delà de toutes limites - et je suis bien d’accord avec elle (Amélie, pas cette amie)  quand elle déclare dès la deuxième page que les gens qui font attention à ne pas être « pompette » quand ils boivent sont aussi absurdes que ceux qui prendraient garde à ne pas être charmés en regardant une jolie fille. Pour ma part, ce que j’ai toujours adoré dans ses livres est l’effet physique qu’ils faisaient sur moi et que ce Pétronille king size n’aura pas démenti. Non seulement il donne envie de s’enivrer mais encore de faire du ski, d’aller à Londres et, par-dessus tout, de lire les livres de cette mademoiselle Fanto, jeune écrivain qui débarque un jour dans la vie d’Amélie et qui va devenir son compagnon de beuverie, ou plutôt, puisque« le mot compagnon a pour étymologie le partage du pain », son« convignon » ou sa« convigne »– en même temps, et en vieux routier nothombien, je le dis tout net, que son meilleur personnage.

 Pétronille Fanto, c’est une Amélie Nothomb prol', hard, sans filtre, qui n’hésite pas à dire à celle-ci « qu’on devient écrivain à cause d’elle, sans se rendre compte que personne ne dispose de son combustible. » Une romancière qui plaît moins aux critiques qu’aux écrivains et qui par conséquent se révèle meilleur critique que les critiques. Une fille d’un genre mauvais garçon comme on en voit dans les pièces de Shakespeare dont elle est d’ailleurs spécialiste. Une excessive qui aime le désert autant qu’Amélie aime la neige. Une synesthésique qui pousse l’expérimentation de son corps jusqu’à mettre celui-ci en danger.  Une gauchiste intégriste qui trouve sa poésie dans ses origines populaires et prouve à l’aristocrate belge que tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes – à ce propos, a-t-on remarqué que l’auteur du Sabotage amoureux, dont tout le monde dit qu’elle écrit le même livre depuis vingt ans, a, au contraire, une curiosité sociale dont peu de ses collègues puissent se réclamer, preuve ses derniers livres qui explorent autant de nouveaux mondes et de nouveaux milieux, bien au-delà de son Japon matriciel ?  L’Amérique beatnick de Tuer le père ou militaire d’Une forme de vie, l’Espagne des Grands de Barbe Bleu, et aujourd’hui cette France « rouge » qu’on croyait à tort d’un autre âge.

Alors, il y aura tout ce que l’on aime dans un roman d’Amélie : les cingleries extatiques comme skier en buvant du champagne, les  jugements esthétiques, toujours bien plus cruels que les jugements moraux (« Au premier coup d’œil, il y a des êtres qu’on aime et des malheureux qu’on ne peut pas encadrer. Le nier serait une injustice supplémentaire »), le style sans effort (Amélie écrit autant qu’elle boit vite ou qu’elle visite un musée) qui laisse en rade les grincheux toujours plus soucieux de culture critique que de culture littéraire, les mots étranges («  glyptodon », « échanson »), le mot « pneu » (page 60), la séquence burlesque (le voyage à Londres pour une rencontre impayable avec Vivienne Westwood), la scène ondiniste entre les deux filles, les sous-entendus qui fouettent le sang (une phrasecomme « Tels Milord et Milady, nous étions assises chacune à l’extrémité d’une très longue table » vaut toutes les musardines), le fantasme d’assassinat, enfin, si chère à la romancière de Robert des noms propres et dont elle donne la meilleure version. Sans compter ce petit détail où Amélie, page 154, parle de son engouement pour les « hymnes gothiques », musique qu’elle disait honnir dans Antéchrista. Mince ? C’était donc elle, Antéchrista ? ;)

Pétronille, Amélie Nothomb, Albin, Michel, 176 pages, 16,50 euros.

 

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AN à la librairie Albin Michel (ex-Julliard), près du musée d'Orsay, le 10 septembre 2014. (Photos bibi.)

 

Extraits de la rencontre :

"- Mais Montaaaalte, c'était en 98, notre deuxième rencontre ! - Ma première photo, Amélie, qui trône depuis dans mon studio et qui veille sur moi. - Mesdames, voici mon fils, un ogre ! - Maman a toujours été exubérante. - Que feriez-vous quand je ne serai plus là, salopard ? - Tant que vous êtes en vie, je vis. Mon côté Oedipe. - Alors, buvons, fiston ! - Vubons ma reum ! (...) - Et vous voulez vraiment que je vous signe cette photo préhistorique, Montalte ? - Vous m'obligeriez, Amélie. - "A Pierre, sadique, sadien." - Je vais pleurer là. - Tant mieux. - Et pouvez-vous aussi me signer ceci ? [Et je lui tends mon exemplaire de sa Nostalgie heureuse] - Encore pour vous, enfant que j'élève mal ? - Pas exactement. Plutôt à.... ? - Oui ? - Au-ro-ra-Cor-nu. - Très très beau nom. - Un jour, je vous expliquerai... - En attendant, filez et lisez-moi Mishima, La marquise de Sade, ça devrait vous plaire. - A vos ordres, mère. "


Touche pas à sa pute

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Sur Causeur

 

eyes wide shut

 

Et si ce n’était ni Nabe, ni Zagdanski, ni Régis Jauffret qui avait écrit le livre définitif sur DSK mais Bruno Deniel-Laurent ? Non que cet Idiot du Palais, première fiction de ce surdoué en tout qu’est « BDL » (créateur de revues1, essayiste, documentariste et aujourd’hui romancier), traite des exploits carltoniens de celui qui a failli devenir notre président de la République, mais son histoire de pute et de puissant, de fric et de violence, de désir fou et de déchéance, y fait d’abord furieusement penser.

Au début, on croit qu’on va rire tant le décor improbable, les personnages grotesques et les situations ubuesques semblent relever du roman satirique et picaresque. Palais oriental en plein quartier haussmanien avec « piscine en marbre noir » et « ascenseurs empestant la friture et le safran ». Règlement intérieur épuisant jusqu’au délire mais qui n’empêche ni la médisance, la corruption et l’arbitraire de régner en maîtresses et où« un simple sourire ou un haussement d’épaules mal interprété dégringole à travers les étages du Palais et fauche au hasard deux ou trois employés modèles. » Armada multi ethnique de subalternes mis en caste pour le service des maîtres des lieux – et d’abord de la « Princesse » dont chacun se demande si « elle est belle » comme dans les contes de fées alors qu’elle est une sorte de monstre nothombien dont le corps obèse et enflé n’est plus qu’ « une cacophonie » pétante et rotante « que ne couvre pas le tintement de ses montres à un million d’euros ».  Dans ce monde totalitaire et ultralibéral où l’on se doit de combler dans l’instant le moindre caprice de ces émirs d’Oukbahr, Dušan,  l’agent de sécurité serbe chargé de veiller sur les entrées et les sorties de chacun, a trouvé sa place. Lorenzaccio passif et ironique de ce monde hors du temps et presqu’hors des lois, il croit résister à l’ambiance délétère du Palais. Pourtant, à lui aussi, il arrive «  pour tromper son monde, de décocher, ici ou là, une phrase d’une infinie bassesse, une saillie raciste, un trait de soumission » et de devenir peu à peu ce qu’il méprise. Ce sera son drame.

Tout se complique lorsque le Prince revient au Palais et charge Dušan, via son intendant, le « docteur Elias », et âme damnée des lieux,  de devenir son rabatteur. Accompagné de deux gorilles, voici notre « idiot » dans la Mercedes de l’Emir à rechercher sur le périphérique parisien celle que l’on présente comme « une jeune fille en difficulté » que son Altesse se propose d’aider en lui apportant « pour quelques heures un répit dans sa précaire existence ».  Ce sera Khadijia, « une beauté presque terrifiante », et dont, comme on l’imagine,  Dušan tombe amoureux dès qu’il la ramène au Palais, craignant instantanément pour sa vie et tentant de se rassurer en se persuadant que le Prince et ses gens « ne sont pas des monstres quand même. » On pense à l’ Eyes wide shut de Kubrick, ses orgies de notables, ses simulacres d’exécution (ou non), sa violence paranoïaque : « Le Prince : une transcendance aberrée. Il est partout et nulle part. On ne le voit jamais, mais il est sans cesse dans votre tête, dans votre dos. » Comme dans le film de Kubrick (et L’idiot du Palais pourrait faire un sacré bon film), on attend la mésaventure qui se termine bien, la rédemption par l’amour, la sortie propre.

Et c’est là que le roman surprend, désamorçant ce qu’il semblait promettre dans sa première partie un rien abstraite, refusant la fiction facile du salut glamour – et cela au risque de décontenancer le lecteur, celui-ci pris au piège d’un style aussi élégant qu’impitoyable qui agit sans anesthésie et le plonge progressivement dans un état d’insécurité morale qui est aussi celui de son personnage. Car comme le dira Kadija à Dušan dans la scène la plus terrible du livre, il ne suffit pas de faire partie des « gentils » pour être aimé, ni même respecté – le désir secret de tout un chacun. Le tort de Dušan est d’avoir cru qu’il suffisait de vouloir sauver quelqu’un pour pouvoir vraiment le faire, ou pire, de vouloir être sauvé soi-même (par une prostituée miséricordieuse et blablabla) pour l’être.  Au fond, l’idiot s’est révélé un imbécile non seulement incapable « d’être au niveau de ses intentions » mais encore qui s’est trompé complètement sur lui-même et celui de son « vrai visage » soi-disant à naître.

Un corrompu qui se croit pur, un esclave qui se croit libre, un homme qui s’imagine que l’amour d’une femme le révélera et à qui la femme aimée révèle surtout qu’il ne l’aime que par mimétisme princier – tel est l’histoire de ce petit factotum qui apprend à ses dépens que les bonnes intentions sont toujours punies et qu’on ne peut espérer une quelconque rédemption sans le sacrifice réel de ses illusions, même les plus vénielles, ce que l’auteur appelle superbement « la joie de la perte franche ». Roman girardien en somme où l’on se voit amputer de sa part mensongère, « romantique », et dont la miséricorde ne réside, si miséricorde il y a, non dans le fait d’être aimé mais dans celui de se rendre compte qu’on ne peut justement pas l’être. Khadija n’est pas Sonia, la fille perdue et magnifique de Crime et châtiment qui accompagnait Raskolnikov jusqu’à la fin. Ici, la femme qui sauve est la femme qui quitte, qui abandonne, qui refuse de se prendre au petit jeu compassionnel de son prétendant.  Si la grâce agit, c’est dans et par la crasse. « Khadija avait raison : il avait éprouvé de la pitié, une pitié suave, vaine, confortable, non la pitié qui sauve, mais celle qui égare, qu’on achète au rabais et que l’on revend avec intérêt. » Pas de récompense ni de happy end pour celui qui sort de l’enfer, mais un purgatoire qui risque de durer encore longtemps. Et c’est pourquoi L’idiot du Palais est ce livre génialement antipathique, antipathiquement catholique, qui, à quelques niveaux existentiels que l’on se place, dévoile la vénalité de nos affections.

 

L’idiot du palais, Bruno Deniel-Laurent, La Table ronde, 2014.

1 - Revues littéraires, bien entendu, les subversifs Cancer! (2000), Tsim Tsoûm (2005), Impur (2007), et non de cabaret, quoiqu’avec BDL, on n’est jamais sûr

 

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BDL (pantalon rouge) dans le Figaro littéraire du 04 septembre 2013

Comment on n'en finira jamais avec la droite et la gauche, en France.

