Quantcast
Channel: Pierre Cormary
Viewing all 529 articles
Browse latest View live

Le principe économique (Notes sur Le crocodile, de Dostoïevski.)

$
0
0

Le crocodile  -

Un événement extraordinaire ou Ce qui s'est passé dans le Passage -

Récit véridique sur le façon dont un monsieur d'âge et d'aspect certains, fut avalé vivant par le crocodile du Passage, tout entier, de la tête jusqu'aux pieds, et ce qui s'ensuivit.

 

Rire et horreur chez Dostoïevski.

"Cette apparition et cette disparition d'une tête humaine encore vivante était tellement horrible, mais, en même temps - vu la rapidité, la soudaineté de l'action et suite à la chute des lunettes -, elle avait quelque chose de tellement comique que, soudain, et d'une façon totalement inattendue, je me surpris à pouffer de rire ; mais je me repris, comprenant que, rire, en une minute pareille, en tant qu'ami de la maison, m'était totalement inconvenant, je me tournai tout de suite vers Eléna Ivanovna et, d'un air des plus compatissants, je lui confiai : - Maintenant, il est kaputt, notre Ivan Matvéïtch !"

Bien au contraire, ce sera la chance de sa vie.

 

dostoïevski,le crocodile,satire,socialisme,capitalisme,libéralisme,modernité


Simon Leys, toujours seul contre tous.

$
0
0

 

maria-antonietta macciocchi

maria-antonietta macciocchi

 

« L’intellectuel est si souvent un imbécile que nous devrions toujours le tenir pour tel, jusqu’à ce qu’il nous ait prouvé le contraire. »

Bernanos.

 

 

Simon Leys (Uccle, 28 septembre 1935 – Sydney 11 août 2014) ne fut jamais un intellectuel et c'est ce que les intellectuels ne lui pardonnèrent jamais. En plus d'être un penseur, un écrivain, un sinologue amoureux, un grand lecteur, un catholique, un honnête homme. Et l'un des plus grands essayistes de notre temps.

Rappelons-nous. C’était le vendredi 27 mai 1983, Apostrophesétait consacré ce soir-là aux « intellectuels face à l’histoire du communisme ». Une intellectuelle italienne très en vue à l’époque, Maria-Antonietta Macciocchi, expliquait en quoi elle avait vécu la Révolution Culturelle comme un « acte de foi » et sa rencontre avec le Grand Timonier comme une promesse de « deux mille ans de bonheur » - titre de son autobiographie radieuse.

Ayant rompu avec le stalinisme pour le maoïsme, c’était pour elle la « preuve » qu’elle n’était pas fasciste. On reconnaît toujours un vrai gauchiste à ce qu’il s’est en général brouillé avec toutes les autres « fausses » gauches avant de trouver la sienne, immaculée et définitive. Face à elle, un homme timide, barbu, maladroit, visiblement peu habitué à la violence contenue d’un plateau télé, prit la parole, et presque tremblant, accusa le livre de son interlocutrice de« stupidité totale », « d’escroquerie intellectuelle », et osa un plaisant raccourci : « [pour madame Macciocchi], les paysans pratiquent la philosophie et la pensée de Mao fait pousser les cacahouètes. » La virago maolâtre rétorqua aussitôt : « - Mais je n’écris pas ça, monsieur ! - Si ! Vous l’écrivez, madame. – Vous me donnez la page, tout de suite. Parce que non, vous devez être sérieux, là. Vous devez dire ça, dans la page. Parce que l’escroquerie, ce n’est pas de mon côté à ce moment-là ! – Vous expliquez comment la dialectique maoïste augmente la production dans les campagnes. – Mais la dialectique, vous parlez d’autre chose ! Je vous défie de citer la page et la ligne où je dis ça. »

Si nous nous faisions un instant l’avocat du diable qui, comme chacun sait, est logicien (et de cette logique littéraliste propre au fascisme), il est évident que c’était l’italienne qui avait raison et le barbu tort.

 

maria-antonietta macciocchi

 

Mimétisme et exorcisme (Notes sur Crime et châtiment, de Dostoïevski.)

$
0
0

dostoïevski,andré markowicz

Illarion Michajlovitsch Prianischnikov - Les Cochers farceurs au gostiny dvor de Moscou (1865)

 

 

1 - L'indécis (Raskolnikov).

Il est "le jeune homme". Il sort de chez lui"comme pris d'indécision". Il est Hamlet. Il trouve lui-même qu'il "bavarde beaucoup". Et la majeure partie de ce roman, grand parmi les grands, sera consacrée à son monologue intérieur. Sa fébrilité. Ses convulsions. Sa tachycardie narrative qu'aucun autre roman au monde, pas même un des siens, ne possède - et tellement bien rendue par André Markowicz (un conseil, ne lisez Dostoïevski plus qu'en Markowicz, vous le découvrirez enfin). C'est pourquoi Crime et châtiment est le livre le plus attachant, et peut-être aussi le plus romantique, de son auteur. Car on aime Raskolnikov et Sonia. On aime que Raskolnikov sauve Sonia de Svidrigaïlov et que Sonia sauve Raskolnikov de lui-même.  Et on aime Porphyre aussi - alors que l'on n'aime pas Javert. Peut-être parce que Porphyre ne s'intéresse qu'à l'humanité et Javert qu'à la justice. L'un cherche la vérité de la blessure - et prévient la tentation suicidaire. L'autre n'a cure que du respect de la loi et finit par se suicider - comme un personnage de Dostoïevski. Alors que le criminel finit par trouver miséricorde et amour - comme un personnage de Hugo. Il faut bien avouer qu'on oublie assez rapidement les vieilles assassinées. De toutes les victimes des romans de Dostoïevski, celles-ci ne font guère pitié. Même le père Karamazov, aussi odieux soit-il, aura son intérêt humain, alors qu'elles, aucun. Quelque chose d'injuste, c'est-à-dire de jeune et d'héroïque, l'emporte irrémédiablement dans Crime et châtiment, ce qui ne sera plus le cas ni dans L'idiot, ni dans Les Démons mais réapparaîtra sous un autre mode (le mode "saint") dans les Karamazov.

Mais reprenons. 

IV - Conte d'hiver (la question du choix)

$
0
0

conte d'hiver 6.jpg

 

5 - Le mouvement de la foi.

Job est ridicule au jugement de l'éthique - et Abraham criminel. Rejeter la responsabilité de ses malheurs sur Dieu est puéril, expliquer que l'on va sacrifier son enfant au nom de Dieu, terroriste. Il n'y a pas plus anti-mystique que l'éthique. Non seulement l'éthique ne secourt jamais personne mais encore martyrise-t-ellle quiconque qui a failli. L'éthique ne s'en laisse compter ni par le scandale ni par la folie qu'est le christianisme. L'éthique ne comprend pas très bien ce Jésus qui se fait crucifier pour sauver les hommes de leurs propres péchés. Et avouons que nous non plus. On tente d'être chrétien, on échoue à chaque fois - car tous, nous sommes à plus ou moins de degré « possédés » par l'éthique.

« Oui, je ne puis accomplir ce mouvement [de la foi], geint Kierkegaard (et nous avec lui). Dès que j'essaye, la tête me tourne et je cours me réfugier dans l'amertume de la résignation »,

ou encore

« accomplir le dernier, le paradoxal mouvement de la foi, m'est tout simplement impossible. »

C'est cela, être chrétien - sentir que c'est impossible de l'être vraiment ! La grandeur horrible de Kierkegaard est d'avoir osé le dire aux chrétiens. Tu fais semblant de croire. Tu ne crois pas vraiment. Tu es toujours aussi moral et d'ailleurs aussi pécheur. Quoique tu ne voies pas bien ton péché primordial qui est de croire que tu es un bon chrétien. Etre chrétien, à la lettre, signifie savoir qu'on ne peut être un bon chrétien. Etre chrétien, c'est essayer tous les jours de l'être. Horrible, l'individu qui se croit chrétien parce qu'il est vertueux ! Car le contraire du péché n'est pas la vertu mais la foi (Kierkegaard).... et la haine de la foi, à un certain moment, c'est la vertu (ça, c'est de moi.)