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Puisque nous sommes à la veille de ces fameux "rendez-vous de l'Histoire" de Blois et qui ont été à l'origine de la polémique grotesque de l'été, dont Pierre Jourde a tout dit dans un article jubilatoire, et même si celle-ci est loin d'être terminée puisque voilà que Médiapart s'en mêle, nous aurions simplement voulu relire un entretien que Marcel Gauchet a accordé à La revue des deux mondes dans son numéro d'avril... 2008 et qui nous semble une excellente introduction à la pensée de celui qui qui est un de nos maîtres. Post qui s'apparente donc à une fiche de lecture destinée à remettre en (première) place quelques idées forces et structurantes, qui n'évite pas les digressions, qui n'en fait qu'à sa tête.

 

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1 - Comment chacun de nous est l'autre mais pas au même moment et pas sur le même point. 

L'Histoire comme continuité, engendrement, enchaînement, plus que comme rupture. La modernité a le culte de la rupture. La modernité se défie de la condition historique. L'Histoire lui sert de détestation. Surtout pas d'origine, de lien, d'héritage avec les salopards du passé. 

"La révolution moderne (je crois qu’on peut parler ainsi, il n’y en a qu’une au fond qui passe par toutes sortes de « sous-révolutions » de tous ordres) instaure un mode d’être inédit des communautés humaines. Néanmoins, cette nouveauté ne nous coupe pas du passé de l’humanité. Les structures profondes du monde humain-social demeurent les mêmes derrière leur métamorphose.Nous avons affaire à une transformation qui nous garde en continuité fondamentale avec l’humanité religieuse, pour faire court. Nous pouvons très bien continuer à comprendre celle-ci dans sa manière de fonctionner socialement, psychiquement, culturellement, intellectuellement. L’Histoire invente des choses jamais vues mais l’humanité reste une."

Derrière cette apparence paisible du déroulement de l'Histoire, mille heurts et mille conflits. Parce que nous sommes tous anciens et modernes. Parce que nous avons tous de l'ancien et du moderne en nous -  mais pas aux mêmes endroits ni aux mêmes moments, d'où les inévitables conflits psychiques. Pareil pour le clivage libéral-conservateur qui est celui, je crois, de la majorité d'entre nous mais qui ne nous empêche pas de nous disputer parce que les deux tendances ont chacun leur mode, leur registre, leur champ d'action. Et ce sont les modes, ces registres, ces champs d'action qui font que l'on se dispute ad nauseam. Souvent, l'on se vante de sa complexité : "je suis trop à droite pour mes amis de gauche et trop à gauche pour mes amis de droite", aime-t-on à dire de soi. Sauf que les amis en question disent (souvent) la même chose d'eux-mêmes et que nous ne sommes d'accord ni sur leur droite ni sur leur gauche. Parce que nous sommes tous ondoyants et cohérents, variants et invariants, mais que nous n'avons pas la même cohérence et la même façon d'ondoyer et que nous ne varions ou n'invarions pas sur les mêmes points. Et c'est une expérience pénible que de se rendre compte que ce qui nous rassemble (et ressemble) s'amoindrit et même s'abolit face à ce qui nous "dissemble". Comment chacun de nous est l'autre mais pas au même moment et pas sur le même point. C'est pourquoi il est si difficile dans une discorde d'éviter le mimétisme qui s'invite diaboliquement entre les protagonistes. 

2 - Point d'achoppement.

Chacun de nous se dit libéral ou socialiste jusqu'à un certain point. Mais quel point ? Celui d'achoppement ? De rupture ? De non-retour ? Là est la questchionne. Très violente, croyez-moi. 

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3 - Ma barbarie anti-barbare

Notre barbarie, c'est de croire que le passé fut barbare (propos finkielkrautien s'il en est) :

"Ainsi, se persuade-t-on, aurions-nous surmonté notre sombre préhistoire, cette période effroyable où les hommes battaient leurs femmes, croyaient dans des dieux et ignoraient les vacances."

Notre péché, c'est notre croyance en l'auto-création suffisante (et d'ailleurs, ce n'est pas un péché, car le péché, c'est ce que nous reconnaissons comme tel et c'est ce qui ce que Dieu est prêt à nous pardonner si nous ne le reconnaissons - or, les auto-créés sont très fiers de l'être et ne se voient pas du tout en pécheurs, notion ringarde pour eux, il est vrai.) L'homme contemporain, ce connard "sans dieux ni maîtres".

Mais à quel point moi-même ne suis-je pas tributaire de ce péché ? "A quel point" ai-je encore des dieux et des maîtres autres que pour des raisons de vernis culturel ? C'est encore la questchionne.

J'accuse les gens de s'auto-créer sans dieux ni maîtres mais moi-même je n'en fais qu'à ma tête et m'abrite ensuite derrière mes paravents mythiques et religieux. Et quand je traite quelqu'un de barbare, qui me dit que ce n'est pas moi, lui ? Tant pis, il faut s'affirmer soi-même aux dépens de l'autre."Voilà, si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer.", clamait déjà Calliclès.

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4 - La modernité contre le temps.

Le mal moderne, c'est d'avoir aboli le temps (plus que l'Histoire).

"On ne peut même plus parler de « fin de l’histoire », car en bonne doctrine hégélienne celle-ci impliquait la récapitulation et la conscience du chemin parcouru. Plus rien de tel : nous sommes passés dans une sorte de présent post-historique."

Le seul temps admis, c'est le présent-post historique. L'idée djeune que le monde naît avec moi. Il est clair que l'historicité a fait vaciller l'idée d'une nature humaine immuable.

"Pendant longtemps, nous avons vécu sur l’idée d’une nature humaine demeurant égale à elle-même à travers le temps, les variations, par ailleurs bien enregistrées, étant secondaires au regard de cette permanence fondamentale. Depuis le début du XIXe siècle, la conscience historique a miné petit à petit cette représentation de la nature humaine, en nous faisant découvrir la diversité des cultures et des civilisations, l’historicité essentielle des manières d’être de l’humanité. Nous sommes entraînés par l’approfondissement de cette conscience historique à laquelle il nous est impossible de nous soustraire."

NOUS NE POUVONS PLUS NOUS SOUSTRAIRE. Ce qui va rendre méchants les classiques et furieux (de contentement et de triomphe, et donc encore plus méchants) les modernes. La belle éternité de l'être ne séduit plus personne (même si elle persiste malgré nous.) Elle est encore là mais n'a plus la côte.

5 - Pape au centre du dispositif.

L'organisation religieuse de la société n'est plus mais la foi persiste sous de nouvelles formes à la fois très individuelles et très orthodoxes (popularité des papes). Depuis Jean-Paul II, jamais le pape ne fut à ce point au centre du dispositif (y compris Benoît XVI honni par la doxa mais star de l'information, le moindre de ses éternuements faisant le buzz. Quant à François, je ne vais pas vous faire un dessin...)

6 - Génie humaniste du libéralisme classique.

"Il y a une puissante foi libérale dont il est important de retrouver l’âme."

Trois genres de libéralisme : 

- Le « manchesterianisme »"où ce qui compte est l’activité économique en tant qu’elle est productrice de libertés grâce à l’accroissement des richesses. La thèse est simple : la liberté politique dépend de la liberté du travail et des échanges, qui donne aux individus les moyens de leur indépendance."

- Le libéralisme synthétique "qui s’organise autour de la notion de progrès. Celle-ci lie toutes les libertés sous le signe de la raison et de la science".

- Enfin, le libéralisme français et républicain. "Un libéralisme méfiant par rapport à la liberté économique, qui entend faire prédominer la liberté politique et qui attend la solution des problèmes sociaux du suffrage universel" (Gambetta, Clémenceau). Libéralisme modéré où l'Etat décide, intervient et surveille (mais sans collectiviser, contrairement au socialisme), libéralisme gaulliste.

"C’est cela la nouveauté triomphale [libérale] du XIXe siècle. Avant, explique par exemple Spencer, nous avions affaire à des « sociétés militaires », où le commandement était l’axe organisateur de la vie collective. La grande nouveauté du temps, pour Spencer toujours, c’est le passage aux « sociétés industrielles », c’est-à-dire le passage à un monde où le rapport entre pouvoir et société s’inverse, puisque c’est la société qui prend le dessus au nom de son travail et qui dicte sa loi au pouvoir politique au travers du mécanisme de la représentation."

En ce sens, la modernité n'est rien d'autre que la prise en main de la société par elle-même. La société qui prend son pouvoir d'elle-même - ou le libéralisme réalisé.

 

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7 - Génie du libéralisme (individualisme) + vertu des limites, chaque notion possédant sa limite interne.

Et celui de l'individualisme selon MATHIEU LAINE face à Gauchet dans lequel il voit l' aboutissement des droits de l'homme. Le libéralisme comme ce qui respecte l'individu et non comme ce qui veut le changer (révolutions nazie et communiste). A cela, on rappelle que le christianisme fut aussi révolutionnaire et qu'il a voulu changer l'homme. Certes, mais ce n'est pas exactement du même "homme nouveau" dont on parle - celui de Paul étant glorifié dans la foi d'un Autre et n'étant obligé (aliéné) par aucun processus (programme) politique, le royaume des cieux étant plus à venir qu'à mettre concrètement en oeuvre. Mieux, avec le christianisme, l'homme devient vraiment enfin lui-même - individu unique devant Dieu. Alors qu'avec le communisme et les religions post-modernes, l'homme tel qu'il est, individuel et singulier, doit disparaître.

Génie de Locke qui écrivait :

"Tout homme possède une propriété sur sa propre personne. À cela, personne n’a aucun droit que lui-même. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous pouvons dire qu’ils lui appartiennent en propre."

Et c'est là que le débat sur la liberté de vendre son corps recommence. JUSQU'A QUEL POINT peut-on lire ou réaliser cette très belle proposition de Locke ? Locke est-il ultra-libéral libertaire ? Non, bien sûr, parce que sa proposition, comme toute proposition, comme toute notion, comme tout principe, contient limites. Ainsi, un libéral classique ne verra aucune dimension libertaire à cette déclaration lockienne. Alors qu'un socialiste, donc hostile par définition au libéralisme, et pour qui le mal absolu est le libertarisme, dira que si, justement, cette déclaration lockienne est déjà libertaire, contient du libertaire en germe. Chaque camp voit l'extrême dans le camp de l'autre. Moi, par exemple, je fais partie de ces gens qui voient la terreur et le goulag en germe dans Rousseau et Marx mais aucunement dans Montesquieu et Constant. Parce que le libéralisme contient ses propres limites. Le libéralisme croit au désordre et aux bienfaits du désordre JUSQU'A UN CERTAIN POINT. Le socialiste est celui qui oblige le libéral à se croire ultra-libéral et libertaire sans voir que le libéral est bien souvent aussi conservateur.

En fait, l'utopie libérale n'est pas l'ultralibéralisme mais l'autorégulation naturelle. Le libéral croit que du désordre va surgir un ordre naturel sans doute inégalitaire mais ni aliénant ni misérable. L'aboutissement du "libéralisme authentique" serait non pas le triomphe du plus fort mais "l’émergence d’un ordre social bien plus efficient que l’ordre naturel ou l’ordre artificiel qui semblaient jusque-là devoir régner sans partage sur la réflexion consacrée à l’optimisation de l’organisation sociale." Un ordre quasi taoïste où le laisser- aller le plus total aurait donné lieu à la société la plus équilibrée, ou le libertarisme, si libertarisme il y a, aurait conduit non pas à Las Vegas mais à la cité de Dieu. Où princes et pauvres s'entendraient comme larrons en foire. L'utopie libérale comme utopie bisounours.

A quoi Gauchet, refusant ce libéralisme idéal, répond :" Nous ne parlons pas du même point de vue. Vous parlez d’une manière normative : ce que le libéralisme devrait être, ce qu’il aurait dû être. Je me contente de parler du libéralisme tel qu’il a été historiquement." Et bien sûr, on acquiesce - tout en se demandant quand même pourquoi nous les libéraux devrions renoncer à notre idéal bisounours alors que les marxistes et autres gauchistes n'y renoncent pas et ont du sang sur les mains ou sur la plume bien plus que nous.

8 - Génie et médiocrité du sarkozysme (selon Mathieu Laine)

"À mon sens, Nicolas Sarkozy a gagné l’élection présidentielle parce qu’il était le candidat des idées. Il était celui qui ne cessait de proposer quand les autres se cantonnaient de réagir à ses audaces plus ou moins heureuses programmatiques. Mais même s’il y avait beaucoup d’idées, il n’y avait pas de ligne, pas de cohérence, pas de choix net entre, par exemple, des ambitions interventionnistes d’une part, et des velléités libératrices, d’autre part. Il refusait même explicitement de se laisser « enfermer » dans un camp intellectuel, cette attitude n’étant manifestement pas que tactique. Maintenant qu’il est au pouvoir, cette absence de vision se révèle au grand jour et explique, sans doute, sa paralysie dans l’action. Car si de nombreux chantiers ont été ouverts, nous ne connaissons en rien la rupture promise. Cela ne condamne pas le quinquennat de Nicolas Sarkozy, mais cela le contraint, s’il veut marquer son temps, à choisir une ligne, une perspective de société, et à s’y tenir."

(Rappelons que cet entretien date de 2008 et que force est de constater que...)

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9 - Gouvernance et croyance au laisser- aller

"Notre idéologie est discrète, voilà tout. Elle se résume dans une foi dans les régulations automatiques. Nos ancêtres de l’âge totalitaire étaient obsédés par la volonté de maîtriser le fonctionnement de leur société. Nous sommes aux antipodes de cette hantise. Notre foi à nous, c’est que les choses marchent très bien toutes seules. Le mot qui condense ce nouvel esprit de l’époque est « gouvernance ». Un peu de gouvernement, mais le moins possible. Pour le reste, le plus possible d’ajustements spontanés dans le système le plus décentralisé possible. C’est à la puissance de ce schéma de pensée qu’il faut attribuer la désintellectualisation frappante de nos sociétés. À quoi bon chercher à comprendre et à maîtriser des processus dont l’équilibre doit se trouver de lui-même ? L’Union européenne est l’incarnation planétaire de cette façon « post-politique » de faire de la politique…"

L'Europe - nouveau monde qui doit se trouver lui-même. L'idée européenne comme ce qui va s'arranger de soi. L'Europe comme croyance quiétiste. Et c'est marrant parce que je me reconnais totalement là-dedans en me disant en même temps que c'est totalement délirant et irréaliste.

Alors que les Américains croient encore à l'action, eux, courageux, forts et cons qu'ils sont toujours. Plus nous. Nous, nous croyons au petit bonheur la chance. Au Kairos."Nous sommes de ce point de vue, sans le savoir, à l'avant-garde de l'Histoire."

10 - Sarkozy par Gauchet en 2008

"Le cas Sarkozy est très intéressant. C’est un homme dont la grande intelligence fonctionne à l’instinct, sans grandes théories. Son intelligence est d’avoir compris que, dans un pays comme la France, il faut un compromis entre la gouvernance et un certain rôle des idées, de l’Histoire, de l’autorité de l’État, de la mobilisation d’une grande mémoire. Sarkozy, c’est l’union de la technocratie version Union européenne avec le besoin d’idéal. C’est la composante que lui a apportée Henri Guaino. Grâce à lui, Sarkozy a trouvé une synthèse originale qui s’est révélée électoralement déterminante."

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11 -Identité française

La France n'a pas un problème d'identité nationale (contrairement à ce que pensent les "nationalistes") mais un problème d'identité historique (contrairement à ce que pensent les marxistes et consorts, tout ceux qui croient que le problème est "économique et social.").

 

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12 - Domination de la gauche culturelle depuis l'après-guerre.

Ce n'est pas moi qui le dit, c'est Gauchet :

"Le problème nouveau de la droite en France, c’est que c’est la gauche qui définissait l’avenir dans ce pays. La droite était le parti du passé. Or la gauche étant défaillante dans sa fonction traditionnelle, la droite se trouve dans l’obligation de faire ce travail à sa place si elle veut être crédible. La campagne s’est plutôt jouée sur le renouement avec le passé, comme condition de l’avenir. Sarkozy a retrouvé de ce point de vue le fil conducteur du gaullisme."

Le problème est que ce fil a fait long feu et s'est rompu, Sarko apparaissant au fil de son quinquennat comme un opportuniste, une girouette, un derviche tourneur, insuivable même et surtout pour son propre camp.

13 -Génie gaulliste : faire une politique de gauche quand on est de droite

"De Gaulle pouvait faire d’une certaine manière la politique de la gauche à droite."

Du moment que le président est de droite, peu importe (jusqu'à un certain point) qu'il fasse une politique de gauche. Ca peut être très bien une politique de gauche, mais moi c'est l'ambiance de gauche que je n'aime pas, la musique de gauche, l'immigré de gauche. Alors qu'un immigré de droite, il faudrait lui donner la nationalité française tout de suite !

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14 - Simplifier nos complexités

"À commencer par le poids des extrêmes, même si leur rôle n’est plus ce qu’il a été. L’extrême gauche fonctionne comme un surmoi pour la gauche socialiste, et le vote d’extrême droite est le grand problème électoral de la droite, dont il n’est pas sûr qu’il soit derrière nous. Cet extrémisme structurel contribue au durcissement des clivages. Par ailleurs, la raison première qui a présidé à l’implantation du partage demeure. Pourquoi y a-t-il eu une droite et une gauche ? Parce que le camp conservateur et le camp progressiste ont toujours été traversés en France par des failles très profondes exigeant une unification abstraite. D’où le besoin de fédérer ces familles disparates au moyen d’un affrontement symbolique simplificateur. Prenez nos partis. L’UMP est tout sauf un bloc homogène, c’est une réunion de courants dans une machine politique construite pour les besoins de la cause. Le Parti socialiste se divise à chaque occasion. Il est manifeste qu’il y a plusieurs gauches dans la gauche."

Et plusieurs droites dans la droite, plusieurs extrêmes droites dans l'extrême droite - et aussi plusieurs catholicismes, plusieurs islams, etc. Et là il dit quelque chose de très important et de très émouvant : nous avons besoin de simplifier nos positions non pas parce que nous sommes trop simples mais parce que nous sommes justement trop compliqués ! Nous sommes traversés par de telles failles idéologiques et religieuses qui sont autant d'irrésolvables contradictions (et que bien sûr l'adversaire prend plaisir à stigmatiser, mais comme nous le faisons aussi, c'est de bonne guerre) que nous sommes bien obligés de recourir à une unification abstraite. Parce qu'un moment donné, Anagké sténaï, "il faut s'arrêter" au sens littéral. Non pas arrêter, mais s'arrêter, s'arrêter soi, et tenter d'avancer, c'est-à-dire de laisser en jachère des parties de soi qui vont dans le mauvais sens - quitte à les reprendre plus tard. Et c'est la raison pour laquelle je m'insurge contre la fameuse objection"trop facile". "C'est trop facile de se dire catho et de se conduire comme un libertaire, c'est trop facile de se dire libéral alors qu'on est un fonctionnaire, c'est trop facile de parler de responsabilité quand on est bien loti, c'est trop facile...." Mais non, justement, c'est très difficile d'organiser toutes les forces en soi, de respecter toutes les configurations de domination ou autres formations de souveraineté. Quelle Herrschaftsgebilde pour quel problème ? Il est bien là le problème.

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Evacuation de l'être dans L'Evêque, de Tchékhov

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A Paul Edel

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Isaac Levitan, Par dessus la paix éternelle

 

 

Dieu meurt chez Tchékhov.

Et il est déjà mort, Monseigneur Piotr, alors même qu'il accomplit sa dernière messe. "Tout était comme dans un brouillard". Tout se déréalise, se rêve, s'abolit dans ce monastère de Staro-Petrovske où l'on fête les Rameaux. Les ouailles qui se mettent à pleurer comme s'il n'était déjà plus de ce monde. Sa mère qui lui apparaît au milieu d'eux et dont il se demande si ce n'est pas une apparition. L'ensemble des choses qui "semble vivre à présent d'une vie singulière, incompréhensible, mais proche de l'homme"- mais sans lui, hors de lui

Rentré chez lui, il retrouve sa mère. C'était bien elle dans la foule. Il "rit de joie". Joie du souvenir. Rire de l'enfance. Mais de l'enfance finie, qui est derrière lui - et qui revient aujourd'hui, comme pour le protéger de sa future disparition. Tout dans cette nouvelle bouleversante, une des dernières que celui qui a remplacé Dostoïevski dans notre coeur ait écrites, va dans le sens des présences fantômes, des signes rassurants, de la mort qui ne veut pas effrayer celui qu'elle va bientôt prendre. Ainsi le doux souvenir de ce maître qui avait un paquet de verges de bouleau pendant au mur de sa classe mais qui ne s'en servait jamais sur ses élèves. Lui-même "n'avait jamais pu se résoudre, dans ses sermons, à tenir des propos désagréables [ni à adresser] un reproche à personne parce qu'il avait pitié..."A la veille de sa mort, ne lui revient en mémoire que le doux, l'accommodant, l'indulgent. Et si l'on ne gardait finalement meilleur souvenir des gens qui ont été indulgents avec nous plutôt que bons ?

Quant à la foi, on a beau l'avoir, quelque chose manque toujours et ce manque est peut-être Dieu lui-même.  Vouloir croire en Dieu, c'est déjà croire, disait Dostoïevski. Pas sûr, répond Tchékhov, l'incroyant absolu qui a pourtant écrit un jour le récit de la croyance absolue (L'étudiant).

Décidement, rien ne va en ces jours derniers et comme le répète le rude père Sissoï : "cela ne plaît pas ! cela ne me plaît pas ! Mais pas du tout !", rengaine tchékhovissime ô combien !

Tout semble fuir ou s'annuler autour de Piotr : cette mère si bonne mais si lointaine à force d'humilité, et qui n'arrive plus à le tutoyer, employant un "vous" mortifère qui contribue à son achèvement. Ce ciel"insondable, illimité" qui s'en va au dessus des arbres "Dieu sait où". "Ce rien qui se lève dans son cerveau dès qu'il ferme les yeux." Ces larmes qui surgissent en lui à la moindre évocation du passé. Cette sensation que son être s'évacue progressivement du monde, de lui, des autres. La seule qui lui donne encore un peu d'existence est sa nièce, la petite Katia qui mendie son oncle : "Donnez-nous un peu d'argent... Faites-nous cette bonté... mon cher tonton..." L'argent, fond des choses, réel de la réalité, absolu de la matière.

Dernier office. Derniers tremblements. Et cette subite envie de "partir" - comme les trois soeurs et tant d'autres personnages de Tchékhov. Mais de quel départ s'agit-on ? Lorsque le docteur lui apprendra qu'il a la typhoïde, il ne pourra s'empêcher de penser : "que c'est bien ! que c'est bien !" La mort  comme espérance de sortie, bien plus que comme espérance de vie éternelle. La mort comme soulagement, consolation de l'être. Le néant comme promesse de douceur attendue depuis toujours. Athéisme moral de Tchékhov.

Et cette terrible dernière phrase sur la disparition des êtres dans la mémoire des autres. Cette vieille mère qui raconte ses enfants aux autres villageoises, et notamment ce fils qui fut évêque, craignant qu'on ne la croit pas - et "effectivement, il y en avait qui ne la croyaient pas."

Croire pour vivre et faire vivre.

 

Tchékhov : La steppe, Salle 6., L'Evêque, édition de Roger Grenier, Folio.