Devant cela, le philosophe éclate d'un rire moral et rationnel.

« Il est hors de doute que Socrate eût dirigé les flèches empoisonnées de son ironie et de ses sarcasmes contre Job et ses folles revendications, et plus encore contre Abraham qui se précipita les yeux fermés dans l'Absurde ».

Et bien, riez, philosophes, vous n'êtes bons qu'à ça de toutes façons.  Deleuze n'a-t-il pas dit que si un jour la philosophie devait mourir, ce serait de rire ? Contre la raison et le Cogito, Pascal avait parié sur l'existence de Dieu et la possibilité du salut. Contre la dialectique et l'Esprit, Kierkegaard osera le saut de la foi. Exactement comme Indiana Jones à la fin de La dernière croisade. Riez, vous dis-je !

Nous, nous essayons de sauver Abraham.

« Admettons qu'Isaac ait été réellement sacrifié, Abraham croyait ! Il ne croyait pas qu'il deviendrait heureux un jour dans un autre monde. Non, il le serait ici dans ce monde. Dieu pouvait lui donner un autre Isaac, Il pouvait ressusciter le fils égorgé ! Abraham croyait en vertu de l'absurde : pour lui, les calculs humains n'existaient plus depuis longtemps. Et afin d'écarter le moindre doute sur sa façon de comprendre la foi d'Abraham et le sens de son acte, Kierkegaard rapproche sa propre cause de celle d'Abraham. Il ne le fait, ni ouvertement, ni directement, cela va de soi. Nous savons déjà que les hommes ne parlent jamais ouvertement de ce genre de choses, Kierkegaard encore moins que quiconque : c'est justement pour cela qu'il inventa sa théorie de l'expression indirecte. A l'occasion, entre autres, il est capable, il est vrai de nous dire : chacun décide par lui-même et pour lui-même ce qu'il doit comprendre par Isaac. »

 

eric rohmer,conte d'hiver,question de choix,liberté,miracle

A chacun son Isaac. A chacun sa Régine. Je vais tuer Isaac mais Dieu me le rendra (ou m'empêchera au dernier moment). Je ne peux aimer Régine (je ne peux aimer aucune fille) mais Dieu, à qui rien n'est impossible, me permettra de l'aimer. La foi, c'est le désir d'être repris en Dieu. Jusqu'ici tout allait mal, à cet instant qui va arriver, tout va changer. Ma vie est dans cet espérance folle que tout change. La Félicie duConte d'hiverde Rohmer ne raisonnait pas autrement : même si elle ne retrouve jamais Charles, l'homme de sa vie rencontré un été sur la plage, et accessoirement, père de sa petite fille, elle met toute sa vie en cet espoir absurde de le retrouver, en le rencontrant par hasard dans Paris - et cela donne un sens à sa vie. Tant de gens qui vivent sans avoir trouvé le sens de leur vie. Se résigner, c'est mourir. Mieux vaut vivre dans l'espérance que survivre dans le désespoir. L'ESPERANCE EST UNE VIE QUI EN VAUT BIEN D'AUTRES, dit en substance Félicie. Mille fois oui.

« Ecoute maman, il n'y a pas de bon ni de mauvais choix. Ce qu'il faut, c'est que la question du choix ne se pose pas », dit-elle encore. Dix mille fois, oui.

 

Conte d'hiver 5.jpg



 

V - Cosa nostra

$
0
0

coppola,le parrain,tetro,angoisse,choix

"Rien n'est impossible."

 

7 - L'angoisse et le néant.

« Le contraire du péché n'est pas la vertu mais la foi. La foi, c'est la foi en Dieu à qui tout est possible, pour qui l'impossible n'existe pas. Cependant la raison humaine ne consent pas à admettre que tout soit possible : cela équivaudrait pour elle à fonder l'univers sur un arbitraire illimité. »

Croire le contraire - que le contraire du péché n'est pas la foi mais la vertu -, c'est tomber dans le pélagianisme, l'hérésie la mieux partagée du monde et qui consiste à croire que le péché est d'abord mauvaise volonté, mauvais choix, erreur de jugement, et subséquemment, que l'homme se sauve d'abord par ses propres forces et non par la miséricorde divine. Dans ce cas, la foi serait moins un "tout" qu'un "plus" -un "petit plus". Face à cela, il faut être honnête et reconnaître que nous sommes tous peu ou prou pélagiens. Dans la plupart des situations dans lesquelles nous sommes impliqués, nous comptons bien plus sur nos forces que sur la grâce - et nous aurions même tendance à considérer celle-ci comme peu fiable, car trop souvent arbitraire, n'obéissant qu'au bon plaisir de Dieu. Quand j'entends le mot grâce, je sors mon révolver : c'est plus sûr pour se défendre contre les méchants, ou l'être contre mes ennemis.... Par ailleurs, même sur un plan théologique, comment rejeter complètement la vertu du salut ? Il faut bien être humain, moral, méritocrate.

Mais dans ce cas, que deviennent Job et Abraham ? Que deviennent ceux qui n'ont plus que le salut ou le miracle comme horizon ? C'est alors que Kierkegaard se met lui-même à douter de la foi et à raisonner comme Hegel. La vérité est que le péché originel reste fondamentalement incompréhensible. Les destins de Job et d'Abraham, totalement révoltants. Dieu, bien insensé et cruel. Pourquoi nous avoir créés coupables - ou laissés tomber dans la culpabilité ? Pourquoi ne serions-nous pas innocents après tout ? INNOCENTS ? Mais même dans ce cas-là, nous serions encore dans l'angoisse. Créés libres, donc, dans angoissés. Nous y voilà. Le concept de l'angoisse réside dans notre liberté. L'angoisse, c'est notre possible. L'angoisse est en nous bien plus forte que le culpabilité - qui n'est qu'une occurrence psychologique. Alors que l'angoisse est structurelle de par la fait que nous soyons là et que le monde dépende de nous.

Telle est donc l'alternative. D'un côté, Dieu, à qui tout est possible, nous donne ce possible ; de l'autre ce possible apparaît comme ce qui pourrait nous briser plus que mille autres "dons". Par le possible, Dieu pourrait nous briser - ou pire, nous laisser nous briser.

Comme nous étions plus à l'aise dans le destin où tout était décidé à l'avance, où tout était nécessaire, où le néant n'était pas un si grand problème. Le néant nous apaisait. Avec le christianisme, il nous angoisse. Car c'est nous qui avons fait tuer notre frère, pas Dieu ni le destin, nous. Le fratricide a été notre possible, notre chose, notre orange. Le possible est cosa nostra - « ce qui est à nous ».

 

coppola,le parrain,al pacino,tetro,angoisse,choix

 

 

 

VI - Le christianisme cruel

$
0
0

gérard depardieu

09 - La connaissance comme chute.

« D'où vient à la raison le pouvoir d'imposer ses vérités dont elle n'a que faire et qui sont détestables, quelquefois insupportables, à l'être ? » Et que peut faire ce pauvre être, ce pauvre ère, « ensorcelé par le pouvoir de celle-ci, impersonnelle et indifférente » et qui le tient sous son emprise ? Toute l'histoire de la philosophie fut dans cette émancipation de la raison vis-à-vis du divin. Toute l'histoire de la raison fut l'histoire du libéralisme. Volonté, autonomie, immanence. Tel est notre destin, notre histoire, notre essence. Peu importait finalement qu'à Dieu tout soit possible du moment qu'on monte sa petite entreprise, son commerce, ses droits de l'homme et qu'on ait sa science infuse. La connaissance fut notre chute mais notre chute fut notre science. Si Caïn a tué Abel, c'est peut-être parce qu'Abel venait d'inventer le Smartphone, qui sait....

La raison, oui, mais avec la morale. Nous sommes malins. La technique, oui, mais avec la déontologie. L'immanence, oui, mais avec l'honneur. L'homme s'est retiré de Dieu et s'est donné des valeurs. Les mêmes piteuses valeurs dont se moque le chevalier de la foi.... et Falstaff ! L'honneur, en effet, pas plus que l'éthique, ne donne à manger ou ne ressuscite l'être aimé. Et c'est pourquoi Falstaff est plus insupportable aux hommes qu'à Dieu. Il y a toujours chez celui qui méprise l'honneur et se fout de la raison une fêlure par laquelle pourra passer la lumière divine. Et c'est pourquoi nous préfèrerons toujours Falstaff à Javert, Dionysos à Kant, et Gérard Depardieu à Pierre Boyer

Telle se définit en tous cas la philosophie existentielle : une lutte acharnée de l'être pour le possible, la foi, le miracle, la bandaison - pour qu'Isaac soit rendu à Abraham et pour que Régine revienne à Sören. Pour que tout ressuscite.

Hélas ! On perd souvent à suspendre l'éthique au nom de la foi. Dieu ne se manifeste pas tant que ça et on en revient souvent Gros-Jean comme devant, sans famille, sans femme, sans rien. Alors, on se réfugie hypocritement dans l'éthique qui, si elle ne rend rien à l'être, sait à merveille le démolir, le culpabiliser jusqu'à la mutilation. Même Falstaff, « l'homme le plus insouciant, le plus léger, sera saisi d'épouvante devant l'arsenal d'horreurs dont dispose l'éthique, et il se rendra ». Il devra alors répondre à la police, à la justice, au bourreau, se mettre nu, avouer, tirer la langue...

 

gérard depardieu, tenue de soirée

 

VII - "L'onore ! Ladri !"

$
0
0

falstaff,shakespeare,verdi,l'antéchrist,nietzsche,faust,murnau

(Air de Falstaff, dans Verdi, par Gabriel Bacquier)

 

 

11 - L'angoisse et le péché originel.

L'angoisse de Kierkegaard est double : angoisse devant la liberté qui est notre dignité autant que notre perte (malédiction divine), mais aussi angoisse devant l'éthico-religieux qui nous torture tant qu'il peut (malédiction humaine). « L'éthique, écrit Chestov, peut estropier l'âme humaine, comme jamais bourreau n'a estropié un corps ».

Un personnage a tenté de résister à l'éthique : Falstaff (sa fameuse tirade sur l'honneur – « l'honneur ne nourrit pas son homme, l'honneur ne fait pas vivre », etc.) Kiekegaard le hait et est fasciné par lui. Il voudrait s'en foutre lui aussi, de la morale, des hommes, du monde, mais il ne peut pas. La morale le retient toujours. Et puis, l'absurde falstaffien lui apparaît comme un absurde sans Dieu, un absurde trop immanent, innocent, insouciant, joyeux. Et si Falstaff était un Job joyeux ? Et si Falstaff était le résistant absolu à l'éthico-religieux ? Et si Falstaff avait raison contre la raison ? Et si Falstaff est la mauvaise bonne conscience de Kierkegaard ? Son autre Don Juan ?

C'est le moment le plus noir de Kierkegaard, celui où il va lâcher Dieu pour l'éthique. Celui où il devient d'un sadisme effroyable à l'égard de Job, d'Abraham - et de Falstaff. Celui même où il va réviser la Bible.

Kierkegaard, en effet, ne supporte pas le serpent. Kierkegaard ne peut imaginer que Dieu nous a envoyé ce serpent. Le serpent met à bas notre morale. Le serpent accuse la bonté de Dieu et affirme notre propension au mal. Le serpent est la preuve que Dieu nous perd volontairement "au nom de la liberté". Non, non, impossible qu'il en soit ainsi ! Contre le serpent, contre Dieu, morale ! morale ! morale ! Kierkegaard en vient également à rejeter l'idée selon laquelle« le soleil se lève également sur les justes et les pécheurs ». Dieu ne peut mettre les justes et les pécheurs sur le même plan, ce serait trop injuste, trop immoral, trop antisocial. Kierkegaard commence à raisonner comme le frère du fils prodigue - pourquoi tout pour lui et rien pour moi ? Qu'est-ce que c'est que ce type, moi soi-disant frère, à qui on a tout donné, qui a tout dépensé , qui revient.... et à qui on redonne tout alors que moi qui m'échine toute la sainte journée à mériter mon pain, bernique ?! Et c'est moi dans l'histoire qui passe pour le connard de service ! Et bien, moi, le frère du fils prodigue, je fonde un parti. Le parti des méritants mécontents ! Le parti des fourmis contre les cigales ! J'exige la justice, la vraie - celle qui punit les parasites et récompense les laborieux ! Car la seule morale qui vaille a toujours résidé dans cet adage : « celui qui ne travaille pas ne mange pas. » La fourmi a toujours eu raison contre la cigale. La fourmi, c'est la justice. Eh bien dansez maintenant, monsieur mon frère le profiteur !

Alors voilà :

SI DIEU N'A PAS CONDAMNE LES PECHEURS, L'ETHIQUE LE FERA A SA PLACE.

ET SI DIEU REFUSE ENCORE DE LE FAIRE, ALORS L'ETHIQUE CONDAMNERA DIEU A SON TOUR.

SI DIEU REFUSE D'ETRE RATIONNEL, SAGE, MORAL, SOCRATIQUE, L'ETHIQUE LE SERA A SA PLACE.

L'ETHIQUE A DES POUVOIRS BIEN PLUS INFINIS ET BIEN PLUS OPERATOIRES QUE DIEU.

L'ETHIQUE PEUT METTRE DIEU A BAS.

Et pour commencer, bannissons Falstaff !

 

falstaff,shakespeare,verdi,orson welles,l'antéchrist,nietzsche

 

VIII - Il y a vingt ans....

$
0
0

 

kierkegaard,reprise,conversion,rechute,église saint léon,dado

Dado, Le Boucher de Saint-Nicolas, 1974, collage, encre de Chine et acrylique sur papier et bois, 182 × 207 cm.
© Jean-Louis Losi. Courtesy Galerie Jeanne Bucher – Jaeger Bucher.

 

 

13 - La logique et le tonnerre.

Il faut le dire et le redire jusqu'à la lie :

« Ma dureté n'est pas de moi, mais elle est du christianisme ».

Il faut le répéter jusqu'à la nausée : l'Amour ne va pas avec la Justice. La grâce ne va pas avec l'éthique. Le salut ne saurait être une question de sagesse. Dès que l'on se met du côté de la morale, on est foutu (même si c'est socialement le contraire : dès que l'on se met du côté de la morale, on est préservé, apaisé, récupéré, réconcilié, mais hors de Dieu). Dès que l'on se met de la morale (raison, savoir, nécessité), on se met du côté du néant - et le néant est doux, si doux. Si Dieu n'était pas si absent non plus, si le miracle n'était pas si rare, si l'espérance n'était pas si improbable, si la chute et la rechute ne constituaient pas presque l'intégralité de notre condition.... Hélas ! Dieu ne fait rien pour nous faire échapper au néant. Et si ce n'est pas le néant, c'est l'enfer. Je préfère le néant. C'est rassurant, le néant. On vit, on meurt, et on n'a pas à calculer pendant sa vie si on va devoir subir une vie éternelle qui sera pire que la vie mortelle. Oui, je suis srygiophobe, j'ai peur de l'enfer, j'ai peur de moi.

Et si je me délecte avec Kierkegaard, c'est que personne n'a comme lui aussi bien touillé le christianisme, pas même Pascal avant lui, pas même Simone Weil après lui. Quant à Nietzsche, il est arrivé après la bataille. On reparlera plus tard de Nietzsche. Non, il faut montrer l'horreur du christianisme - qui va de pair avec l'horreur de l'existence. Et là-dessus, Sören est intarissable : la croix est le signe le plus manifeste du malheur des hommes, et il a fallu que cela soit Dieu qui se laisse crucifier lui-même pour les en persuader. Dieu est venu se faire crucifier pour nous convaincre que nous l'étions ! Notre consolation n'est pas d'être délivré de nos souffrances par Dieu mais de le voir les partager avec nous – et les prendre sur son dos. La belle affaire ! Dieu est peut-être amour et miséricorde, il est surtout.... impuissance ! Dieu ne peut rien pour nous. C'est pourquoi on finit par s'en détacher et se retourner vers l'éthique qui, elle, peut tout.... contre nous. Car telle est bien l'alternative : soit un Dieu qui vient partager nos misères (ça nous fait une belle jambe !), soit une éthique qui nous accuse de celles-ci et qui nous casse la jambe : « ta misère est de ta faute, ta faute est ta misère »). Soit la consolation passive, soit la torture active.