 

 

 

Fincher et les signes

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 A l'occasion de la sortie de Gone girlthriller exceptionnel de l'auteur de Zodiac, et sur lequel Guillaume Orignac a, comme à son habitude, commis un commentaire savant et passionnant, ici , il n'est pas inutile de se replonger dans l'étude magistrale qu'il avait publiée en 2011 (et d'ailleurs présentée un jour dans une émission de Taddéi où il avait été invité à l'occasion d'une diffusion de Panic Room.)

 

 

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« Plus ce monde est fait par l’homme, plus le lien du monde et de l’homme est rompu. » Gilles Deleuze

Corriger la vie par la violence consentie (Fight club) ou par la virtualité imposée (The social network). Echapper au réel tout en se vengeant réellement de celui-ci (les tueurs de Seven et de Zodiac). Croire que tout est jeu (The game), temps compris, et que l’on peut inverser les âges et les corps (L’étrange histoire de Benjamin Button). Se sentir toujours menacé dans sa bulle par des étrangers (Panic room) ou par un étranger typique (Alien 3). Coder, décoder, recoder le monde sans fin. Ne plus distinguer la veille du rêve, le sujet du reflet, le rouge du sang. Devenir insomniaque pour résister aux simulacres. En huit films saisissants, David Fincher aura changé les données de l’image contemporaine et mis à jour la nouvelle pixellisation du monde. En un petit livre dense et subtil, Guillaume Orignac explore ce cinéma qui loin d’être simplement celui de nos angoisses est celui d’un nouveau rapport au monde où les signes ont remplacé les corps (et parfois s’inscrivent dedans), où la chair n’est plus qu’une graphie modulable à l’infini, où la vie ne vaut qu’en tant qu’écran derrière lequel on se projette ou on se cache.

 

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L’heure numérique est l’heure des simulacres infinis, des puissances du faux décuplées, du maquillage perpétuel. Le cinéma analogique, qu’il fut image mouvement (Ford, Hitchcock, Renoir) ou image temps (Antonioni, Godard, Tarkovski) se faisait devant la caméra. C’était l’époque de l’enregistrement des corps par les images, de la vie donnée sur pellicule. C’était le temps où l’on disait « moteur ». Puis, bataille, amour, haine, action, violence, mort, en un mot : émotion. Emotion des présences. Celles de Pierrot le fou ou d’un Américain à Paris. Le reste était affaire de montage mais le montage dépendait du vivant. Au contraire, le cinéma numérique commence au montage. L’essentiel ne se joue plus sur le plateau mais dans l’aplat. On utilise encore des acteurs mais pour les dédoubler (un seul acteur pour deux personnages, les jumeaux Winklevoss dans The social network, ou sept acteurs pour un seul personnage dans L’étrange histoire de Benjamin Button). On peut faire que Brad Pitt naisse vieux et meurt bébé. Les corps sont devenus des images qui se déploient sur fond vert. La chair est pixellisable à l’infini. L’objet lui-même dépend des graphistes. Là où l’analogique faisait dans l’effet de surface, le numérique fait dans l’effet d’optique. « La sensation de volume composée par les jeux de lumière sur les plateaux est devenue une information parmi d’autres, elle-même modifiable dans les salles de post-production », écrit Guillaume Orignac. Ce n’est même pas qu’on substitue le robot au vivant, comme dans Métropolis, ou qu’on humanise l’ordinateur, comme dans 2001, l’odyssée de l’espace. Non, on informe corps et objets d’autre chose, on « informe » de manière intransitive. On néantise. On dématérialise et la vie et la matière. On « pirate » les choses. Et, comme le dit malicieusement l’auteur, « la génération des Pères, attachés à la présence matérielle des objets, n’y entend plus rien ». Les jumeaux Winklevoss ont beau expliquer au doyen qu’un nerd leur a piqué leur idée de réseau social privé, celui-ci n’y pige que dalle, car tout cela n’a pour lui ni réalité ni présence. On ne va pas se battre pour ou contre de l’immatériel. Or, c’est l’immatériel, le numérique, qui commence à tout dominer. Là-dessus, le nerd ne s’y est pas trompé. « On vivra sur internet ».

 

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Si Platon avait pensé le cinéma dans le mythe de la caverne, Ovide aura été le précurseur du cinéma numérique dans Les métamorphoses. Le numérique peut tout, permet tout, modifie tout, mais du moment qu’il y ait le moins de vivant possible. Le numérique travaille dans l’image, pour l’image, par l’image. Le film n’arrête jamais d’être repris, peaufiné, retransformé. Le film est une sorte de Transformer. Dans l’absolu, il n’y a pas de fin à sa réalisation, comme il n’y a pas de fin au Jeu ou au Réseau social  Là réside l’ambiguïté de l’œuvre de David Fincher qui, à l’instar de Tyler Durden, le héros subversif de Fight Club, semble vouloir jouer et gagner sur les deux tableaux, éthique et esthétique : à la fois dénoncer cette néantification des corps et s’en servir comme jamais avant lui. « Grand écart, souligné par Orignac, de ceux qui veulent avoir raison partout : une main dans la poche de l’industrie et l’autre qui voudrait signer des manifestes antisystème. » C’est toujours la même histoire avec le cinéma : soit l’on considère sans indulgence que si l’image double les choses, elle confond le vrai et le faux, le bien et le mal, et dans ce cas-là, il n’y a nulle différence entre Charlie Chaplin et Adolf Hitler (comme l’explique sans complexes un Stéphane Zagdanski dans La mort dans l’oeil, l’essai le plus puritain jamais écrit) et dans ce cas l’on ne sort jamais de la caverne, ni d’ailleurs du commandement qui interdit de faire des images ; soit l’on a conscience que l’image n’est qu’une image et que le passage dans la caverne, outre la catharsis qu’il représente, est ce qui nous apprend le mieux à résister aux simulacres du monde (et qui sont bien pire que ceux de la salle obscure), tout en nous redonnant confiance au monde - ce que Gilles Deleuze n’appelait pas moins « la catholicité du cinéma ». Encore une fois, Béthléem ou Jérusalem : l'image permise et libératrice ou l'image prohibée. Rions de la prohibition. Le cinéma n’est pas ce qui nous trompe sur le monde, le cinéma est au contraire ce qui nous prévient contre les tromperies du monde, et ce faisant, nous rend la croyance au monde. Le cinéma nous fait rouvrir les yeux sur le monde. « Si Fincher assume les figures de l’esthétique publicitaire, écrit Orignac, c’est pour en faire la critique et rendre compte des modes de vie occidentaux. Il regarde le monde comme il se produit sous notre regard : par une circulation ininterrompue de signes modalisant nos affects et nos attitudes sans que nous sachions au juste quel en serait le fond. »

 

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Ne confondons pas les personnages de ses films qui  passent leur temps à recoder le monde selon leurs désirs et leurs pathologies et le cinéaste qui nous apprend à décoder ces codes et à nous réapproprier le monde. Le plaisir, toujours un peu sadomasochiste (j’allais dire cinéphile !), que l’on prend à la vision de ses films réside dans ces situations où le personnage se retrouve bloqué dans ce qui précisément devait le protéger (Panic room) ou le divertir (The game) ou même lui faire retrouver sa copine (The social network). Chez Fincher, la capture d’écran devient une affaire numérique autant qu’ontologique. Une figure de style au même titre que le zoom ou le travelling. Un Kairos dans lequel on s’inscrit mais dans lequel on s’enferme – comme Jodie Foster et sa fille dans la panic room pour échapper aux cambrioleurs. Pas de chance, ce que recherchent ces derniers se trouve précisément dans cette chambre. Chez Fincher, le virtuel est toujours menacé de viol, la bulle est toujours prête d’éclater, le jeu d’être le pire des pièges (une définition du suspense). Ce n’est qu’un jeu ou suis-je vraiment en train de me faire flouer ? se demande Michael Douglas dans The Game[1]. On se croyait bien en sécurité dans sa boîte. On risque de retrouver la tête coupée de la femme aimée dans la boîte (Seven). Ce qui protège du monde réel devient irrespirable (au propre et au figuré, puisque dans Panic room les cambrioleurs tentent un moment de gazer la chambre dans laquelle sont enfermées les deux femmes). C’est alors qu’on veut sortir. A la fin du Social Network, Marc Zuckerberg aère désespérément son propre profil Facebook espérant que son ex pourrait accepter sa demande d’invitation. « Baby You’re un Rich Man » des Beatles peut conclure le film, le bébé riche reste bien seul. Le hacker nous a tous mis en boîte mais c’est lui qui est encore le premier prisonnier de celle-ci.

« Cinq cent millions d’amis, cinq cents millions de signes, tout un tas de figures inertes réunies par sa seule volonté. Triste conquête d’un monde numérique peuplé de vides et d’absences. La chair manquera toujours. Appuyer toujours sur la même touche, alors. Espérer renouer avec le vivant. Ne jamais dormir, de peur de l’oublier. »

 

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Nous sommes devenus des images. Nous sommes devenus nos propres icônes. Nous sommes devenus des produits publicitaires. Alors, certains d’entre nous pètent les plombs et décident de faire acte de résistance, soit en polluant les images avant de faire exploser les banques (Fight club) soit en assassinant selon l’ordre biblique des sept péchés capitaux les individus les plus aliénés à la consommation (Seven), à moins que l’on veuille, comme Marc Zuckerberg, ajouter de l’aliénation à l’aliénation, du simulacre au simulacre, et non sans souci démocratique : le réseau social doit être à tout le monde, non pas à quelques fins de race de Harvard. Le complot pour tous. La mondialisation comme nouvelle sentinelle. Le numérique ne fait qu’accompagner cette révolution culturelle, plus exactement cette révolution du culturel sur le vivant, et qui, pour Guillaume Orignac, a commencé au début du siècle dernier avec l’avènement du Bauhaus en 1919 en Allemagne, par l’architecte Walter Gropius. Pour la première fois dans l’histoire des arts s’opéra une fusion entre production artistique et industrialisation de celle-ci : de l’architecture, oui, mais avec du design ; de l’art, certes, mais avec de la publicité. Désormais, plus de créateurs sans « créatifs ». Dès lors, l’art était assujetti au « culturel », lui-même soumis au commercial.  Le monde était contraint de devenir copie de copie, doublure sans cesse doublée, chute sans fin de nombres. Pour y échapper, ne resteraitt plus qu’à se faire fasciste, assassin, ou ouvrir un compte Facebook.  Dans tous les cas, retourner les signes culturels contre eux-mêmes. Faire imploser le monde par tous les moyens.