Qu'est-ce donc que le christianisme donc, sinon d'une part un amour malheureux (la croix) et d'autre part une justice crucifiante (l’enfer et tout le bastringue...) ? Si on est gentil, Dieu ne peut rien pour nous ; si on est méchant, il peut tout contre nous. Voilà notre condition.

Et surtout, ne nous en scandalisons pas. Il nous en cuirait encore plus.

 

 

kierkegaard,reprise,conversion,rechute,église saint léon,dado

Dado, Les Méchantes Petites Filles, 2000, huile sur toile, 200 × 400 cm. Collection du L.A.C.

 

C'est la raison pour laquelle, à un certain moment, on en a un peu marre du christianisme et de sa cruauté d'amour perpétuel. Cesse de nous aimer, laisse-nous tranquille - ou si tu nous aime, fais-nous plaisir. L'amour, le vrai, est dans le plaisir, pas dans la bonté, le salut et toutes ces fadaises. En vérité, on finit par se dire que c'est le grand Pan qui aurait dû ressusciter plutôt que le Christ. A moins que l'on ne se tourne vers Spinoza, Epictète et leur Amor Fati sans complication - sans liberté. Parce que ces torrents de souffrances et d'affections, ça commence à bien faire. Au moins mourir tranquillement :

« Pourquoi personne n'est jamais revenu de la mort ? Parce que la vie ne captive pas comme la mort », écrit Kierkegaard dont on finit aussi par se demander s'il est vraiment chrétien.

Une fois qu'on a goûté à la mort, on ne veut plus goûter rien d'autre, c'est clair. Une fois qu'on est mort, on ne veut surtout pas revivre. On est trop content de s'être débarrassé de cette vie qui n'était que divinité et justice (impuissance et supplice). La seule chose que l'on regrette de la vie, ce n'est pas la vie, ça non, jamais, mais plutôt l'art, le savoir, la science - soit ce qui nous consolait déjà de la vie à l'époque et nous préparait à la mort. Pour le reste.... La compréhension exacte du christianisme finit par conduire au blasphème ou au bouddhisme. Car oui, désolé, mais il y a y a quelque chose de pourri au royaume de Dieu. De dégoûtant, même. L'Esprit Saint agit comme un vomitif. La croix pue.

 

kierkegaard,reprise,conversion,rechute,église saint léon,dado

Dado, L’Enfant mort, 1954, gouache sur papier.

...........................................................................................................................Et pourtant, moi, c'est ce qui m'a sauvé. Il y a vingt ans tout juste, je tentais de me suicider. C'était la semaine sainte de 1996, et je n'allais pas très fort. Echec total de mes études. Chasteté irrémédiable. Malconfort physique. Obésité installée. Alcoolisme nocturne. Incontinence financière. Début de chômage. Parasitage filial. Peur absolue de la vie. Certitude absolue de ne rien pouvoir y faire. Refuge dans l'opéra, le cinéma et les idées noires. Faire ça ivre mort dans une baignoire en écoutant une Passion de Bach. Le lendemain de mes taillades (qui ne m'ont même pas conduit à l'hôpital, fanfaron que j'étais), je suis allé me confesser à l'église de mon quartier, à Saint Léon, car bon, je n'allais pas en parler à mes parents, du moins pas tout de suite. Et le prêtre, un rude gaillard, visiblement de l'ancienne école, donnant l'air de bien connaître la vie, Bernanos, Grünewald et les merdeux de mon espèce, m'a entendu. Il m'a dit que non seulement le Christ m'avait déjà pardonné mais qu'en plus il avait déjà pris sur lui mes blessures - et qu'au lieu de me plaindre, je devais plutôt les lui laisser me les prendre. Comme pénitence, je n'avais qu'à lire Saint Jean 15, le sarment et la vigne. Sur le champ, j'allais chez Gibert me racheter un Nouveau Testament Osty & Trinquet et m'imprégner de ce passage. Eh bien, je ne sais pas ce que ça a pu me faire mais ça a dû me faire quelque chose puisque le vendredi soir, j'étais à l'office de la croix, le premier de ma vie, et que le dimanche suivant, j'assistais à la première messe de Pâques de ma vie d'adulte. Je communiais. Et le soir, entre deux verres, sinon deux bouteilles, j'avais mes pleurs de joie à la con. Je savais, je sentais désormais que Dieu était amour. Qu'il m'aimait - et que son amour compensait largement mes petites haines de connard auto-centré. Bien sûr, je ne retrouvais pas un corps sain du jour au lendemain (et d'ailleurs, je ne l'ai jamais retrouvé), mais l'âme allait mieux. La formule de Kierkegaard que je connaissais par coeur depuis longtemps mais à laquelle je n'avais pas cru jusqu'à ce soir faisait son effet :"Mon Dieu, ne sois pas avec mes péchés contre moi mais avec moi contre mes péchés". C'est con, hein ? Mais c'est encore ma principale prière. Bref, le christianisme m'apparut ce jour-là, ce 7 avril 1996, dans sa joie et sa bénédiction - et je dus alors me rendre compte que ce grand dégoût que j'avais pour lui, et qui me reprend de temps en temps, avait du bon. Que cette puanteur, ces plaies ne sont que les signes de notre orgueil et qu'il suffit de se détendre un peu pour aussitôt respirer mieux.  En fait, c'est l'enfer qui sent apparemment bon et c'est le paradis qui sent apparemment mauvais. Derrière le Chanel 5, il y a le soufre. Derrière le sang et la pisse, il y a l'encens.

Donc, je m'étais repris.

 

kierkegaard,reprise,conversion

 Saint Léon, église de mon baptême en 1970, de ma confession positive en 1996 et de ma confirmation en mai 1998 (sous l'égide de Mgs Lustiger).

 


IX - Dieu est l'amour

$
0
0

bad-lieutenant.jpg

 

15 - La volonté asservie.

« Regardez un champ de bataille [Facebook], l'ennemi le plus acharné n'est pas aussi impitoyable envers son adversaire vaincu que sait l’être l'éthique. »

Et c'est pourquoi l'éthique veut réécrire la Bible - se débarrasser du serpent en tout premier lieu, ce serpent qui « tente » l'homme et la femme et qui a bien l'air d'être l'envoyé de Dieu, sinon Dieu lui-même (car après tout, ils sont d'accord tous les deux pour sacraliser l'arbre de la connaissance, Dieu pour en faire un tabou, le diable pour en faire un totem). Se débarrasser aussi de Job et d'Abraham eux aussi tentés, et pire que ça, éprouvés par Dieu. Se débarrasser même de la Croix - ou, ce qui revient au même, ne pas trop y insister. Après tout, Dieu a ses raisons que la raison ne connaît point. Mais c'est la sienne et pas la nôtre. Préserver l'humanité de cette Croix incompréhensible, voilà le souci de l'éthico-religieux, du prêtre, du juge, du sage. Préserver l'homme rationnel de tout ce qui donne au réel une dimension irrationnelle, insoutenable, irrécupérable. Car« le réel est rationnel » (Hegel), point barre. Le réel a un sens moral qui ne peut être tragique - même s'il frôle ce tragique de temps en temps. Ruses de la raison. Malices de l'histoire. Habileté de l'esprit. Platon, Kant, Hegel : rationaliser le réel, moraliser le réel, récupérer le réel. Et puisque notre monde est « chrétien », enlever au christianisme tout son aspect « scandale et folie » et le réduire à un « éthico-religieux » parfait pour contenir les âmes, rassurer les hommes, et assurer les bonnes moeurs. Alexis Karénine, le mari d'Anna, ne raisonne pas autrement quand il apprend que sa femme en aime un autre que lui :

« … il se sentait en face d’une situation illogique, absurde, et ne savait qu’entreprendre. Cette situation n’était pas autre chose que la vie réelle, et s’il la jugeait illogique et stupide, c’est qu’il ne l’avait jamais connue qu’à travers l’écran déformateur de ses obligations professionnelles. »

Ne pas insister trop non plus sur les miracles du Christ, en revanche mettre le paquet sur sa « vertu », sa « chasteté » (?), sa « socialité » (??), sa « moralité ». Faire un christ moral, en voilà une idée qu'elle est bonne ! Ce n'est plus « à Dieu, tout est possible », mais « à Dieu, tout est moral ». Comment la volonté humaine ne pourrait-elle complaire à ce programme normatif et apaisant qui n'est autre qu'une planification humaine, la plus acceptable de tous ? Comment ne pas accepter ce conseil d'administration qui nous libère de la déchirure existentielle ?