 

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Alors, « trop sombre, Fincher ? » Peut-être. Aux débuts hyper violents et hyper spectaculaires des Alien 3, Fight Club, Seven ont succédé des films à la cruauté plus voilée, presqu’invisible, (The social network est un remake secret du Parrain, remarque Orignac), en un mot : numérique. Tout se fait dans, par et pour l'image : ça tue autant mais ça fait semblant de vivre, et apparemment ça fait moins mal. La rupture a lieu avec Zodiac et son premier plan à l’élégance oppressante de la rue filmée d’une voiture qui passe. Tout est lisse, beau et parfait. Mais il n’y a que dans les mondes lisses où le carnage surgit comme dans une nouvelle de Ballard du même nom. Le mal devient banal, l’épouvante naît du familier. « Même le jour perd de sa bienveillance », note Orignac dans son beau style impressionniste. Le serial killer n’est plus l’ange exterminateur de Seven qui vient, façon Joker, se rendre à la police et, ce faisant, mettre au point ses derniers crimes. Il est un anonyme insaisissable. Il pourrait être ce gros vendeur dans cette quincaillerie, principal suspect de l’affaire et jamais arrêté faute de preuves. Il pourrait être n’importe qui. Et Fincher de réaliser ce qui est sans doute la scène la plus flippante de ces dernières années lorsque Robert Graysmith, incarné par Jake Gyllenhaal, rend visite à « l’ami » du Zodiac (un loueur de films !) et se demande à  un moment donné si ce n’est pas lui, le Zodiac.  « Permanence d’un cauchemar sans origine ni source, et qui envahit toutes les formes sensibles », écrit Orignac – et triomphe de la paranoïa. Là où il n’y a plus que des signes et de l’informe, c’est le monde entier qui devient une menace confuse et diffuse. C’est la télé qui se met à parler au héros dans The game. C’est le film lui-même qui devient subliminal (Fight club). Ce sont les effets spéciaux qui permettent au film d’exister (L’étrange histoire de Benjamin Button) alors que jusqu’à présent les effets spéciaux n’étaient là que pour faire plus beau, et du reste le film pouvait se faire sans eux[2]. Dans le cinéma numérique, « l’image manquante peut s’inventer et venir combler la trame mitée des événements. » Sa suprême astuce est de faire croire, comme l’autre, qu’elle n’existe pas. On ne remarque pas qu'elle est là devant nous (quoi ? c'est le même acteur qui fait les deux jumeaux ? comment ? ce panoramique dans les rues de Cambridge est un faux ? et ce plan magnifique est en fait la superposition de trois plans fondus en un seul ?) et qu'en plus elle a toujours un pas d’avance sur nous, comme la trame du Jeu sur Michael Douglas, le programme meurtrier de John Doe sur les inspecteurs ou les déploiements de Zuckerberg sur les jumeaux Winklevoss. Inquiétante étrangeté de l’heure numérique qui semble avoir fait perdre au monde son autonomie ; qui, à la lettre, a refait le monde à son image et qui montre que ce n’est pas une simple image mais une image « sample ».

Ainsi, « un monde s’achève dans l’achèvement de son image ». L’irréductibilité des êtres et des choses n’est plus, le numérique l’a liquidé d’un coup de palette graphique.  Il n'y a plus de dehors. Il n'y a plus que des plis. Il n'y a plus que des pixels. Le cinéma numérique agit comme le fusil photographique du physiologiste Etienne-Jules Marey qui tuait les oiseaux en plein vol mais enregistrait en douze clichés le décomposé de leurs battements d'ailes. Fin des présences réelles. Fin des objets singuliers. Partout, la fin. Partout, le cinéma. Vidéodrome en branle. Tête à effacer. Mirage de la vie. Nuit des morts vivants. « Que peut-il alors rester de vivant en nous ? », demande Guillaume Orignac. Et bien, ce livre phare, par exemple.

 

 David Fincher ou l’heure numérique par Guillaume Orignac, Editions Capricci, Actualité critique, septembre 2011, 7, 95 euros.

 

PISTE A SUIVRE : http://ruinescirculaires.free.fr/index.php?2011/10/14/569-xxx

 

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Publié une première fois le 23/10/11.



[1] Bien que très admiratif du film, je me demande toujours si le scénario ne bluffe pas le spectateur dans la mesure où la seule trame possible de ce Jeu est de faire croire au joueur, Michael Douglas en l’occurrence, qu’il ne s’agit plus d’un jeu mais d’une arnaque. Pour que le héros interagisse sincèrement dans les situations qui lui sont données et souffre tout de même un peu, il faut en effet le persuader que celles-ci sont bien réelles, et qu’il a été réellement piégé. Or, tout autre scénario que celui-là, celui du piège financier, lui paraîtrait irréel et par conséquent sans danger. Vous comprenez ce que je veux dire ? Vous signez pour un jeu mystérieux. On vous envoie dans une île déserte avec des filles qui font de vous un James Bond ou dans un Temple Maudit avec des tas de serpents, vous pouvez toujours vous dire "chouette, je suis dans le jeu", mais on vous pique tout votre compte en banque, on disparaît en tant que boîte qui organise ce jeu, bref, là, vous commencez à douter de celui-ci, et vous commencez à prendre réellement peur pour votre vie, et vous ne trouvez tout ça plus du tout chouette. Vous commencez à jouer pour de bon, sauf que vous ne voulez plus.

[2] Ou du moins, ils étaient artisanaux. On n’a pas attendu le numérique pour faire King Kong ou Métropolis, mais on l’a attendu pour faire Benjamin Button.

Au Royaume des aveugles

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Saint Luc dessinant la Vierge, par Roger Van der Weyden

 

Au Salon Littéraire.

 

Avec Le Royaume, Emmanuel Carrère croit tenir son chef-d’œuvre. A voir...

 

Tout va bien, Emmanuel Carrère va mal. On est en 2005, et il déprime sec. La crise existentielle la plus sévère de sa vie. Il a l’impression de ne pas être à la hauteur de son destin d’homme et d’écrivain, de mal aimer tout le monde, de se perdre dans le ricanement parisien et de n’être qu’un méchant raté doublé d’un horrible malchanceux à la Pete Best, le batteur oublié des Beatles. Il manque même de se suicider pour de bon  – et c’est à ce moment-là, en retombant sur d’anciens carnets consacrés à l’Evangile, qu’il se rappelle avoir eu la foi. De 1990 à 1993, il se la joua en effet ultra catho avec tout le ridicule possible mais aussi avec toute avec la profondeur dont lui, fils à maman,  écrivain bientôt en vue et bobo douloureux, était alors capable. De ses anciennes notes, mélanges de commentaires théologiques et de prières personnelles est tirée la première partie, et disons-le tout de suite, la meilleure de ce gros livre, à la fois passionnant et indigeste, sincère au risque d’en être décevant, mais qui fait, ou veut faire, précisément, de la déception son enjeu ontologique : celui de quelqu’un qui s’est cru croyant. Entrons-y pas à pas.

 

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De l’avantage mondain de se proclamer chrétien. 

A l’auteur de L’Adversaire, la redécouverte de l’Evangile permet d’abord, et avec cette délectation masochiste dont de livre en livre il a fait sa spécialité, de « rabattre son caquet d’intellectuel porté à tout juger de haut ». Car la foi sert d’abord à ça – à mater son intelligence, et notamment la sienne qualifiée ironiquement par lui-même de « redoutable » et qui lui a permis jusqu’ici d’avoir le désespoir avantageux et de mettre en échec toutes ses tentatives psy ; à dépasser son inconscient par la grâce ; à redevenir, au moins pour quelque temps, humble et heureux.  Et à se rendre compte que Dieu est peut-être plus présent dans « la plus tarte des saintes vierges en plâtre » vendues à Lourdes que dans une toile de Rembrandt ou de Piera della Francesca« qui sont à la portée du premier esthète venu ». C’est que Dieu ne nous demande ni de l’esthétiser ou de l’intellectualiser mais bien de se rendre à Lui. Croire, c’est d’abord prendre conscience que le Christ est toujours avec nous, qu’il nous suit à la trace, et qu’il est d’autant plus proche que nous sommes désespérés. Il suffit de baisser la tête rien qu’un instant, d’apercevoir notre ombre et de se rendre compte que cette ombre, c’est Lui.  L’Evangile, dit Kierkegaard quelque part, est fait pour ceux qui n’en peuvent plus, et c’est pourquoi tous les lieux de douleurs, prisons, hôpitaux, camps de concentration ou d’otages, et sans même parler des communautés persécutés, ont toujours été des lieux de conversion et d’espérance - qui n’est pas la même chose que l’espoir. L’athéisme, au contraire, c’est pour ceux qui n’ont pas assez vécu ou qui n’ont jamais été en danger[1]. Et Carrère, très courageusement, de se coltiner tout le catéchisme des familles même, et nous sommes bien d’accord avec lui,  s’il est toujours un peu ridicule d’aimer et de nommer ce Jésus « avec cette bouche en cul-de-poule qu’on est obligé de faire pour émettre la seconde syllabe (essayez de dire « zu » autrement) et qui, même au temps de [sa] plus grande dévotion, [lui] a toujours rendu ce nom vaguement obscène à prononcer. »

Entre Jacqueline, sa marraine plus avancée en âme et en connexion spirituelle qu’il ne le sera jamais, et son ami Hervé qui « fait partie de cette famille de gens pour qui être ne va pas de soi », il va parfaire sa connaissance de la théologie, comprendre ce qu’est un chrétien, tenter de l’être lui-même – et cela en évitant si possible l’inévitable vanité qu’il y a toujours à s’affirmer croyant dans un monde athée ou agnostique et à laquelle, confessons-le, nous avons tous, nous les lettreux cathos, cédé un jour ou l’autre. Car être chrétien, c’est aussi se trouver très intéressant à soi-même. C’est se dire qu’on a des « relations » que d’autres non pas. C’est aussi avoir sa phrase préférée du Christ, celle qui nous est particulièrement adressée, qui nous comprend mieux que nous, qui fait la synthèse de notre être (nous en avons tous une, assure-t-il[2]). Pour autant, l’autoglorification catholique n’a qu’un temps car très vite, il s’agit de saisir ce qu’il  peut y avoir d’insoutenable et de très peu « mondain » dans l’enseignement du Christ. Là-dessus, reconnaissons que l’auteur de Limonov fait un merveilleux commentateur des paraboles les plus difficiles de Luc, celles du gérant avisé[3], des talents[4], de l’ouvrier de la onzième heure[5], autant d’histoires scandaleuses et immorales au vu de nos valeurs « chrétiennes » et qu’il a l’intelligence (encore elle !), de lire moins comme des contes lourdement édifiants que comme des fables de La Fontaines plus cruelles que jamais. Sa plus belle interprétation concerne celle du Fils Prodigue dont on ne dira jamais assez que le personnage principal, celui en lequel chacun de nous devrait se reconnaître s’il en avait l’honnêteté, n’est pas tant le fils lui-même (trop facile) ni le père (trop difficile) mais bien le frère – ce laborieux normatif, méritant et hargneux qui ne comprend vraiment pas pourquoi on fait gras pour son voyou de frère et jamais pour lui. Mais parce que lui est sauvé depuis longtemps, qu’il ne s’est jamais perdu, qu’il n’a jamais eu et n’aura jamais aucun problème dans la vie - et c’est ce qu’il devrait comprendre, ce merdeux égalitaire, au lieu de s’indigner. N’empêche, cette histoire jure avec notre sens de la justice et de l’équité, prend à rebrousse-poil nos sentiments les plus élémentaires. Ce sur quoi insiste Carrère, c’est l’aspect insupportable du christianisme,  sa préférence accordée aux victimes autant qu’aux bourreaux, aux gentils autant qu’aux salauds - tous ceux que nous avons de bonnes raisons de haïr et de mépriser mais qui, somme toute, ont bien plus besoin de Dieu que nous : « percepteurs, collabos, psychopathes, pédophiles, chauffards qui prennent la fuite, types qui parlent tout seuls dans la rue, alcooliques, clochards, skinheads capables de foutre le feu à un clochard, bourreaux d’enfants, enfants martyrs qui devenus adultes martyrisent leurs enfants à leur tour… » - sans oublier Alicia Durand, cette adolescente de Nancy qui, avec ses copines, ont récemment agressé une jeune trisomique, filmant et diffusant cette agression sur Youtube, et est devenue dans les réseaux sociaux la fille la plus détestée de France[6]. Il est sans doute là le sens profond et scandaleux de la fameuse formule des premiers qui seront les derniers : le Christ est venu chercher non le meilleur mais le pire d’entre nous (et dont sans doute Jean-Claude Romand fait partie[7]). Mais cette attention au « pire » ne signifie-t-elle que nous serons tous sauvés, pharisiens compris ? Et Carrère de regretter qu’on ne trouve nulle part dans l’Evangile la parabole d’un « bon pharisien » comme existe celui du « bon samaritain » et qui serait la preuve d’une réconciliation totale non seulement entre Dieu et l’homme mais également entre tous les hommes ?

Certes,  à force de donner sa chance au méchant, Carrère a tendance à « bouddhifier » quelque peu l’Evangile, n’hésitant pas à écrire que les lois de Dieu sont finalement moins morales que karmiques : c’est comme ça que ça passe, point barre (mais alors à quoi bon être sauvé si tout réside dans le « c’est comme ça ? »). C’est pour cette raison que les filous sont plus avisés que les vertueux et que les enfants en savent plus long sur la vraie vie que les sages. 

 

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L'Arche, fondée par Jean Vanier

 

Eloge des phénomènes 

Les enfants, justement. C’est entre deux tragédies d’enfants que s’enchâsse le parcours spirituel de l’auteur. D’abord l’histoire de ce petit garçon resté paralysé, aveugle, sourd et muet à vie après que son anesthésie, lors d’une opération bénigne, ait mal tournée, et qui déclenche chez l’auteur de La classe de Neige, lorsqu’il l’apprend dans un article de Libération, rien moins qu’un effondrement spirituel (page admirable) et le début de sa sortie de la religion. Ensuite, la rencontre avec Elodie, une adolescente trisomique, recueillie à  « l’Arche », cette communauté catholique fondée par Jean Vannier qui s’occupe de malades mentaux, et avec laquelle, lors d’un cantique de kermesse,  il finit par danser tant bien que mal, dépassant malgré lui le « kitsch religieux » de cette farandole de simples d’esprits (de « phénomènes », dirait Bruno Deniel-Laurent), « entrevoyant un instant ce que peut être le Royaume ».  

Entre le petit garçon emmuré et la jeune fille handicapée, nous aura été racontée par le menu la conscience d’un homme de bonne volonté qui a voulu chercher de toute son âme, mais pas forcément de tout son cœur,  la chaleur, voire la brûlure, de Dieu,  qui a cru la trouver un moment, mais qui, tiède malgré lui, malgré toutes ses lectures et ses gestes religieux, effectués par lui ad nauseam, a fini par s’en détacher (et de fait donnant tort à Pascal) et à retrouver ce scepticisme de bon aloi qui fut au fond toujours le sien. Au sens propre, la quête spirituelle a bien été une révolution, c’est-à-dire un tour sur soi-même,  un retour à zéro ; une tentative de conversion où le « presque », un mot que l’auteur n’en peut plus d’écrire mais qu’il  est bien obligé d’employer à son endroit, finit par l’emporter ;  une entrée qui n’a jamais dépassé son seuil. Le Royaume aurait pu s’appeler Le château.  

Il est vrai que Dieu envoie parfois des signes bizarres, très irritants pour le bon sens, surtout quand il s’agit de protéger ses propres enfants. Ainsi de l’épisode savoureux de la nounou beatnick que sa femme et lui, surtout lui, se croient obligés d’engager pour s’occuper de leurs enfants et pour la seule et bonne raison, outre le fait qu’elle est lectrice de Philip K. Dick dont Carrère est un zélote, qu’être chrétien signifie aussi forcer sa charité et porter secours à quelqu’un dont on devrait a priori se méfier, en l’occurrence une nurse incapable et dangereuse et qui se révèle en outre une horripilante squatteuse, impossible à aimer et à renvoyer. Accepter le Christ en des personnes aussi détestables que cette Jamie, se rendre compte que les misérables ne sont pas toujours hugoliens et qu’ils peuvent au contraire se révéler plus arrogants et plus caractériels que n’importe qui, « emmerdant le monde avec leur exigence et leur misère », c’est là l’épreuve d’Emmanuel - et qui me rappelle ma propre et très ridicule propension à ne donner l’aumône dans le métro qu’aux gens qui me dégoûtent le plus. Dur dur d’être un chrétien. Et le voilà, plus mortifié que jamais, à expliquer à son fils qu’il faut se méfier de cette fausse Super Nanny : 

« “Mais pourquoi ? demande-t-il. Elle est méchante ? – Non, elle n’est pas méchante, pas vraiment, mais tu comprends, elle est très malheureuse, et quelquefois les gens très malheureux font des choses… comment dire ?.... des choses qu’il ne faut pas faire… - Quel genre de choses ? – Je ne sais pas, moi… Des choses qui te feraient du mal. – Alors, il ne faut pas parler aux gens très malheureux ? Il ne faut rien accepter d’eux ?“ Je voulais élever notre fils dans la confiance et l’ouverture aux autres : chaque mot de cette conversation m’est un supplice. »

En vérité, s’il est relativement facile d’admettre que le Christ nous suit, il est bien difficile de le suivre, Lui. Bien difficile de ne pas tourner la foi à son avantage ou d’appréhender l’Espérance comme autre chose qu’un petit espoir existentiel ou littéraire du genre « merci Seigneur de me faire écrire un si beau livre ou un si bel article ». Tu parles ! Dieu n’attend pas que nous réussissions dans la vie mais que nous sacrifiions celle-ci, la profane, à celle-là, la sainte. Et ici, force est de constater que nous risquons tous de réagir devant le Christ comme le jeune homme riche auquel Carrère finit par se comparer, désolé de ne pas avoir la force ni l’envie de renoncer à ses biens les plus précieux et qui ne sont pas seulement l’argent et le bien-être, mais le sexe, la santé et, pire que tout, le talent.  Combien de chrétiens, plus sincères que véridiques, oseront cracher le morceau et avouer avec l’auteur  que « la rencontre avec Dieu a changé [leur] esprit et [leurs] opinions, mais n’a pas changé [leur] cœur » ? Si le christianisme est là pour inquiéter les âmes,alors Le Royaume est un grand livre chrétien qui fait mal et mouche.

 

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Mulholland Drive

 

De la quête à l’enquête en passant par la quéquette.

 Mais cette louange que nous faisons ne concerne-t-elle finalement que le tiers de ce livre de 638 pages (ce qui somme toute ne serait pas si mal) ? Quid du reste ? Car entre cette crise des trente-trois ans qui l’amène à se croire chrétien et son épilogue glorieux d’écrivain consacré, Carrère a l’ambition de nous donner, et ce sur quatre cent pages, sa propre version des Actes des Apôtres. Si l’on ne doute ni de sa sincérité, ni de son érudition, ni surtout de sa proximité avec le Verbe (car à cet écrivain du «  tu », plus encore plus que du « moi », et qui n’aime tant que passer de ses personnages à lui et de lui à ses lecteurs, il ne manquait que la légitimité évangélique pour accomplir sa littérature vocative), l’on risque en revanche, et pour la première fois dans un de ses ouvrages, de voir d’un peu trop près les ficelles narratives qui lui ont si bien servi jusque-là, et dès lors de commencer à douter non pas tant de son histoire (il ne manquerait plus que ça !) que de son traitement grossier.

Car à la longue, ses atermoiements font long feu. Son scepticisme bon teint finit par lasser. Ses « j’y crois/j’y crois pas/ je voudrais y croire/j’y crois presque/j’en ai marre de dire presque/finalement non/encore que/peut-être/peut-être pas/qu’est-ce que je suis malin quand même avec mes incertitudes/comme on va encore dire que je suis un mec super honnête » agissent comme des jingles usés. Son style d’ordinaire si attachant devient progressivement irritant à force de se légitimer sans cesse. Bientôt la vulgarisation tourne à la vulgarité.« Jésus, il faut l’avouer, ne semblait pas très porté ni sur les ventres ni sur les seins. » Ce n’est pas comme toi, dis, Manu, qui va se palucher tous les soirs sur les sites pornos à la recherche de lesbiennes qui se masturbent, épisode qui surgit en pleine méditation mariale et qui va en bluffer plus d’un (page 390, pour les pressés). La profanation sexuelle de la Mère, et nous n’avons a priori rien contre, est le petit secret de Carrère. Rappelez-vous, la nouvelle érotique qui s’insérait en plein milieu d’Un roman russe, récit d’ailleurs admirable consacré et dédié à sa mère. Mais ce qui marchait dans ce livre trébuche quelque peu dans celui-ci tant on sent l’intention transparente : parler de cul en plein sacré. Quête, enquête, quéquette. Et attrape gogo.

 

 

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De l'inconvénient du mélange des genres.

Moins spectaculaire mais plus déplaisant – les comparaisons déplacées et insistantes entre Jésus et Marx, Paul et Lénine (voire Staline !), Jean et Ben Laden. Non que nous en ayons contre les transpositions (au contraire, celles-ci faisaient merveille dans Limonov), mais la soviétologie appliquée au Nouveau Testament, en plus d’être éculée, finit par faire  douter du sérieux de l’auteur à qui l’on a un peu honte de rappeler que non, même si cela épate les intellos, le christianisme primitif n’a rien à voir avec le bolchévisme, ceux qui l’ont fondé ont été des martyrs et non des bourreaux – la croix ayant été par ailleurs et à l’époque moderne le premier symbole liquidé sans pitié par la faucille et le marteau.  

Mais c’est surtout dans le récit des Actes des Apôtres que la machine Carrère s’enraye - et cela malgré les efforts de l’auteur qui avoue par deux fois qu’il « se donne un mal de chien » pour mettre cette histoire en ordre. Pourtant, la division en trois grosses parties distinctes, « Paul », « L’enquête », « Luc » parait bien aléatoire. Lui d’ordinaire si à l’aise dans le présent peine avec le passé, avouant d’ailleurs que dès que l’on plante dans un livre un décor « antique », comme dans Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar qu’il n’a jamais pu finir, il a l’impression immédiate d’être dans Astérix. Alors, au lieu de décrire, il énonce, au lieu de raconter, il explique, tuant peu à peu sa propre narration dans le flot de faits rapportés, plus juxtaposés que reliés. Certes, tout est factuellement intéressant mais tout n’est pas toujours lisible. Surtout, à force de mélanger les genres, et qui plus est, en précisant à tout bout de champ qu’on les mélange, l’on ne sait plus si l’on a affaire à des notes vaguement retravaillées, à un scénario en cours ou à un essai qui veut se faire passer pour un roman.  Le « work in progress », que l’auteur ne cache jamais au lecteur et qu’il exhibe au contraire comme garant de sa lisibilité,  finit par se retourner contre lui. Ce livre qu’il se représente comme son « chef-d’œuvre » et à propos duquel il rêve d’ « un succès planétaire » apparaît plutôt comme un chef-d’œuvre d’intention, un chef-d’œuvre culturel, encyclopédique, mais hélas plombé par sa propre structure et qui ne vaut alors que par ses détours et ses digressions. Ainsi, lorsqu’il déclare que tout dans la vie se joue entre le dogmatisme et le pyrrhonisme – ce qui nous vaut l’anecdote la plus drôle et la plus (involontairement ?) vacharde de son texte : évoquant avec son ami Luc Ferry le destin et ses incertitudes, ce dernier ne trouve rien de mieux à lui répondre, et avec l’assurance inébranlable du kantien psychorigide qui ne doute de rien et surtout pas de son appartenance au bien, que lui est au moins sûr d’une chose dans sa vie, c’est  « de ne jamais devenir membre du Front National ». Oh la belle âme. 

 

 

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Avec sa femme Hélène Devynck.

 

Amour VS charité.