 

bad lieutenant,harvey keitel

 

On s'est souvent demandé si Kierkegaard, fils de pasteur, était resté protestant. Ce qui est certain, c'est que toute sa pensée est une arme de destruction massive du protestantisme (et c'est pourquoi elle séduit tant de catholiques). Remettre l'abîme au goût du jour, ce n'est pas très protestant - et le Christ sur la croix, encore moins. Ce qu'il faut comprendre, c'est que Kierkegaard veut éprouver le christianisme dans tout son scandale et sa folie - dans tout ce qu'il y a d'inacceptable en lui. Il veut s'installer dans la plaie, le hurlement, le clou, l'abandon de Dieu. Il ne veut penser la vie qu'à partir de Gethsémani. Il ne veut chanter Dieu qu'à travers le verset :« mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? ». Il veut se mettre du côté de Job et d'Abraham jusqu'au bout. Ce n'est pas là pur sadomasochisme théologique mais volonté d'éprouver le tragique de la présence au monde que chacun de nous a peu ou prou senti. Comme Pascal ou Simone Weil, Kierkegaard veut toucher le pire de la condition humaine - l'instant où l'homme est le plus loin de Dieu. Donc le plus proche.

 

bad lieutenant, harvey keitel

 

 

X - Le Christ à la vérité

$
0
0

aurora cornu,dostoïevski

 

17 - Kierkegaard et Luther.

« Nous avons assisté à l'accroissement infini des horreurs dans l'âme de Kierkegaard ».

Nul plus que lui n'a pensé la difficulté d'exister en Dieu. Nul n'est allé aussi loin dans le dégoût de Dieu - Dieu comme distance, impuissance, absence et dureté. « Ma dureté n'est pas de moi », mais de Lui et du don de vie qu'il nous a fait avant de se retirer, de nous abandonner, de nous éprouver encore et toujours. A cause de Lui, nous sommes devenus, chacun à notre niveau, des Abraham et des Job - mais sans qu'il retienne notre bras in extremis ou qu'il nous redonne nos biens en fin d'épreuve. Et tout cela, paraît-il, par amour.

Alors est arrivé ce qui devait arriver. Nous nous sommes détournés de Dieu et tournés vers l'éthico-religieux, c'est-à-dire la sagesse, le savoir, le devoir - qui au moins ne déçoivent pas. Le « tu dois » se révéla tout de suite plus efficient que l'amour divin. Le savoir, plus égayant que le salut. La sagesse, plus opératoire que la charité. La vérité morale et physique, plus réelle et plus juste que Dieu. D'ailleurs, Dieu peut-il quelque chose contre l'ordre des choses ? Contre l'éternité ? Contre le fait qu'une chose se soit passée ? Dieu peut-il changer quoi que ce soit à l'histoire individuelle ou collective ? Non, évidemment. Dieu est soumis au réel tout comme nous. Sa seule proposition est de venir pleurer avec nous "parce qu'il nous aime". Et alors ? Ses pleurs ne guériront pas nos plaies. Son amour impuissant, au contraire, ajoutera à notre chagrin. Sa peine augmentera la nôtre. On nous dit que le Christ a pris tous nos péchés sur son dos et que sa Croix contient les nôtres. Ca nous fait une belle jambe. Au lieu de pleurnicher avec moi, il aurait dû me rendre Régine - ou plutôt me rendre ma virilité qui m'aurait permis d'avoir Régine, s'est dit secrètement Kierkeegaard toute sa vie.

« Dieu n'est pas venu abolir la souffrance mais l'emplir de sa présence », disait encore Claudel. Merci bien, j'en ai déjà assez de l'écharde dans ma chair pour y avoir encore celle de Dieu. A part la rendre plus triste, Dieu n'a pas fait de miracle dans ma chair. Dieu ne peut rien pour moi comme il ne peut rien pour Lui. Censé être la vérité, Il doit se soumettre, tout comme nous, aux vérités incréées. Dieu est incapable de changer la raison - et toute l'éthique qui va avec. A Dieu, rien n'est possible. Dieu est impuissant devant l'homme comme Sören fut impuissant devant Régine. Se prendre pour Dieu, c'est se prendre pour un impuissant.

...............................................................................................................

Voilà, on peut s'arrêter là.

D'un côté, nous avons la vérité éthico-religieuse et ses horreurs actives (raison, lois, pénalité) qui ont le mérite de nous faire bouger ; de l'autre, nous avons Dieu et ses horreurs passives (impuissances, chialeries, culpabilités) bonnes qu'à nous paralyser encore plus. La loi est ce qu'elle est mais elle m'oblige à agir. L'amour divin ne me sert à rien, sinon à me désespérer encore plus. Car oui, "l'espérance", vertu théologale s'il en est, humainement, c'est le désespoir. La foi, la folie. Et la charité, le chagrin partagé - amplifié. Si je suis sain, logique et rationnel, je choisis la vérité contre Dieu et j'en suis bien aise. Ma vie ne va pas être facile mais elle va trouver sa légitimité, sa légalité, sa nécessité - et pourquoi pas, un certain contentement si je me conduis bien, l'existence étant une méritocratie comme une autre. Tant pis pour le Christ ! Fuck Christ ! Qui pourrait être assez fou pour choisir le Christ plutôt que la vérité, hein, je vous le demande ?

Dostoïevski !!!!

« Je préfère être avec le Christ qu'avec la vérité »,

a écrit ce dernier - phrase éminemment folle et scandaleuse, incompréhensible, blasphématrice, et finalement bebête, infantile. Distinguer le Christ de la vérité  - le Christ qui a pourtant bien dit qu'il était la voie, la vérité et la vie ? Absurde, absurde... Et dangereux, arrangeant, limite satanique. On veut être sauvé sans être jugé. On veut l'amour sans la justice et la miséricorde sans l'expiation.  Facile, tout ça. Facile et immoral. Et puis, et puis.... Comment peut-on choisir ce dieu plein de pus et de plaie, de larmes et de sang, de peine et d'impuissance ? Comment un type comme Dostoïevski, qui a connu la peine de mort dans sa chair, à qui on a fait vivre un simulacre d'exécution avant de l'envoyer au bagne des années, peut-il oser préférer ce dieu qui n'a rien fait pour lui plutôt que la vérité qui au moins ne le trompait pas et travaillait pour lui ? Est-ce là la raison d'un homme adulte ? Comment, que dites-vous ? Parce qu'il a vécu ??? Dostoïevski préfère le Christ à la vérité parce qu'il a vécu ? C'est parce qu'il a connu le pire d'une existence humaine qu'il s'est converti - c'est ça que vous voulez me faire croire ??? Encore cette idée dégueulasse que c'est dans la grande souffrance que l'on retrouve la croyance ? Putain, putain, putain, putain, putain, putain..... « L'athéisme n'existe pas, mon cher, me disait Aurora Cornu à nos débuts, il suffit de visiter une prison, un hôpital ou un cimetière pour s'en apercevoir. » Ok, je m'incline. Je préfère Aurora à la vérité.

(Celle-ci d'ailleurs plus tolstoïenne que dostoïevskienne, c'est là, notre « différence » insigne. La création et le pardon, plutôt que l'existence et la croix. Tolstoï, voilà ce dont j'ai besoin. Et voilà ce qu'elle m'apporte, entre autres nectars. Du coup, j'en ai oublié Luther.)

 

aurora cornu,dostoïevski

 

 

XI - De l'arbitraire divin

$
0
0

 

duns scot,pierre damien

 

19 - La liberté.

La liberté, ce n'est pas la possibilité (indigne) de choisir entre le bien et le mal, mais celle, exclusive, de faire le bien. Est libre celui qui fait le bien - et aliéné, celui qui fait le mal. Le mal comme renoncement primal à la liberté. Ici, Kierkegaard s'emballe comme saint Augustin : sois libre, et fais le bien ; aime, et fais ce que tu veux ; le contraire du péché n'est pas la vertu mais la foi  - ok, ok. La foi n'a nul besoin de raison et de loi - absolument ! La foi est lumière après les ténèbres de la loi et de la raison - tu l'as dit, bouffi.

M'ouais... Tout cela est bien difficile. Car enfin, qui a la foi au sens kierkegaardien ? Qui est libre au sens kierkegaardien ? On en vient à regretter l'éthico-religieux d'un coup. Pas étonnant qu'Adam et Eve aient choisi l'arbre de la connaissance à l'arbre de vie - le savoir (du bien et du mal - donc, la possibilité du mal) à l'innocence, le néant dialectique à l'être pur, le logos au Valde bonum. Ceci, il ne faut jamais l'oublier : l'homme a voulu fuir le jardin d'Eden, fuir son état d'innocence, fuir l'infiniment bon - et d'une certaine façon, fuir la liberté. Car l'Eden était la liberté réalisée, positive, la liberté en bien. Mais l'homme a préféré se retrouver dans un état d'avant la liberté divine - où sa seule et minable liberté à lui serait celle d'une alternative entre le bien et le mal. L'homme a volontairement chuté - un peu comme l'enfant fait délibérément une bêtise pour voir comment ses parents réagiront, quitte à connaître punitions et pleurs.

« Les hommes sont malheureux parce qu'ils ne savent pas qu'ils sont heureux », disait Dostoïevski. Les hommes se sont trouvés plus intéressants d'être malheureux plutôt que d'être heureux. La béatitude les a ennuyés tout de suite. Mieux valait le souci, l'angoisse, le désespoir - autant de choses qui forcent à aller de l'avant, à construire, à se construire. Et parfois, à faire sortir Dieu de ses gonds, comme Job. Ou comme moi Kierkegaard avec Job. Ou comme moi avec Kierkegaard. Il faut dialoguer avec les grands hommes, ils sont là pour ça. Et dès qu'on écrit, on se retrouve avec eux. « Les prophètes sont nos collègues », me répète souvent Aurora quand je perds courage.

 

raphael juldé,duns scot,pierre damien,the social network,david fincher,liberté,abraham,job

 

En fait, et Kierkegaard est obligé de le reconnaître, l'homme innocent était un homme incomplet. L'homme corrompu est un homme complet. On comprend la colère de Dieu. Comment ? Dieu donne tout à l'homme et l'homme refuse ce tout et va se faire voir ailleurs ? L'homme choisit son quant à soi plutôt que la lumière éternelle ? L'homme préfère se corrompre dans sa petite existence à lui tout seul, au risque de la mort, plutôt que jouir pour l'éternité de la seule vie divine ? Au début, Dieu fulmine et fout raclée sur raclée à l'homme (déluge, Babel, Sodome et Gomorrhe, Pharaon, Dalila) mais il finit par se calmer et décide de comprendre cet homme qu'il a créé et qui l'a fuit. Dieu décide même de se faire homme lui-même pour comprendre l'homme. Alors que l'homme renonce à Dieu, Dieu ne renonce pas à l'homme. Il se fait Fils pour cela. Fils de l'Homme. Là, impossible de ne pas lui tirer son chapeau.

Par l'incarnation, Dieu se révèle en effet  bien plus qu'une loi abstraite ou qu'une organisation sans faille. Dieu est bien autre chose qu'une « raison supérieure ». S'il crée des ordres (de la nature, de la charité, du temps), il fait aussi des miracles qui contreviennent à ses ordres. Dieu se contredit de temps en temps par amour pour nous. Dieu, autrement dit, est ARBITRAIRE. Dieu est l'arbitraire pur - et l'arbitraire pur, c'est le  possible.

C'est Duns Scot qui, le premier, osa ce mot d' « arbitraire » et avec celui-ci rendit à Dieu son scandale et sa folie. Mais c'est Pierre Damien, au XI ème siècle, qui s'éleva,« avec un courage qui nous étonne », précise Chestov, contre la récupération rationnelle de l'Ecriture et la nécessité toute antique d'admettre que Dieu a des limites. Non, Dieu ne peut avoir de limites - y compris dans les lois qu'il a lui-même instituées. Dieu peut changer l'heure et le fonctionnement de son horloge si ça lui chante. Dieu peut rectifier le tir comme on peut rectifier un texte Facebook. Devant Dieu, toute nécessité se révèle un néant. Et Dieu l'a prouvé au moins trois fois : avec Abraham en lui retenant le bras, avec Job en lui rendant ses biens, avec son Fils en le ressuscitant (et sans compter les innombrables miracles que ce dernier a fait, bien entendu...).

Bref, Dieu est arbitraire total, possible total, liberté totale.

« En se décidant à proclamer qu'à Dieu tout est possible, Kierkegaard s'écarta de la grand'route suivie par l'humanité pensante, par l'humanité chrétienne même. »

Le vrai chrétien n'est plus le chevalier de la résignation mais bien le chevalier de la foi, celui qui sait que tout est révélation, miracle, grâce.

Certes, l'homme ne renoncera jamais complètement à la raison et à la vertu. En tous cas, l'homme de nos contrées, celui qui est le produit d'Athènes et de Jérusalem - de la vérité rationnelle et de la vérité révélée. Mais l'homme sentira qu'il n'y a pas que son destin écrit d'avance. Que tout est possible à Dieu - donc, que tout est possible pour lui.

Tiens, demain, c'est le "Printemps républicain"à la Bellevilloise. J'y serai. Comme quoi, à Dieu tout est possible.

 

duns scot, pierre damien

 Rue Boyer, j'y crois pas...

XII - Seuil

$
0
0

pialat,sous le soleil de satan,botticelli,le printemps,anne putiphar,joan roméo

 

XXI - Le mystère de la rédemption.

Donc, le néant (c'est-à-dire la morale) est devenu le maître du monde. Impossible, quoiqu'on fasse, de renoncer à l'éthico-religieux et à la liberté comme choix (lamentable, on l'a vu) entre le bien et le mal. Le néant angoisse l'homme mais l'homme ne peut, et, peut-être, ne veut surmonter cette angoisse et s'y installe. L'homme préfère encore le néant que ce qu'il y a derrière - ou plutôt devant : la liberté, l'amour, le salut.

Le salut, justement, serait renoncer à au néant - c'est-à-dire à la vérité objective (celle qui va de la morale à la science ou le contraire).

« Refuser à la vérité objective le droit de disposer des destinées humaines », insiste Chestov. Se détourner de la vérité objective morale et se retourner vers la vérité subjective divine.