Tant pis. Contre toute attente, le romancier aura raté sa partie romanesque alors qu’il aura excellé, et c’est ce qui  le « sauve » in extremis, dans la théorie littéraire et théologique : celle par exemple qui lui fait dire que Luc a été le nègre de Jacques ; ou que lorsqu’une chose est embarrassante à dire, c’est qu’elle doit être vraie,  ce qu’il appelle le « critère d’embarras » ;  ou que reprocher à l’Eglise d’avoir trahi le message primitif, comme les imbéciles le font si souvent, c’est comme lui reprocher d’avoir vécu, car « l’enfant qui reste un enfant est un enfant mort »[8] ;  ou encore que la vraie question du christianisme est celle de la foi contre la charité (en gros, Paul contre Luc[9]), sinon celle de l’amour contre la charité – position brutale, mais ô combien compréhensible, inspirée par sa propre femme, Hélène.  Nul n’aime par charité, nul ne fait la charité par amour. Et peut-être, en effet, peut-on dire du Christ lui-même « qu’il n’aimait personne, au sens où aimer quelqu’un c’est le préférer et donc être injuste avec les autres. »

 Voilà donc le livre le plus ambitieux de Carrère : stupéfiant, comme on pouvait s’y attendre, dans la confession, toujours au poil dans la tergiversation (et dont il a fait son art), très au point dans l’interprétation des textes, mais aussi très et trop malin dans son intention, se cherchant les faveurs des croyants et des non-croyants et visiblement les trouvant, du reste rassurant les uns et les autres par son côté « curé de gauche » un rien affecté - comme à la très irritante page 463 dans laquelle il y va de son petit couplet niais et normatif façon Jacques Duquesne, expliquant que « le vrai Jésus » est plus celui de Jacques, humble, doux, gentiment banal, proche des gens, que celui de Paul et Jean, beaucoup trop glorieux et apocalyptique pour être honnête. Ah l’honnêteté ! C’est elle qui aura finalement tué son inspiration et fait de ce livre un livre d’ennuyé et donc partiellement ennuyeux,  incapable qu’il est de rendre le souffle de cette épopée, finissant d’ailleurs par en convenir lui-même : « Stop là-dessus. J’ai beau dire qu’il y a un roman à faire, ça ne m’inspire pas » et croyant qu’il suffit d’en faire l’aveu pour en être dédouané. Un livre désespérément horizontal - borgne.

C’est cela, au fond, que nous reprochons à Carrère, d’avoir scruté Dieu, reniflé Dieu, flirté avec Dieu, et, au bout du compte, de l’avoir abandonné – de ne plus avoir été avec lui alors qu’il le portait dans son nom (Emmanuel = « Dieu avec nous »), de n’avoir été à l’aise, et qui plus est pas toujours avec bonheur, dans la seule métaphore et jamais dans la métamorphose. Sera-ce le péché qui ne lui sera pas remis ? Espérons que non. Après tout, si Carrère n’est pas dans la foi ni l’espérance, il est au moins, toute son œuvre l’atteste, dans la charité. Mais est-ce suffisant ? Peut-être, comme Hélène, aurait-on souhaité un peu moins de charité et un peu plus d’amour, de feu, de vie.

 

 

Le royaume, Emmanuel Carrère, POL, septembre 2014, 638 pages, 23, 90 euros.

 

 

 



[1] Dans le film de Valérie Donzelli, La guerre est déclarée, qui raconte l’histoire vraie du combat médical qu’ont mené la réalisatrice et son compagnon pour sauver leur fils atteint d’une tumeur au cerveau, il y a cette scène magnifique où la mère demande au père de prier Dieu parce que, dit-elle en substance, « même si on n’a pas la foi, là, on n’a pas le choix de ne plus l’avoir. »

[2] Pour moi, ce serait celle du glaive, c’est-à-dire celle de la différence absolue, de la fracture psychique, de la coupure ontologique, de l’écart insurmontable qui peut exister entre les êtres et qui fait que l’intimité totale avec l’aimé, l’ami, la sœur reste toujours cet impossible auquel pourtant nous tendons tous. Mais j’aime aussi beaucoup la célèbre déclaration paulinienne : « je fais ce que je ne veux pas et je ne fais pas ce que je veux » qui me semble vérifiable tous les jours, toutes les heures, toutes les secondes que Dieu fait. Et comme on ne dit jamais deux sans trois, je ne pourrais pas non plus me passer de « Le Seigneur patiente avec nous car il ne veut pas que certains périssent, non, il veut que tous parviennent au repentir », magnifique volonté de salut pour tous énoncé par l’apôtre dont je porte le prénom (Seconde Epître de Pierre, III-9)

[3] La parabole du gérant avisé (Luc, 16)  qui, contre toute attente, récompense la filouterie, en fait l’audace, du gérant - en plus de forcer la malhonnêteté à se mettre au service de l’honnêteté : « Faites-vous des amis avec le Mamon de la malhonnêteté, afin que, lorsqu’il viendra à faire défaut, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles. Qui est fidèle en très peu est fidèle aussi en beaucoup (…) Si donc vous ne vous êtes pas montrés fidèles dans le malhonnête Mamon, qui vous confiera le bien véritable ? »

[4]La parabole des talents (Luc, 19-11, mais aussi Matthieu 25-14) qui affirme au mépris de toute rétribution et de toute équité que celui qui n’a pas risqué son talent, au sens propre comme au sens figuré, se le voit confisqué au profit de celui qui a le plus risqué le sien – la mission de chaque être étant de développer au maximum sa puissance existentielle, qu’elle soit charitable… ou non.

[5]La parabole de l’ouvrier de la onzième heure (dans Matthieu 20, mais pas dans Luc, Carrère, enfin !) qui affirme que si chacun est appelé au royaume, cet appel se fait sans méritocratie aucune, sans socialisme aucun - chacun recevant sa part de grâce hors de toute émulation avec le voisin. Acceptons la place que nous propose Dieu auprès de Lui et gardons-nous bien de « vérifier » si notre voisin est plus, ou moins, méritant que nous  – péché mortel s’il en est. Car le premier qui fait une comparaison de mérite, de travail et d’efforts entre lui et un autre, c’est lui qui risque exclu d’être du Royaume. Morale paradoxale et scandaleuse mais qui n’est que la reprise du propre credo de Carrère déjà exposé dans Limonov et qu’il reprend ici à la lettre : « L’homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité. » (page 617)

[7] Romand qui devrait sortir de prison en 2015, nous dit-il en passant.

[8]« Ce qui m’étonne le plus, ce n’est pas que l’Eglise se soit à ce point éloignée de ce qu’elle était à l’origine. C’est au contraire que, même si elle n’y parvient pas, elle se fasse à ce point un idéal d’y être fidèle. Jamais ce qui était à l’origine n’a été oublié. Jamais on n’a cessé d’en reconnaître la supériorité, de chercher à y revenir comme si la vérité était là, comme si ce qui demeurait du petit enfant était la meilleure part de l’adulte. » (page 615)

[9] Là où Paul insiste sans cesse sur l’importance de la Résurrection et s’acharne à expliquer que toute la foi réside en l’acceptation de cet événement impossible et sans précédent dans l’histoire de l’humanité, Luc semble admettre celle-ci, mais sans lu accorder de prédominance particulière, l’acceptant avec une certaine désinvolture, en faisant même « une série », tant pour lui l’important n’est pas de revenir des morts que de faire du bien aux vivants (page 281).

Anouche à la crèche

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moonrise kingdom,georgia o'keeffe squezzing breasts par alfred stieglitz

 

 

-          Eh ! Y a quelqu’un qui frappe !

-          Ben, c’est peut-être qu’il veut rentrer. Vous n’avez qu’à lui ouvrir, on sera fixé. 

Elle n’est pas une femme qui va ouvrir la porte aux gens,  Anouche. Elle n’est pas là pour faire les choses que les gens font, Anouche. Elle est ailleurs, Anouche. A peine si elle ne se moque pas de son présumé beau-frère qui vient lui faire remarquer qu’elle aurait peut-être pu daigner se lever pour aller voir ce qui se passe. Mais non, Anouche ne daigne rien. Au beauf d’aller faire son geste de terrien. Le regard furibard qu’il lui lance à cet instant, elle ne le craint pas. Elle ne craint personne. Elle est devant les gens comme elle est devant les programmes télés. Elle zappe. 

Et pourtant, quand Pascal rentre dans la pièce en trainant le jeune chinois blessé, elle se lève tout de suite, subitement compatissante. Elle demande si elle « peut faire quelque chose ». Les humains lui font pitié, après tout. C’est pour eux qu’elle a cette voix si douce, si nonchalante, une voix qui donne envie d’être bercé. Comme on se met alors à l’aimer cette femme bizarre qui semble d’un autre monde… Il y a une sorte d’indulgence un peu dure en elle, une sollicitude froide, une présence absente qui fait qu’une fois qu’on l’a croisé, évidemment, on ne peut plus s’en passer. Que ne ferait-on pas pour une femme qui donne l’impression qu’elle pourrait faire quelque chose pour nous ?

Dans cette histoire de violence et de rue, elle n’est qu’une pièce rapportée –mais quelle pièce ! Sœur, cousine ou amie de la femme d’un des mauvais joueurs, elle traverse la vie de ces gens comme une étrangère, un poil voyeuse. C’est que les humains sont tout à leurs affaires de baston et d’orgueil et ne la voient pas, ne l’entendent pas. Elle voudrait s’occuper des autres. Elle voudrait s’occuper du chinois blessé. Quand il murmure quelque chose dans sa langue, elle demande « qu’est-ce qu’il dit ? ». Personne ne lui répond. Elle n’est pas là. Elle n’est plus là. Et pourtant il n’y a qu’elle.

Alors elle reprend son rôle de spectatrice indifférente et cruelle. Les humains s’agitent, les humains ventent, les humains pètent. Elle les regarde comme une mère regarderait son enfant en se demandant si elle va lui donner le sein ou le noyer. Et quand sa cousine sort hagarde de la chambre où elle vient encore de se disputer une énième fois avec son mec et lui demande de foutre le camp avec elle, elle la retient. « Attends, imagine-le mort, c’est comme dans Urgence, on est en train de lui faire des gaz du sang ». Un peu fort de comparer la situation de cet homme battu presqu’à mort à un épisode de série américaine. Mais Anouche peut se permettre des choses comme ça. C’est le comique de la souffrance qui lui rend sa compassion.  

Eclate la bagarre. Ils sont vraiment fous, ces humains. Mâles dominants, sous-Affranchis du Sentier, femelles hystériques (je parle toujours des hommes) se prennent la tête, les jambes et les pieds. Cassent tout. Là, elle est obligée de s’en mêler. Protéger sa cousine. Dans cette séquence digne de Pialat où les gifles volent, les corps vacillent et le monde s’écroule (avant de se reconstruire en un instant, on est chez des Arméniens), on peut l’apercevoir en entier dans sa longue robe moulée à stries marron et vert foncé, son boléro en daim. Belle et forte silhouette, cheveux châtains un peu gavroche, grand front, sourcils épais, moue aristocratique, regard sombre. Et un corps qui a l’air de savoir se battre. Un corps contre lequel même on n’aurait pas forcément le dessus. Ce qui nous affectionne davantage à elle.

Dans la rue, des mecs parlent. Qu’ils sont cons ces mecs ! On comprend que les femmes les aiment. Ils ont l’air tellement désemparés, abandonnés à eux-mêmes, violents malgré eux, tous plus ou moins damnés – et croyant douloureusement à leur Mère Noël de liberté.