 

dostoïevski,duns scot,dante,anne putiphar,joan romeo

« Dieu, cela signifie que tout est possible. Dieu, cela signifie que ce savoir n'existe pas, auquel aspire si avidement notre raison et vers lequel elle nous entraîne irrésistiblement. Dieu, cela signifie que le mal n'existe pas non plus : seuls existent le Fiat originel et le Valde bonum paradisiaque, devant lesquels fondent et se transforment en fantômes toutes nos vérités basées sur le principe de contradiction, sur celui de la raison suffisante et sur bien d'autres lois encore. »

Pour autant,

« Pas un instant, écrit Kierkegaard, je ne me permettrai l'audace de m'imaginer que si je ne vois aucune issue, c'est donc qu'il n'y en a pas non plus pour Dieu. »

Ce n'est pas parce que ça m'est impossible que ça l'est à Dieu. Bien se mettre ça dans la tête car c'est la seule porte de sortie, le seul bout du tunnel, la seule possibilité que j'aie de sortir de moi.

« La tâche de l'homme, relance Chestov, ne consiste pas à accepter et à réaliser dans la vie les vérités de la raison, [mais au contraire] à disperser par la force de la foi ces vérités. »

Il faut disperser les vérités objectives (non révélées). IL FAUT REVENIR A L'ARBITRAIRE DIVIN - même si l'arbitraire est ce qui répugne le plus aux hommes, croyants comme athées.

« On peut admettre un Dieu qui ne reconnaît pas notre logique ; mais un Dieu qui ne reconnait pas notre morale, autrement dit un Dieu immoral, quelle est la conscience capable de l'accepter ? »

Le chevalier de la foi, précisément. Tertullien. Pierre Damien. Duns Scot. C'est cela, croire.

« Dieu peut faire que ce qui a été ne fût pas, tout comme il peut faire que ce qui a un commencement n'ait pas de fin, ou bénir un désir infiniment passionné pour le fini, bien que selon notre entendement, cela soit aussi absurde, aussi contradictoire que la notion d'un carré rond et que nous soyons obligés de voir ici une impossibilité, tant pour nous que pour le Créateur ».

Le thomisme tentait de tout tenir par les deux bouts. L'existentialisme chrétien lâche prise. Parce que l'existentialisme a vu que si la grâce et la raison ont pu cohabiter un moment, la logique de la raison est de l'emporter sur la première. Au fond, le thomisme aboutit, sans le vouloir, au spinozisme - c'est-à-dire au rationalisme absolu. Chestov est formel :

« Spinoza seul eut le courage de poser et de trancher l'immense et terrible problème élaboré par me le moyen âge : s'il faut choisir entre l'Ecriture et la raison, entre Abraham et Socrate, entre l'arbitraire du Créateur et les vérités éternelles incréées - et il est impossible de ne pas choisir - il faut suivre la raison et remiser la Bible dans un musée. »

Et Spinoza l'emporte : tout est nécessaire, rien n'est arbitraire. Tout est bon et rationnel, rien n'est libre ni sauvable (au sens où l'homme n'est plus à sauver). Tout est expliqué, rien n'est révélé. Tout est Logos, plus rien n'est Lux. Tout est devenu un principe :

« Dieu lui-même se transforma en principe. En d'autres termes, Dieu se laissa tenter, Dieu goûta aux fruits du savoir contre lesquels il avait mis en garde les hommes.... On ne peut aller plus loin : Kierkegaard nous a amenés à reconnaître que CE FUT DIEU ET NON PAS L'HOMME QUI COMMIT LE PECHE ORIGINEL ».

Là, même moi, je n'aurais pas osé ! Dieu, auteur du péché originel !

 

dostoïevski,duns scot,dante,anne putiphar,joan romeo

 

Précisons une dernière fois le point de vue de l'éthico-religieux.

Du point de vue de l'éthico-religieux, Dieu a commis le péché originel.

Du point de vue de l'éthico-religieux, Dieu est coupable comme les hommes.

Du point de vue de l'éthico-religieux, la Bible est à mettre au musée, au grenier - en attendant le pilon.

Du point de vue de l'éthico-religieux, il n'y a ni miséricorde, ni rédemption, ni amour.

Mais du point de vue de l'Amour, l'éthico-religieux est un fake.

Alors certes, on ne pourra jamais y renoncer complètement - mais on pourra le savoir. Et la rédemption, si tant est qu'il y a rédemption, viendra de là. Pour l'heure, on reste au seuil.

Kierkegaard, le penseur du saut religieux n'était-il pas finalement celui du seuil ?

 

Le songe idéologique d'un homme ridicule

$
0
0

 

edouard louis,histoire de la violence,marcel gauchet

 

C’est entendu, Edouard Louis est la tête à claques du moment. Son radicalisme outrancier qui lui fait dire et faire n’importe quoi comme avoir boycotté Marcel Gauchet il y a deux ans, aux « Rendez-vous de l'histoire » de Blois (imaginez Pif Gadget contre Raymond Aron). Son antiracisme stalinien qui lui fait déclarer qu’il trouve plus d’excuses à son agresseur kabyle qui l’a volé, violé et tenté de l’étrangler plutôt qu’à la police forcément « raciste » - sans compter qu’il comprend tout à fait que son agresseur se soit lui-même senti « agressé » par son air de « bourgeois ». Sa complicité mimétique avec son pote Geoffroy de Lagasnerie, auquel le livre est dédié, et avec qui il signa en septembre 2015 un Manifeste pour une contre-offensive intellectuelle et politique et dans lequel les deux compères imposaient sans rire comme principe premier au débat public… le droit de refuser de débattre avec les gens qui ne sont pas d’accord avec vous. Sa volonté de mal écrire au nom du respect de la lutte des classes - mais dans ce cas, pourquoi éviter les fautes d’orthographe (surtout à l’heure actuelle), et même, à quoi bon commettre un roman, et notamment un comme celui-ci qui ne sera jamais lu par la classe qu’il « défend », bien plus « œil pour œil et dent pour dent » qu’il ne se l’imagine, et qui au contraire triomphera auprès des lecteurs de Télérama ?  

Comment on n'en finira jamais en France avec la droite et la gauche.

$
0
0

marcel-gauchet.png

Post publié le 08/10/2014 (à partir d'un entretien de la Revue des deux mondes avec Marcel Gauchet datant d'avril 2008 !!) mais que je remets à l'intention de mes (nouveaux) amis Pierre Balmefrezol, Julien Vergès, et Karine Papillaud sans laquelle nous ne serions rien.

 

Puisque nous sommes à la veille de ces fameux "rendez-vous de l'Histoire" de Blois et qui ont été à l'origine de la polémique grotesque de l'été, dont Pierre Jourde a tout dit dans un article jubilatoire, et même si celle-ci est loin d'être terminée puisque voilà que Médiapart s'en mêle, nous aurions simplement voulu relire un entretien que Marcel Gauchet a accordé à La revue des deux mondes dans son numéro d'avril... 2008 et qui nous semble une excellente introduction à la pensée de celui qui qui est un de nos maîtres. Post qui s'apparente donc à une fiche de lecture destinée à remettre en (première) place quelques idées forces et structurantes, qui n'évite pas les digressions, qui n'en fait qu'à sa tête.

Qu'est-ce que la pensée réactionnaire ?

$
0
0

 Sur TAK

françois miclo,tak,jean-yves pranchère,vincent bouat,bonald,réactionnaire,moderne,classique

 

De Caroline Fourest à Michel Onfray ou de Eric Zemmour à Renaud Camus, tout le monde dénonce ou acclame son retour, mais quelle est le sens réel de la philosophie réactionnaire ? Rien de tel pour le savoir qu’un retour aux sources avec la publication de ce volume de Bonald, magistralement présenté par Jean-Yves Pranchère et Vincent Bouat.

 

Qu’est-ce que la pensée réactionnaire ? A cette angoissante question que s’est posée un jour tout honnête homme, soit pour s’y retrouver, soit pour passer à la guillotine tous ceux qui auraient le malheur de s’y retrouver, on peut d’abord répondre ce qu’elle n’est pas. Et avant toutes choses, rappeler que la pensée réactionnaire n’est pas une pensée qui opposerait la foi à la raison, la lumière des siècles au siècle des Lumières, Dieu à l’homme – ça, ce serait plutôt la pensée moderne.