*

Au moins vingt minutes avant de la revoir ! Que d’hommes et de baston entre temps ! Mais là, c’est le bonheur. C’est même trop. Brusquement, nous voilà dans une boîte du Sentier (ou du quartier chinois, c’est assez flou.) Sur l’air de Dance, Dance, Dance (Jody Bernal & Alessandro da Silva, 2003), elle ondule avec Pascal. Jusque là, nous ne l’avions vu que de face. Ici, sa longue tête penchée sur l’épaule de l’homme nous fait découvrir son profil pointu. Arête qui s’élance du front au menton, nez grec, mâchoire carrée et dure. Le genre de fille dont on devine qu’elle ressemble à son père, qu’elle porte son père en elle. Cela pourrait faire peur à certains virils cette féminité virile. Tête de femme en arc bandé. Visage en forme de grenade. Chignon choucroute. De loin, on dirait qu’elle porte un casque à la Pallas Athéna. En elle, tout est arrondi et anguleux, pointu et courbé, goutteux et âpre. Femme tannique, ô suprême ! Cette façon qu’elle a, surtout, de sourire sombre. De sourire ténèbres. Le sourire d’une femme qui ne sourit pas et qui en est que plus éclatant. Le sourire d’une femme qui s’abandonne mais qui maîtrise son abandon. Et qui serre les lèvres quand elle est heureuse. Et qui nous récompense en souriant. Le peu de smile que nous avons reçus d’elle et qui nous ont fait pleurer de reconnaissance pendant des jours ! La fierté d’avoir retenu l’attention d’une statue. La joie d’avoir perçu le clin d’œil de la statue. Le narrateur, aussi, ne s’était pas remis du salut de la duchesse de Guermantès, un soir d’opéra.

Elle revient à la table des mecs. Mais elle a encore envie de danser. Elle est infatigable. Elle invite l’ami de Pascal, un certain Isaac. Elle lui plante ses grands yeux dans les siens. Il n’a pas envie. A mon avis, il a peur. Elle lui dit qu’il est chiant. Elle se retourne vers Vahé : « tu trouves pas qu’il est chiant ? - Ouais, ouais, j’suis très chiant », répond l’autre. Elle reprend son air sombre, son air d’ailleurs. Et quand le type chiant lui demande si elle n’aurait peut-être pas besoin d’un décodeur numérique, elle répond qu’elle ne sait même ce que c’est. Encore un truc de terrien, sans doute. Elle a les cheveux dans les yeux. Elle fait la moue.  Peut-on mourir pour elle ?

*

A-t-elle un peu bu ? Pris des substances ? Ou simplement décidé de se détendre ? En tous cas, elle s’amuse. Tellement que c’en est violent. On ne croyait pas qu’elle pouvait s’agiter autant. La statue s’est réveillée. Elle danse avec ses baguettes. Elle frise les yeux. Elle rit toute seule, comme une folle, à la Anouche. Un peu effrayant, tout ça. Elle est dans la joie des humains mais elle n’est pas avec les humains. Elle est dans la fête mais elle n’est pas avec ceux qui la font. En tous cas, ses dents de vampire gourmande sont bien là. Ah ! la grande bouche d'Anouche. Les grandes lèvres d'Anouche. Les fossettes féériques d'Anouche. C’est pour mieux te happer mon enfant. Et les mecs décevants d'Anouche. Les mâles pas à la hauteur d'Anouche. Qui ne veulent pas danser avec elle. Qui plus tard ne voudront pas qu’elle leur prodigue la plus belle des caresses, les malheureux. Mais n’anticipons pas. 

La séquence suivante est prodigieuse. Une sorte d’orgie cosmétique à trois. Anouche entre les deux potes dont l’un lui vernit les ongles pendant qu’elle-même dessine sur les doigts de l’autre. Anouche est chatouilleuse. Au moins l’actrice qui l’incarne ne fait pas semblant de sursauter quand on lui effleure la plante du pied. Oh le beau visage rieur de la femme enfant révélée ! Et son adorable « arrêteuuuh… »

-         Arrêteuuuuh…..

-         Quoi ?

-         J’suis hyper sensible des pieds.

-         Elle est hyper sensible.

-         Ca va, j’ai quasiment fini.

Elle n’a pas encore fini avec la main de son amant. Elle est toute à sa tâche. Elle s’applique comme une enfant. « Comment tu le trouves ? On dirait une poule, hein ? » Elle ne remarque pas que Pascal a vu son ennemi dans la salle – celui qui avait cassé la gueule au petit chinois. Le monde reprend son cours. Enième histoire de violence. De nouveau, la mort, les coups, le sang. Elle ne voit pas l’événement arriver. Elle râle contre les objets. « Putain, mais il est nul ce stylo ! ». Pascal se lève. Tel Mars échappant aux bras de Vénus pour retourner à la guerre, il fonce droit vers sa tragédie. Inconsciente ou trop consciente, elle lui crie, minette : « Un feutre ce serait mieux… » Un feutre, oui, et de l’attention, de l’écoute, de la fusion, de la communion. Si cela était une fois possible, rien qu’une fois, entre une homme et une femme.  « Où il va ? », demande le copain, inquiet. « Me chercher un feutre pour finir la poule », répond-elle avec une candeur bouleversante. Car elle veut tellement y croire. Hélas ! En guise de feutre, c’est une bouteille que Pascal prend dans sa main et fracasse sur la tête de l’adversaire. Bagarre générale.  Bagarre qui sent la fin, la fêlure, l’effondrement. Pascal est en sang. On le sort de la boîte lui et son copain. Anouche les suit, déjà si loin de sa poule, de son feutre, de ses chatouilles.

Dans la rue, le froid, l’amitié brisée des deux hommes. Elle les regarde. Elle s’approche de Pascal. Elle le prend par le bras, le ramène chez lui, le protège. Elle lui caresse la nuque. Il se laisse faire. Enfin, j’imagine.

*

Ascenseur. Pénombre. Entrée. On doit être devant chez elle puisque c’est elle qui ouvre la porte. Puis qui se retourne vers Pascal ensanglanté comme pour lui souhaiter la bienvenue chez elle. Douceur exquise du sourire qu’elle lui lance en le faisant entrer. Les caresses qui commencent. Baisers. Etreintes. Elle le cherche, le trouve un peu. Lui ne se dérobe pas encore. Elle s’agenouille. Le débraguette. Une scène de cul ? Mais non, une scène de miséricorde. Elle veut le détendre. Le réconcilier avec la vie. Lui rendre un peu d’âme en le purgeant de sa testostérone tragique. Et c’est pour ça qu’il refuse. Qu’il la jette par terre. Pas violemment, non, mais il n’a pas le cœur à ça. Il n’a plus ni cœur ni couilles. Il n’est plus qu’homme brisé, futur fratricide d’un de ses potes. Il la laisse en plan. Et là, par terre, elle sourit encore.

Dans la salle de bain, elle le retrouve. Il s’est mis dans la baignoire, encore habillé. Le jet d’eau lui tombe dessus. Fait filer le sang. Il se colle au mur. Il fait le romantique. Comme au chinois blessé de la première séquence, elle lui demande « s’il veut quelque chose ». Mais non, il ne veut plus rien. Il fait un signe de la main qui veut dire non. Il n’arrive plus à parler. Alors, elle tente de le prendre une dernière fois. Par la main, elle le ramène devant lui – et par ce geste, on découvre son merveilleux poignet. Elle le déboutonne. Anouche, la débraguetteuse. Anouche, la déboutonneuse. Anouche, la mère de Dieu, qui tente d’aimer les hommes, qui tente de faire des hommes des dieux. Anouche seule capable de faire de la fellation une Pietà. Trois fois hélas ! Vahé ne saurait être christique jusqu’au bout. Demain, il tuera son ami. Demain, il se damnera. Demain, elle aura disparu. Aura quitté la crèche des hommes. Aura repris sa place dans la rose céleste. 

Pour l’heure, elle lui enlève sa chemise. Son linceul. Le redébraguette. Décidément, c’est une manie chez elle ! Lui murmure des mots doux qu’on entend pas à cause du bruit de l’eau qui tombe. Alors il se laisse tomber doucement dans la baignoire. Tout à sa blessure et à sa haine d’homme. Et elle recule. C’est fini pour eux. Contre le mur, elle le considère. Petit mouvement de recul sur son visage. Puis deux. Si adorable qu’on se le repasse une bonne dizaine de fois. Un petit mouvement de tête. Deux petits mouvements de têtes. Comme si après avoir voulu embrasser le sang de l’homme, elle le trouvait finalement un peu dégoûtant. A moins que cela ne soit son dégoût à lui de lui qu’il ait réussi à lui faire passer. Ils sont très forts, les hommes, pour persuader les femmes qu’ils n’en valent pas la peine. Tant pis. J'aurais essayé de l'aimer.

 

moonrise kingdom

 

 (A toi ma chère Esther morte et blablabla, succube de ce blog, guerrière hors pair, déesse au sourcil noir, devant qui je mettrai toujours un genou à terre. Dieu te garde. Le 07/04/2011)

(Ce soir, tu triomphes sur France deux  et j'en suis heureux. A un jour peut-être. Ton Cendres Marie. Le 22/07/2013 )

(Merci pour ce moment. Le 24/10/2014)

(Oh Anouche, pour aller jusqu'à toi, quel drôle de chemin il m'a fallu prendre ! Le ??/??/??)

 

 

Le plug a fait gloup.

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Sur Causeur

plug anal,place vendôme,paul mccarthy,art contemporain

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Pour en revenir à l’affaire du plug anal sur la place Vendôme que des rigolos bien avisés ont perforé l’autre jour (et même si ce n’est pas bien de saccager une installation artistique et gna gna gna), outre que cette intervention seyante rappelle celle, dans un autre domaine, d’un José Bové et de ses amis saccageant un McDo, ce qui frappe le plus ici est la collision que la démocratie d’opinion permet désormais entre des mondes qui naguère s’ignoraient souverainement, voire se méprisaient de loin mais sans s’affronter directement, mais qui aujourd’hui, du fait même qu’il n’y ait plus ni compartimentation ni hiérarchie des opinions,  se découvrent face à face et s’affrontent sans pitié. J’entends pas là que dans une démocratie de plus en plus transparente et participative, le point de vue du pékin moyen est aussi important, sinon beaucoup plus du fait qu’il soit majoritaire, que celui de l’artiste subversif.

Mieux : dans une démocratie intégriste, ce à quoi nous tendons, peut-être pas politiquement mais au moins idéologiquement, ce sont tous les domaines qui avaient jusqu’à présent la chance d’y échapper, qui sont touchés par la démocratie – art contemporain compris. Or, lorsque les bonnes gens s’en mêlent, ce sont certains credo culturels qui risquent d’en prendre un sacré coup. Passe encore pour la baudruche de McCarthy dont on a sanctionné moins l’obscénité que l’infantilisme (et moins parce que l’on est contre le porno que parce l’on en ras le bol du « porno culturel » et de ses prétentions « évolutives ») mais s’il venait un jour à l’esprit de ces saccageurs de s’en prendre à des icônes comme Francis Bacon, Picasso ou encore Sade, à l’honneur en ce moment à Orsay, et pas simplement via un coup de force mais via une proposition de référendum (du genre « faut-il brûler Sade ? »), je ne vois pas ce qu’au nom de la démocratie on pourrait faire pour les empêcher. Au fond, ce qui se passe aujourd’hui, et qui rend notre monde si violent et si passionnant, est que tous les milieux se mélangent, toutes les forces s’affrontent, tous les credo se font la guerre – et au nom de ce que précisément nous chérissons le plus, que l’on soit populo ou intello, plébéien ou élitiste, c’est-à-dire la liberté et l’égalité d’avoir et d’exprimer son opinion.

Quand nous étions dans un monde encore vaguement aristocratique, inégalitaire et pacifique, l’underground et le normatif vivaient leur vie chacun de leur côté. Du jour où l’on a permis que l’un pouvait s’inviter dans la vie de l’autre, il y a eu désordre. Et ce désordre a conduit à quelques virulentes réactions du type de celle qu’on a vu la semaine dernière contre le soi-disant sapin de Noël en plastique et dont le message était clair : « arrêtez de nous souiller le paysage avec vos saloperies ! ». C'est que les bonnes gens, quand ils se demandent s'il faut brûler Sade, le font vraiment.

Si l’on n’est pas sûr que la beauté sauvera le monde, au moins a-t-elle gagné cette nuit-là une petite victoire contre la laideur.

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