Quand l'oeil sourit

$
0
0

Sur Causeur

 

cécile baron,françois ferrier,louvre,art,critique

Le Louvre revisité dans un livre élégant et ironique

 

La jolie surprise que voilà ! Le Louvre des ratages. Le guide des croûtes. Le cabinet de curiosités des incongruités esthétiques. Avec en couverture Le bienheureux Ranieri délivre les pauvres d’une prison de Florence, de Sassetta, sorte de saint Superman du XVe siècle volant dans les airs et qui fait un doigt d’honneur (ou un geste de bénédiction, on ne saura jamais) à ses ouailles, Le Louvre insolent donne le ton.

 

Serpent et lait

$
0
0

 

aurora cornu,le genou de claire,littérature,roumanie,zece scurte povestiri

« Ici, je prie le lecteur, s’il y en a un…. »

 

Inoubliable interprète de la romancière roumaine dans Le Genou de Claire, Aurora Cornu, quelques millions d’année en cet an de grâce 2016 (et accessoirement anniversaire "ascensionnel" de mon blog, ouvert il y a tout juste 11 ans), Sagittaire ascendant Scorpion, ayant dans le temps trinqué avec Ulysse, donné un coup de pouce à Œdipe, consolé Antigone, fessé Achille et torché Gilgamesh, se sera reposée au XX ème siècle, ne se contentant d’œuvrer qu’une seule fois dans chaque genre : une participation, donc, au film mythique d’Eric Rohmer ; la réalisation d’un film unique et improbable, Billocation (dont j’ai pu moi-même, et à ses côtés, constaté l’étrange phénomène) ; la construction d’une église autocéphale en Roumanie employant trente-six sœurs et un pope, le monastère Cornu ; l’écriture d’un roman étonnant, Fugue roumaine vers le point C, en lequel son ami de toujours, Jean Parvulesco disait qu’il dissimulait « à chaque page, un parti pris chamanique » ; la composition d’un recueil de poésie, La nuit des abandonnés, qui lui dut d’être citée dans le volume de la Pléiade consacré aux Littératures d’Europe centrale ; et cette année, la publication de ces Dix histoires courtes (Zece scurte povestiri), écrites à la fin des années 90 en anglais et enfin traduites en français par Edith Cottrell. Dix nouvelles bizarres, déconcertantes, parfois insaisissables, quoique terriblement attachantes et qui, encore plus que son roman, rendent compte du génie singulier de cette femme-déesse moins maternante que parturiente, comme elle-même s'est toujours définie, et dont je suis peut-être le dernier accouché.

La première histoire s'intitule Un problème de tétée. Vous imaginez comme je m'y suis précipité.

Le songe idéologique d'un homme ridicule

Epique éthique (à propos de la Bhagavadgita)

$
0
0

 

bhagavadgita,krishna,arjuna,veda,ascèse

Comme Arjuna, j'aurais eu envie, moi aussi, de demander à Krishna :
- Faire la guerre à sa famille est vilain, certes, mais pourquoi dis-tu que le métissage est le mal absolu ? Parce que le métissage, c'est la guerre absolue ? Tiens, donc.

- Pourquoi devrais-je préférer l'Etre aux êtres ? Que m'importe l'absolu de l'Etre ? La neutralité absolu de cet Etre ? C'est  mon être qui m'intéresse. Mon être individuel. Qu’en ai-je à foutre du grand Tout ? Qu’en ai-je à foutre de la sagesse ? C’est la saveur qui me tient en vie, pas la sagesse. Comment ? Il y aurait une saveur de la sagesse. Tiens, donc (bis).

- Qu'entends-tu par « sagesse », alors ? Perso, je préfère le salut à la sagesse comme du reste le divin à l'absolu. Je préfère quelque chose hors de moi plutôt qu’en moi. Je préfère d’ailleurs que ce quelque chose soit quelqu’un. Krishna est quelqu’un, je te l’accorde. Tu marques un point.

- De quel genre de sacrifices parles-tu sans cesse ? Pourquoi, pour qui sacrifier ? Que signifient, encore une fois, les idéaux ascétiques (les vôtres, mille fois pires que les nôtres, soit dit en passant) ?

- Agir sans agir, faire sans faire, vouloir sans vouloir. Laisser agir la nature en soi, laisser le Soi agir en soi. Se laisser aller... non au désir mais au renoncement. L'ascèse, non comme résistance, mais comme lâcher-prise. Voilà qui me parle plus. Et j'adore ton interventionnisme, quand tu dis :

« chaque fois que le Bien perd ses forces et que le Mal en gagne, je me donne l'existence. » (IV-7).

En revanche, j'ai du mal avec ton idée que le Savoir (lequel, d'abord ?) donnerait la félicité. Dans ma culture, Faust a prouvé que non.

- Quelque chose n'est pas claire en toi : absolu et divin se confondent puis s'affrontent. On penche vers l'un (muet et abstrait) puis vers l'autre (incarné et causant), mais on ne sait jamais pour lequel tu penches. Un absolu sans divin m'a toujours semblé fade et étouffe-chrétien. Un peu comme un Etat sans Nation. Une République sans monarque. Une famille monoparentale. Il faut de l’âme et du lait. Serpent et lait, ça te dit quelque chose ?

- Je n'aime pas trop non plus ton« regard égal sur toutes choses », gonflant et neutre, mais j'aime bien ta volonté d' « unité ». Car là je te suis, l'Unité fait la joie (et la joie n'est pas « égale » à la tristesse.) C'est pourquoi plus que d'un regard « égal », j'aurais envie de parler d'un regard « souverain ».

- Enfin, je te le dis comme ça, mais je ne crois pas du tout que le réel se limite à l'Etre. A t’écouter, le réel (le devenir), toujours changeant, provisoire, éphémère, ne vaut pas l’Etre immuable. Mais les êtres sont tout aussi réels que ton putain d'Etre immuable. L'être désirant, ondoyant, féminin est aussi réel, sinon plus, que ton Etre fixe, inoxydable, masculin, d’ailleurs légèrement casse-couilles.

 

Coupables et non coupables (sur Tout est bien qui finit bien.)

$
0
0

 

shakespeare,elijah moshinsky,falstaff,paroles,bertrand,hélène

J’ai déjà dit ici tout le bien que je pensais de l’édition française, si longtemps attendue, en VOSTF, de l’intégrale Shakespeare produite par la BBC au début des années 80,  chef-d’œuvre télévisuel de tous les temps, événement DVD le plus important depuis l'invention du DVD, sept coffrets indispensables que devrait avoir chez lui tout honnête homme, et notamment en cette année 2016 qui fête, comme on sait, le quadricentenaire du plus grand écrivain de tous les temps. Prétexte pour voir et revoir Hamlet ou Othello mais aussi pour découvrir des pièces moins connues, notamment celles de la fin, dites souvent « désenchantées », douces-amères, et en même temps miraculeuses – au sens où soit un miracle intervient (Le conte d’hiver), soit une magie agit (La tempête), soit, et c’est peut-être le cas le plus intéressant, un personnage « supérieur », mystique ou médium, change la situation par sa foi, son amour et son intuition sexuelle.

Ce personnage d’obédience supérieure, à la force destinale unique, à  la volonté érotique sans pareille, c’est l’Hélène de Tout est bien qui finit bien (All’s well that ends well, 1602, BBC 1981), une des pièces les plus étranges, et les plus négligées, de Shakespeare et dont la BBC, via le grand metteur en scène australien, Elijah Moshinsky, a fait sans doute l’un de ses plus beaux téléfilms et que n’aurait pas renié un Peter Greenaway. Intérieurs à la Vermeer, situations à la Rembrandt, personnages à la Rubens, et non pas, mon dieu, pour faire dans le « culturel » mais pour rendre le ton de l’époque – et surtout pour donner une réalité, une beauté et une profondeur à une pièce qui sans cela serait à la limite de l’abstraction ou du proverbe, comme l’annonce son titre à la fois optimiste et inquiétant - et à l'image de cette réplique de la comtesse, la plus fameuse de la pièce :

« Quand j'ai dit "une mère", il m'a semblé que vous ayez vu un serpent.  »

 

Viewing all 529 articles
Browse latest View live